Chapitre 47 : Plus loin sur la Terre Bleue...

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L’aube se levait au-delà de l’Orr Ozfazi.

Vaä volait à la lisière des nuages, où le plus large des panoramas offrait le plus conséquent recueil de détails. Depuis le ciel, les courants de la Terre Bleue poursuivaient leur course vers le sud, longeant les côtes de la Nygön Zön. L’Aènjugger se concentra sur sa destination : le nord-est du continent. Paisibles et majestueuses, ces terres étaient vastes, s’étalant au-delà de l’horizon brumeux. 

En pénétrant le domaine terrestre, l’ange perdit de l’altitude. Les ailes de son juggerha émettaient des éclats scintillants. 

Vaä observa le phénomène, aussi beau que tragique : il le savait, la bête effectuait un de ses derniers vols. « Encore un effort, tu as bien travaillé », le complimenta-t-il. Silencieusement, l’artefact vivant puisa dans ses réserves pour accompagner son maître, un peu plus loin encore. 

 Dans ce que le brouillard, très présent à l’ouest, ne contenait pas, les montagnes se répondaient par l’écho des mille et unes forêts. Le vert clair des vallées se mêlait au vert profond des canopées. Le vert profond des canopées s’entravait des teintes brunes des bandes rocheuses. Et ces teintes brunes foulaient le pied du blanc des plus grands monts. La mer s’immisçait dans les terres par des remontées fluviales. Ainsi, le sud de la Nygön Zön était un espace sauvage, quasiment inexploré. 

 Le soleil prenait de la hauteur, illuminant, au fond, les premières villes des Nations de Nygönta. Du moins, ce qu’il en restait. 

Après avoir été témoin de la désolation sur Walla Fayah, le cœur de Vaä se serra à l’approche de ce pays envahi. Quel sort les Avazen avaient-ils réservé après la soumission de ces peuplades ?

 Les contours du grand mur blanc se dessinaient dans l’est lointain : l’esquisse d’un Navire-Monde inachevé, dont ce large morceau de coque reposait telle une offrande de temps immémoriaux. 

 L’Aènjugger fila sous les courbes du vent, traversa le Duché d’Algatön et ses grandes étendues d’eau chaude ; surplomba le Duché d’Onok et ses collines de roches blanches où les restes de villages s’encastraient, pour, enfin, arriver sur les plaines fertiles de Java.

 Jovoko n’était plus très loin.

Le juggerha avait beau se fatiguer, les esquisses de la capitale apparurent en moins d’une graduation de temps. 

 L’aube avait laissé place à une matinée ensoleillée, porteuse d’espoir.

Les villages se faisaient plus nombreux et, à la surprise de Vaä, ils semblaient encore plein de vie. 

L’ange descendit un peu plus, confirmant cette étrange sensation que rien n’avait changé. Le palais pyramidal trônait au milieu des axes citadins. Il n’avait rien perdu de sa superbe, paré de couleurs vives. 

 Plus loin, derrière les frontières de la cité, un immense char stationnait. Ses chenilles proéminentes, dont la hauteur devait dépasser les trente pieds, semblaient s’enfoncer dans le pâturage. Le bâtiment sur roues, dont les assemblages de baraques et de balistes lui donnaient des airs de château ambulant, avait déformé le terrain sur son passage. C’est donc ça un croiseur terrestre... intriguant, déduisit Vaä 

 Filant au-dessus des rondes d’habitations de la cité, Vaä baissa les yeux et remarqua des gardes avazen à chaque recoin. Cependant, quand des locaux parcouraient les artères de la ville, la plupart ne frémissaient pas en croisant un envahisseur. 

 Alors l’Aènjugger visa le sommet du palais. Là, il trouverait peut-être le nouveau chef de ces lieux, ainsi que des réponses.

***

 Le Meid’Jrol Mol Tepos sondait les gradins. 

Assis sur le trône de l’assemblée, il faisait jouer des petits bâtons de craie entre ses doigts gonflés et craquelés. La poussière blanchâtre se déposait sur sa peau d’un noir profond. Son crâne dégarni, percé d’une couronne de petits cristaux tout autour du front, rayonnait sous les stries solaires qui s’invitaient à travers le dôme végétal. 

 Pour passer le temps, le grand homme se fredonnait une balade, dans sa langue natale, en souvenir des terres de Goyotropia. 

 Il se contait les mémoires de son peuple, autrefois souverain, à présent avazen. Et les paroles annonçaient le jour de la défaite comme l'espoir de la libération. « Sikhulule, sikhulule, oh ilanga. Sikhulule, sikhulule, oh umama...[1] », le vent souffla plus fort dans les gradins. 

Le Meid’Jrol stoppa sa sérénade, se pencha sur le rebord du trône et tourna la tête. Ce qu’il vit manqua de faire bondir son cœur hors de sa poitrine.

Là, au rebord de la grande fenêtre ouverte sur le monde, baigné dans les doux rayons du midi, se tenait un homme ailé. Ses deux appendices, chacun aussi grand que lui, vibraient d’un satin majestueux. L’éclat opalin qu’ils propageaient avait tout du divin. 

 Telles les ailes d’un lépidoptère, les extensions scintillaient.

 L’être en lui-même, en plus d’être longiligne, présentait une peau blanchâtre qui le rendait presque inquiétant. Son pantalon désuet semblait millénaire et son haut brun fendu laissait entrevoir son corps maigre et rigide. Ce n’était pas la première fois que Mol Tepos voyait un être de la sorte. Ils avaient beau ressembler à des humains, leur détail chimérique finissait par ressortir. 

 Le Meid’Jrol n’osait pas le nommer, ni même croire à son existence, pourtant il était juste là, s’avançant vers une tribune de l’amphithéâtre. 

Il l’observa ainsi déambuler dans l’assemblée vide, constater les restes du passé glorieux des Nations de Nygönta, effleurer de la main les vestiges de ce monde archaïque, où un messager des dieux, le No Gata, avait apporté un semblant de diplomatie. 

Une union qui avait duré une dizaine de terravolutions avant de croiser la route des Avazen. 

Le Meid’Jrol savait que le grand être l’avait vu, ou du moins ressenti. L’espace d’un instant, il se demanda si ça avait été une bonne chose de rester perché en haut de ce palais, solitaire. 

Les gardes veillaient dans les étages inférieurs, mais, dans un territoire où les véhicules volants n’étaient pas légion, personne ne se doutait de la venue de cette chose. « Puis-je vous aider ? », questionna l’illustre guerrier de sa voix grave. Le grand être détourna le regard vers lui, puis le salua d’une courbure. Ses ailes se désintégrèrent dans une poussière d’étoiles. Les pétales de lumières s’évanouirent dans son sillage :

 – Je suis rassuré, énonça-t-il.

 Mol Tepos fronça les sourcils, abaissant ses larges arcades sur ses yeux cristallins. Il se décida à se lever du trône et descendit les marches sur lesquelles quelques traces de sang, témoins du massacre du conseil des Duchés, subsistaient encore. La grande cape noire du Meid’Jrol les dissimula dans sa traîne. 

 Une fois en bas des marches, il garda une distance convenable avec le grand être. Il savait que, malgré tout, cette chose humanoïde ne ferait qu’une bouchée de lui si elle le décidait.

 – Est-ce Avaloz qui vous envoie ? demanda-t-il.

 – Je ne suis pas en contact avec Avaloz.

 – Hm... vous êtes donc le gardien des océans du sud ?

 – Je ne suis le gardien de personne, mais un ami m’a enquit de veiller sur ces lieux après son départ.

 – Je veille déjà sur ces lieux, c’est sûrement ce qui doit vous rassurer.

 Le ton faussement confiant du guerrier avazen arracha un début de sourire au grand être. Il inspecta les gradins et perdit aussitôt son expression de joie : ses yeux malades se posèrent sur les nombreuses traces d’hémoglobines. D’une voix cassée, il demanda :

 – Pourquoi ?

 – Par où voulez-vous commencer ?

 – Pourquoi fait-il ça ?

 – Notre seigneur Komm’...

 – Pourquoi Nagavizius fait-il ça ? coupa le grand être.

 Le Meid’Jrol ravala sa salive. Après un temps d’hésitation, son erreur d’appréciation lui parut claire :

 – J’avais oublié que les créatures de votre espèce se côtoyaient entre elles. À vous regarder, il semble que ce vieil ami vous manque.

 – Plus que vous ne le pensez.

 – Et je vous assure qu’il n’a rien à voir là-dedans. Ce sont les règles qui nous ont conduit à ces évènements. Et notre seigneur Kommogus utilise ces règles, comme elles ont été utilisées contre nos terres.

 « Je vois », le grand être s’assit sur le premier rang des gradins. Ses pâles prunelles fixèrent alors le musculeux homme noir. « Mais je ne comprends toujours pas, expliquez-moi le but de cette Croisade ». Le Meid’Jrol Mol Tepos considéra alors la paume de sa main, séchée par des terravolutions de périples sous les vents marins. Lui qui venait du Continent-Monde, il retraça l’histoire de sa famille et la course effrénée des Hommes pour la domination.

– Kommogus souhaite la couronne. Nous souhaitons tous que notre seigneur conquière la couronne, pas pour la domination d’un monde entravé par la surveillance des anges et des démons, mais pour la libération de nos peuples. Trop longtemps, nous avons souffert.

 – Donc vous propagez votre souffrance sur les autres peuples ?

– Nous sommes obligés, vous connaissez les règles. Parfois, pour vaincre, il faut accepter d’apprendre. Et nous avons appris. L’océan du sud était l’endroit parfait pour accomplir notre dessein – Mol Tepos serra le poing –. Comme vous pouvez le constater, je suis totalement contre les exactions du Larj Xoneineim. La seule raison de son commandement, c’est sa connaissance des « îles connectées ». Après avoir mis Nygönta à feu et à sang, il est parti en me laissant ici, loin de ses méthodes, car il sait que je suis le relais de Kommogus et que mon honorable seigneur n’accepterait pas son zèle. Cependant, nous considérons tous qu’il est le mal nécessaire.

 – Je commence à comprendre...

 – Il était nécessaire d’apporter la désolation pour attirer le regard d’Avaloz, continua le Meid’Jrol, mis en confiance par les errements de la créature humanoïde. Car si Avaloz n’intervient pas, l’Empereur ne serait pas mis en difficulté et si tel est le cas, alors Kommogus restera un pion entre ses mains avides. Avaloz perdra sa neutralité, dès que nous percerons les secrets des îles connectées.

 – C’est donc ça... 

– Oui. Faire la guerre ne m’intéresse guère, je préfère construire et assurer la liberté des peuples – Mol Tepos sonda son interlocuteur. Il espérait que ses paroles l’atteignent en son cœur et, par la même occasion, qu’elles assureraient sa sécurité personnelle –. Cependant, j’ai suivi le Larj et je ne l’ai empêché en rien. Il m’a donné pour but de pacifier ces terres après avoir assouvi sa vengeance – Le Meid’Jrol fixa un peu plus le grand être, qui contemplait toujours le décor –. Je pense le faire dans le respect, mais les habitants de Nygönta ont déjà perdu énormément des leurs. Hormis quelques braves survivants, il ne reste que les femmes et les enfants les plus faibles, ainsi que les vieillards qui ne se sont pas révoltés. Il faudra du temps pour qu’ils reprennent le cours des choses. Une nouvelle génération. Nous avons connu la même chose. 

 – Je sais, c’est ainsi qu’un peuple sans terre se construit. 

 – Au prix de celles des autres, en effet. Mais Nygönta ne sera jamais une terre avazen, je vous l’assure. Et, de toute façon, la mission touche bientôt à sa fin.

Ces derniers mots soulevèrent la curiosité du grand être. Il fixa à son tour le Meid’Jrol.

 – Actuellement, le Larj Xoneineim s’apprête à attaquer Suän Or, une île de la Bande Dorée. Peu importe ce qui arrive, ça attirera forcément la flotte d’Avaloz – Le grand être fronça les sourcils. Contrairement au Meid’Jrol, il entendit des bruits de pas se rapprocher –. Moi, comme mon seigneur, espérons que sa course infernale s’arrêtera ici, il en a déjà fait assez pour nous et contre vous. 

 – Dites-moi, vous pensez vraiment que Suän Or est une île ?

 Le Deikh pencha légèrement la tête. Cette question le laissa dubitatif. Le grand être se leva et dit :

 – Il me reste quelque chose à voir ici, je dois m’en aller. Merci de m’avoir éclairé.

Dans la foulée, ses ailes réapparurent dans un bruit de métal qui s’entrechoque. « Attendez, quel est votre nom ? », demanda le Meid’Jrol. Mais dans un battement divin, l’homme ailé décolla du sol et s’envola par l’ouverture du dôme, sans réponse. 

 « Nkosi ![2] », scanda une voix grave et solennelle. 

Lance à la main, un garde apparut de derrière les gradins. « Nkosi, abesifazane ba’Jovoko bayakubuza ![3] », énonça-t-il descendant des tribunes. « Uyafuna ukuzithola ?[4] », demanda-t-il, toujours dans leur langue maternelle. 

 Le Meid’Jrol lui tournait toujours le dos, plongé dans sa contemplation de l’horizon par la large fenêtre d’où la chose s’en était allée – Il hésitait toujours à prononcer sa véritable nature –. Alors le garde, vêtu d’une toge brune sertie de barrettes dorées pour engoncer ses plis, s’approcha au plus près et contourna le large corps de son chef. 

 Il remarqua l’expression tendue de son visage et les perles de sueurs qui gouttaient de son front.

 – Sei... seigneur, va bien seigneur ? questionna-t-il d’un ton peu assuré et inquiet.

 – Ngabona...[5]

 – Ubonile ini ?[6]

 – N’... j’ai... j’ai vu un ange.

[1] Traduction Yotrop – Sikhulule, sikhulule, oh ilanga. Sikhulule, sikhulule, oh umama... : Libère-nous, libère-nous, oh soleil. Libère-nous, libère-nous, oh maman.

[2] Traduction Yotrop – Nkosi ! : Seigneur !

[3] Traduction Yotrop – Nkosi, abesifazane ba’Jovoko bayakubuza ! : Seigneur, les femmes de Jovoko te demandent !

[4] Traduction Yotrop – Uyafuna ukuzithola ? : Voulez-vous les recevoir (trouver) ?

[5] Traduction Yotrop – Ngabona : J’ai vu

[6] Traduction Yotrop – Ubonile ini ? : Qu’as-tu vu ?

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