Chapitre 44 : Tu ne viens pas de là-haut
Sous cette canopée meurtrie par les bombardements, la chute du colosse enflammé présageait le retour des prédateurs. La fumée formait un épais brouillard, nauséabond et suffoquant, et Lonka courait à en perdre haleine, pourtant la fatigue et la pollution alentour ne la freinaient point.
Elle gravissait les pentes de racines comme une nouvelle espèce capable de flotter, franchissant sans peine les pentes rocheuses et les racines qui protégeaient la route des camps ennemis.
Le tentacule valide flairait la présence des envahisseurs. Guidée par cette nouvelle conscience, rien ne semblait la détourner du chemin. Qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce qu’il m’arrive ? se demanda-t-elle dans une dernière suspension aérienne.
Elle venait d’achever son escalade.
L’odeur du bois cramé envahissait ses narines. Sur la gauche le terrain montait encore : un bruit de chute d’eau indiquait une cascade à proximité. Lonka se retourna, pensive. La montagne de dense verdure gardée par les Zhivänz semblait à présent hors de portée.
Elle se tourna alors vers son extension chimérique, dont le bec pointait avec conviction le possible domaine des barbares. Que veux-tu ? lui demanda-t-elle en son for intérieur. Mais aucune voix ne vint répondre à son appel. En montant un peu plus, j’aurais sûrement une vue d’ensemble sur leur base, se dit-elle alors en prenant la direction du nord.
Les caquètements des volatiles annoncèrent sa venue.
Des roches blanches jalonnaient le sentier boueux à mesure qu’elle avançait. Les grands troncs laissèrent place à des arbres plus larges et plus espacés. Leur profusion de branches et de feuillages masquait péniblement l’environnement, à la différence des racines entremêlées de bosquets et de troncs plus serrés à sa droite. Lonka jeta alors un œil au petit bras d’eau qui surplombait la cascade.
Sa tension s’accéléra.
Elle s’arrêta brusquement, faisant rouler les petits cailloux sous ses bottines.
Nichée à l’abri d’un dôme naturel, percée de puits de lumière, la petite rivière accueillait des baigneurs.
Lonka s’accroupit. La colère revint tirailler ses entrailles, alors qu’elle apercevait les bourreaux de son peuple barboter gaiement dans l’eau, vulnérables.
Elle avait beau sentir des gouttes de sueur perler et son chemisier suinter, elle ne pouvait quitter cette vision des yeux. Tel un félin, elle se déplaça en marquant la terre de ses quatre pattes, à l’affût de sa proie. L’image de son extension muée en arme lui parût soudainement évidente.
***
Les bras croisés et l’air sévère, Xhilna regardait depuis les abords d’un rocher Kalah et la Stattova se tourner autour, barbotant dans le bras d’eau marquant une escale entre deux cascades.
Son corps nu à peine sorti de la rivière, elle commençait à trouver l’humidité désagréable et le temps long. Pendant que la jeune pucelle admirait la musculature du Deikh, dont seul le buste était émergé, la régente avait l’esprit tourné vers l’accomplissement de la mission.
Cette forêt, aussi reluisante soit-elle, ne lui inspirait rien qui vaille, surtout avec les poussées de fumée suffocante et l’odeur fétide qui rappelaient constamment que des départs de feu n’étaient toujours pas calmés (voire allumés volontairement depuis les camps). Et puis, à quoi servaient deux cents guerriers sans armée à affronter ? En face, ils n’étaient qu’une vingtaine, déjà amputée de moitié et, cette nuit, aucun ne survivrait.
À ses yeux, la tactique avait tout d’un échec en termes de gestion des hommes, mais Kalah, lui, préférait prendre du bon temps à perturber les désirs d’une jeune guerrière. Aussi grande et pulpeuse fut-elle, la Stattova semblait se faire toute petite devant le colosse aux nattes rouges. Xhilna observait avec un début de répulsion le regard jubilatoire de son protégé. Il n’avait aucun intérêt pour les jeunes filles, mais il aimait plaire, parfois à en perdre le sens des priorités :
– Allez ! Assez pour moi, clama la guerrière en se redressant.
Encore mouillée, elle enfila à la hâte son bas de cuir et son haut de toile. La Stattova se retourna, rougie par la gêne, comme si elle avait oublié qu’ils étaient surveillés. Kalah leva les yeux vers elle d’un air songeur.
– Le devoir t’appelle, grande sœur ? demanda-t-il en poussant de la voix pour se faire entendre.
Xhilna feint l’indifférence et se tourna vers la jeune Meid’Dön :
– Toi, tu me suis, tout de suite.
La Stattova se redressa d’un bond. Malgré sa carrure masculine, ses formes généreuses soulevèrent les flots avec grâce. Kalah laissa choir son regard vers sa cambrure, un sourire en coin.
Elle se dirigea vers le rocher où ils avaient laissé leurs habits, mais préféra porter les siens à son épaule en attendant de sécher un peu. « Quant à toi, je te rappelle que ton rôle n’est pas encore d’assurer ta descendance, mais de diriger les troupes, jeune Oberzheim », lança la guerrière revêche une fois la Meid’Dön à ses côtés.
– Le temps d’un bain, le Deikh Nemara saura parfaitement me supplanter, rétorqua-t-il d’un air joueur.
Sans dire mot, Xhilna s’éloigna avec son escorte, laissant Kalah seul, comme rarement il pouvait l’être.
Le grand garçon à la peau mate huma l’air pollué par les relents de fumée et jeta un regard au ciel encore lumineux et doré. Des liserés violets indiquaient la tranquille ascension des ténèbres.
Lorsque la nuit améthyste se poserait sur Suän Or, il serait temps de mettre fin à cette mission. Encore un accomplissement, pensa-t-il en immergeant totalement son corps.
Il resta sous l’eau un bon moment, les yeux grands ouverts pour observer la faune aquatique. L’enfant encore présent en lui s’extasia face aux découvertes de ce nouveau monde.
Bienheureux, il sortit des flots et bomba le torse, son regard portant vers la montagne d’arbres, loin par-delà la cascade.
Soudain, un bruit de branche cassée l’interpella.
Quelques oiseaux s’envolèrent, apeurés par une chose qu’ils n’avaient jamais vue. Kalah fronça les sourcils. Ça venait de la forêt au sud, à l’opposé du chemin que prenaient ses camarades pour rallier le coin d’eau récemment décelé. Le Deikh se recula doucement vers l’amas de rocher dans son dos, le regard tourné vers le pan mystérieux de la forêt. « Malaz ? Est-ce encore une de tes blagues mon gros ? », demanda-t-il tout haut dans un sourire nerveux.
La forêt resta silencieuse.
« Allez mon gros, il n’y a que toi qui... Ah ! À moins que ce soit toi, Hiel ! Tu as retrouvé la trace des anges ?! », s’exclama-t-il avec plus de force dans la voix, brassant l’eau de ses bras. Il voulait cacher son début d’anxiété, mais sa tentative vola en éclat lorsqu’il aperçut des yeux au coin d’un arbre. Il trébucha, faisant claquer l’eau sous ses coudes.
C’étaient des yeux à taille humaine. Seulement, ils étaient rouges. Rouges comme le sang gisant d’une plaie profonde.
Sa gorge se serra à mesure qu’il fixait le monstre. Lui non plus ne détournait pas le regard, rejoint par un bras mécanique qui pointa son extrémité en sa direction. Un Démon ? Il plaqua sa main à la poitrine et ressentit plus fort encore les battements de son cœur. En plissant les yeux, il remarqua la forme du visage menaçant. Des traits plus fins qu’il ne le pensait. C’est... Non, ce n’est pas vrai... C’est elle ?
– Est-ce toi, la fugitive de la Nygön Zön ?! demanda-t-il finalement.
Les yeux rouges s’écarquillèrent un peu plus, puis la fille monstrueuse sortit de derrière son arbre. Elle avançait au ras du sol, prête à bondir sur lui. Il remarqua ses vêtements mondains – Un bas de cuir noble, une jupette blanche, un corset noir et rouge sombre engonçant une chemise échancrée –, encrassés de suie et de sève.
Sortant de derrière sa nuque, un autre bras mécanique pendait jusqu’au sol, éventré.
À mesure qu’elle sortait à la lumière, Kalah se reculait. Un rocher stoppa sa fuite. Le Deikh sentit la peur suinter de ses pores. Dans un sourire qu’il voulait chapardeur, il fixa encore plus son ennemi, espérant qu’un signal de sa présence parvienne jusqu’au radar de Shrïn :
– C’est donc bien toi, n’est-ce pas ?
– Qui êtes-vous ? Comment savez-vous d’où je viens ? demanda-t-elle d’une voix résonnante.
– Qui aurait pu me l’apprendre ? – Devant ces yeux rouges menaçants, Kalah ravala sa salive et se décida à en dire davantage – Je me nomme Kalah Oberzheim, Prince d’Alixen et fils de Sullihzer, conquérant des mers du nord.
Kalah reprit son inspiration, yeux rivés sur la chose humanoïde :
– Ne t’inquiète pas, nous prenons soin de ton frère.
– Où est-il ?! cria-t-elle en s’arrêtant au bord de l’eau.
– Si tu veux que l’on discute, tu ne devrais pas parler si fort, mes compagnons d’armes sont encore dans les parages.
À ces mots, le bras mécanique se dressa plus haut encore et émit un sifflement qui sembla même surprendre sa propriétaire. « Prodigieux », lança Kalah, ses mots dépassant sa pensée.
– Où avez-vous emmené mon frère ?
– As-tu seulement conscience que ce n’est en aucun cas ton frère ?
Elle se figea. « Lui, en tout cas, en a pris conscience. », continua Kalah. Il venait d’atteindre un point sensible chez elle. Son extension chimérique s’affaissa, comme désactivée.
– Co... Comment ça ?
– As-tu seulement conscience de ce que tu es ?
– Je... Les gens pensent que je suis un ange.
Je le pensais aussi...
Éprise de doute, la fille monstrueuse baissa les yeux vers l’eau. Dans le miroir aquatique, elle remarqua avec stupeur l’écrin sanglant de ses pupilles. Elle poussa un cri d’effroi et tomba sur les fesses, abasourdies. « Ne me dit pas que tu ne t’es jamais vu comme ça ? », questionna Kalah, dubitatif. Devant l’absence de réponse, la force du rire contracta son ventre. Il tenta de l’étouffer, en vain.
La fille monstrueuse constata, silencieuse, la moquerie du Deikh.
Une fois son sérieux repris, il jeta un œil aux alentours, puis se décida à sortir de l’eau, dévoilant son corps nu. D’abord absente, elle finit par descendre le regard sur ses attributs, ce qui l’amusa. « Si tu le permets, je vais enfiler une tenue plus adéquate. »
Kalah se retourna et gravit la saillie rocheuse en sortie du petit bassin. Il savait la fille assez décontenancée pour ne pas l’attaquer de dos. Là, au creux des blocs, il avait étendu son pantalon de cuir, son haut de tissu beige, son long manteau à capuche couvrant son collier au joyau de Goyo – Il se demanda pourquoi, contrairement aux dires de Shrïn, l’artefact n’avait cette fois pas d’influence sur la fille monstrueuse –. Ses bottes attendaient plus loin sur la rive, mais son gantelet rugissant était à portée de main. La gueule de roggar en acier pointait son museau derrière le gros caillou.
Le Deikh prit son pantalon et, pendant qu’il s’y glissait, assis sur le roc, il fit discrètement pivoter le canon. Il voulait l’artefact prêt à être empoigné, mais le solide objet glissa et se coucha avec un fracas distinct. Alors, Kalah tourna à nouveau son regard vers la fugitive de la Nygön Zön, feignant que tout ceci soit normal.
Si ses yeux avaient perdu de leur sang, ses sens se remirent en alerte. Le bras mécanique se releva et pointa sa direction.
Un nouveau nuage de fumée s’immisça dans l’écluse et la fille s’avança dans l’eau. « Tu as raison, ajoutons un peu de proximité à cette discussion », exposa Kalah en se relevant fièrement sur le rocher. Il continua à parler de sa voix amadoueuse, serrant les lacets qui ceinturaient son pantalon :
– Tu veux donc savoir ce que tu pourrais être ? – Elle continua d’avancer, s’enfonçant silencieusement dans l’eau – Nous nous sommes trompés sur ton cas, petit démon – Elle s’arrêta, curieuse d’entendre ses explications –. Crois-moi, j’ai vu des anges, du genre de ceux qui descendent du ciel, mais toi, tu ne viens pas de là-haut.
– Je veux savoir où se trouve mon frère, répondit-elle d’un ton sévère, reprenant sa marche entre les courants.
– Les chimères ne devraient pas s’attacher autant à l’espèce humaine.
– Je m’appelle Lonka, je ne suis ni un monstre, ni une chimère. Je ne sais pas de quoi tu parles, mais toi, tu sais où est mon petit frère.
Elle atteignit le parterre rocailleux. Kalah sentit l’anxiété l’habiter une nouvelle fois. Il jeta un œil furtif à son gantelet rugissant, couché de tout son long en contrebas. Il voulait s’en rapprocher, mais manqua de trébucher sur le rebord du rocher. « As-tu peur ? », lui demanda Lonka, l’œil rouge malicieux.
– Je vois que tu prends plaisir à effrayer les pauvres êtres humains que nous sommes, s’esclaffa-t-il. Je... Je dois avouer que tu ne me mets pas des plus à l’aise. Serait-ce un début de romance ?
– Où-est-mon-frère ?!
Lonka se redressa avec vigueur. Pris d’un vent de panique, Kalah fit le pas de trop en arrière et tomba à la renverse. Dans un râle de surprise et de douleur, il percuta le sol. Lonka se précipita au-dessus du bloc pour constater les dégâts. « Cette fois, je t’ai ! », s’exclama Kalah en pointant son arme vers elle. Lonka sortit de gros yeux d’incompréhension, mais son tentacule réagit aussitôt et s’élança vers le Deikh.
Une détonation résonna dans l’écluse. Le tir propulsa Lonka en arrière. À son tour, elle s’écrasa sur un pan de rocher, sa tête percutant la rocaille avec force et fracas.
« Kalah !! », cria Xhilna, de retour avec des renforts.
Le Deikh Oberzheim tourna le regard vers elle, rassuré. Shrïn était présent, muni d’une lance.
La Stattova, son père, son jumeau et d’autres guerriers avaient accouru, tout aussi prêts à en découdre.
Kalah se releva, difficilement.
Une douleur atroce pulsa dans sa hanche et lui arracha un cri de haine. Empoignant son arme avec conviction, il escalada le rocher et tituba jusqu’à la fille monstrueuse. Le tir avait touché le tentacule en premier, désintégrant sa pointe. À présent, elle était désarmée et inconsciente. « Comme je disais, cette fois, je t’ai ! », reprit-il, essoufflé par sa marche pénible.
Il pointa le canon, à bout portant sur la tempe de la fille.
Une flèche transperça l’air, ainsi que son épaule.
Le Deikh beugla en s’effondrant une nouvelle fois. Pris de panique, ses troupes se lancèrent à son secours.
– Que personne ne bouge !!
Le cri menaçant venu de la rive sud stoppa net les Avazen. Un jeune homme blond vêtu d’une armure de milicien sortit des bois, arc en avant. « Il est encore dans mon champ de tir et, à ce que j’ai compris, c’est votre chef adoré. Donc : personne ne bouge », prévint-il d’un ton narquois.
« Raaaah... », Kalah se releva avec encore plus de peine.
La flèche s’était plantée près de son articulation claviculaire, paralysant son bras. Il ne pouvait plus utiliser son arme. « Toi, tu es le petit blondinet du navire de reconnaissance, ça m’étonne que Hiel ne t’ait pas déjà trucidé ». Kalah se tourna alors vers Shrïn et ses sbires, ses yeux noirs de colère questionnant l’échec de ses éclaireurs.
Shrïn soutint son regard d’une prunelle tout aussi sévère.
– Je m’appelle Gojïn et je suis la meilleure sentinelle de tout Suän Or. C’est bien pour ça que je suis là et que vous allez me laisser repartir bien gentiment avec la fille.
– Oh, tu veux donc jouer à ça ?
Gojïn ressentit le danger et banda son arc. « Maintenant ! », cria Xhilna. La seconde flèche fusa, mais Kalah l’esquiva en se jetant à l’eau. La guerrière revêche se mit alors à courir, quand soudain une nouvelle détonation retentit sur la rive nord.
Une légère déflagration émana de derrière les Avazen, qui se retournèrent de concert.
Xhilna bondit sur l’amas de rochers, mais quelque chose vint la faucher aux pieds. La guerrière tomba tête la première sur le bloc en face d’elle, s’ouvrant le front dans un râle de rage. Une ombre se dressa en face d’elle, mais dans un réflexe grégaire, elle la repoussa d’un coup de pied, freiné par la longe d’une lance.
Hormis Shrïn, personne n’avait remarqué la venue d’un nouvel adversaire.
Xhilna se releva pour lui faire face, le sang coulant de son front jusqu’à goutter de son menton. « Toi ? », se demanda-t-elle, abasourdie, reconnaissant la femme qu’elle avait déjà affronté dans le ciel de Suän Or. « Oui, moi. », répondit-elle en prenant position, lankoroi en avant. Son armure n’avait plus rien de blanc, mais elle se tenait encore fièrement devant la menace. Xhilna se précipita alors sur elle, sortant sa lame pour la pourfendre.
Les deux femmes échangèrent coups et parades.
Kalah remonta à la surface, embuant l’eau du sang qui affluait de son épaule.
Gojïn profita de la confusion pour récupérer le corps inerte de Lonka. « Allez, un petit effort ma belle ! », s’exclama-t-il en la soulevant pour la poser sur son épaule. Un gémissement le rassura : elle était toujours vivante.
Kalah voulut rétorquer, mais son attention se détourna vers sa gardienne qui repoussait avec force son adversaire vers le bord de la cascade.
Aveuglée par le sang perlant dans ses yeux, Xhilna commençait cependant à manquer ses offensives habituellement si précises.
La fière milicienne au teint hâlé empoigna sa lankoroi à la verticale et remonta avec force le pommeau sur l’entrejambe de la guerrière. « Xhilna ! Fuis ! », éructa le Deikh Oberzheim. D’un puissant coup de pied retourné à mi-hauteur, son adversaire la fit valdinguer par-delà la cascade avant qu’elle n’ait le temps de prévoir une parade.
La stupeur s’empara du camp avazen.
La milicienne se précipita alors en direction de la rive sud pour rejoindre ses alliés. Shrïn lança son aiguillon dans leur direction, mais le blondinet esquiva. « En avant ! », ordonna-t-il à ses hommes. Cinq des guerriers se précipitèrent dans les courants pour poursuivre les fugitifs. Deux d’entre eux s’arrêtèrent à mi-chemin pour aider Kalah à sortir de l’eau.
Une nouvelle détonation agita la scène. « Non, pas lui aussi ! », fustigea le Deikh Oberzheim : attiré par le flash lumineux qui l’avait propulsé dans l’arène, il remarqua aussitôt la présence d’un nouvel arrivant.
Deön se présenta au bord de la rivière. Ses vêtements étaient en partie carbonisés.
« Je prends la suite », lança-t-il alors que ses camarades sortaient des flots. « Tu peux, maintenant ! », somma la milicienne une fois dans son dos. Le chef d’escouade plongea les mains dans l’eau.
Un dernier fracas retentit jusqu’aux campements.
Tous les Avazen présents dans la rivière s’effondrèrent, leur corps inerte porté par les courants. Les cadavres de poissons remontèrent à la surface pour les accompagner.
Sur son bout de rocher, Kalah haletait, stupéfait. Esseulé avec deux de ses sbires au milieu de cette marre désolée, il ressentait de légères décharges pulser dans ses membres inférieurs.
La capitaine Morgän et Gojïn, qui portait toujours Lonka sur son épaule, secondèrent Deön. Une énergie remuante émanant du sol hérissait les poils et les cheveux. Lonka reprit difficilement ses esprits. « Go...Gojïn ? », demanda-t-elle, encore étourdie. « Ah, bon retour parmi nous ! Tu commençais à être lourde en plus », pouffa ce dernier en la faisant glisser devant lui. Qu’est-ce qu’il vient de se passer ? s’interrogea-t-elle en frottant le sol exalté de ses paumes pour se relever.
– Jeune prince d’Alixen, c’est la dernière chance que je te donne de rejoindre ta colonie et prévenir ton Larj de votre défaite, exposa Deön.
Kalah fulminait. Son regard se baladait entre ses ennemis et la chute d’eau où Xhilna avait disparu. Sur la rive nord, Shrïn et les Avazen restés sur place observèrent la scène, entre crainte et spéculation.
– Si je venais à disparaître ici…
– Ton « pôpa » viendrait mettre notre île à feu et à sang et poursuivrait ton meurtrier jusqu’au bout du monde, je suis au courant, coupa Deön. Et j’ai assez fait d'efforts pour aujourd’hui. Alors je conseille à chacun de rentrer bien gentiment chez lui.
Kalah ravala sa salive et jeta un dernier coup d’œil à son environnement. D’innombrables pensées déferlaient dans sa tête :
– En effet, chacun va aller se reposer pour le moment, accepta-t-il. Toi – Il pointa Deön du doigt –, nous n’avons pas fini de nous raconter nos souvenirs. Toi – Il pointa ensuite la milicienne du doigt –, je te laisserai aux mains des femmes de mon royaume une fois que je t’aurais fait prisonnière. Tu comprendras qu’elles sont bien plus virulentes que nous, les hommes.
– Soit, rétorqua-t-elle, le regard noble et le menton haut.
– Et pour finir, toi – Kalah appuya son mot en pointant Gojïn du doigt –, je me chargerai personnellement de ton cas la prochaine fois que l’on se voit, enfant de putain !
– Comment il sait ça, lui ? questionna Gojïn, souriant et décomplexé.
Kalah tiqua, tout comme Lonka. Deön et la capitaine roulèrent des yeux.
– C’est bon, tu as fini ton caprice ? provoqua Deön dans un sourire narquois.
Kalah lui rendit son sourire vicieux, sans répondre.
« Tu peux courir, tu penses ? », demanda discrètement Gojïn à Lonka. Cette dernière baissa les yeux à ses tentacules pourfendus et inertes. Après un instant d’hésitation, elle hocha finalement la tête.
Les quatre échangèrent un regard, puis s’échappèrent à grandes enjambées par-delà la fumée.
Les Avazen les regardèrent partir, interloqués. Que venait-il juste de se passer ?
Il fallait prendre Suän Or au sérieux.
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