Chapitre 48 : Prière acceptée
Le cortège de femmes était escorté par cinq gardes avazen qui ne ressemblaient en rien à ceux qui avaient pris la ville lors de l’invasion, vingt-six jours plus tôt. La noirceur de leur peau contrastait avec leur tempérament sage ; la douceur de leur voix troublait la vision de leur origine barbare.
Vêtues de leur plus belle robe blanche échancrée, les neuf femmes se sentaient étrangement protégées.
L’une avait tout perdu. À cause d’eux.
Il ne restait plus qu’une trentaine de marches, larges et craquelées, à gravir.
Cet escalier à degré qui ralliait le haut des tribunes, Jewesha l’avait emprunté d’innombrables fois : il y avait ces grands rassemblements pour fêter l’union des Nations de Nygönta ou consolider la bonne entente des Duchés. Il y avait ces convocations du No Gata pour assister à des représentations de liesses ou des réunions des chefs de Java. Il y avait sa mère, Tamara, représentante de Nyön et Karo, son frère, chef de l’escadron volant.
Tout ceci avait disparu…
L’impression que la vie suivait son cours lui laissait un goût amer dans la bouche. Entourée de ses secondes et de deux autres représentantes des bourgs voisins, elle s’apprêtait à rencontrer un Avazen de haut rang, en tant que nouvelle cheffe de son village.
Depuis le départ des barbares belliqueux, elle avait détaché ses nattes et laissé ses longues mèches blondes s’enfourcher entre elles.
Elle avait compté les passages des trois colosses blancs. Plus de trente jours qu’elle n’avait plus de nouvelles de Jennän, de Jorïs, et de cette créature qu’elle avait éduquée à contrecœur, mais qui finissait décidément par lui manquer : sa fille, Lonka.
Mais elle ne venait pas pour quémander leur présence, elle devait assumer ses nouvelles responsabilités.
Le garde à l’avant se retourna et présenta sa main tendue en disant « Holaï ». Jewesha commençait à décrypter ce langage sauvage. Il leur sommait de prendre une pause.
L’escorte à l’arrêt, le garde gravit les dernières marches et changea autant de langue que de ton pour alerter son maître : « Nkosi, abesifazane ba’Jovoko bayakubuza ! », en l’absence de réponse, il disparut du sommet des marches, mais les deux autres gardes à l’avant du cortège croisèrent leurs lances pour maintenir la discipline du groupe.
L’écho d’une discussion se fit plus lointaine.
Un sifflement mit fin à l’attente et les lances se décroisèrent. « Goèn », scanda un des gardes au dos étrangement cabossé. À entendre ces expressions gutturales, les trois représentantes et leurs servantes espéraient que le chef avazen puisse se faire comprendre autrement qu’avec ce dialecte.
Contrairement à Jewesha, restée à errer dans la capitale de Java, ses deux alter-ego étaient descendues du nord-est pour cette confrontation.
Une fois la dernière marche montée, Jewesha eut un haut-le-cœur. L’amphithéâtre n’avait point changé, toujours baigné dans ces lueurs exaltantes qui filtraient à travers le dôme végétal. Une larme coula sur ses joues lorsqu’elle posa les yeux sur les places normalement allouées à sa famille. Des taches de sang brunes, séchées depuis belle lurette, avaient remplacé les corps. Un flot était prêt à jaillir, mais la femme enfuit ces spasmes d’un revers de manche.
Au centre du domaine, devant le trône où le No Gata avait l’habitude de se poser, le garde échangeait avec un homme robuste à la peau d’un noir plus prononcé. Sa cape longue et obscure, attachée par deux fibules dorées et brodées du même métal, le rendait étonnamment élégant. Cependant, les joyaux scintillants incrustés à même son front ne déguisaient guère sa menace.
Au fur et à mesure qu’elle descendait les marches, Jewesha le reconnut. Il siégeait à bord de ce char, au côté du terrible No Neim, venu témoigner de sa vengeance envers le No Gata. Cette journée funeste où les nations unies de Nygönta disparurent dans le souffle d’un canon.
Il se tenait à présent non loin du trône, comme si le traître devenu dictateur lui avait légué ce droit. L’humiliation était totale.
L’escorte rejoignit le centre et les gardes bloquèrent à nouveau les femmes. « Présentez-vous », ordonna-t-il sur un ton feignant la nonchalance. Les femmes échangèrent quelques regards intimidés, quoiqu’elles fussent rassurées qu’il s’exprime dans la bonne langue.
Le première dame s’avança. De l’âge de feu la splendide Tamara, elle gardait une certaine grâce entre son léger maquillage effaçant quelques-unes de ses rides et ses longs cheveux roux et ondulés. Elle était grande et droite malgré le poids des terravolutions, d’un visage angulaire et d’un regard perçant :
– Yerina, Major Gravazön, cheffe du village de Augön de l’étang. Je viens faire doléance.
« Bien », dit le chef avazen, se tournant vers la deuxième représentante.
Il les regardait dans les yeux, ce qui rendit Jewesha mal à l’aise. Elle se disait que, lorsqu’arriverait son tour, elle aurait du mal à dissimuler son expression meurtrie et colérique.
– Je me nomme aussi Yerina, Yerina de Nyobarda, femme du Major Gonnän, disparu il y a vingt nuits, nouvelle cheffe du village de Nyobarda. Je viens faire doléance.
Un instant de flottement s’installa.
« Et vous ? », absorbée par la mine atterrée de la Major Gonnän, Jewesha ne s’était pas rendu compte que l’Avazen avait posé les yeux sur elle.
Elle racla cette gorge qui la brûlait d’animosité et dit :
– Jewesha Augüs de Bozo, fille de Tamara, feu Major Augüs, sœur de Karo Augüs, chef de l’escadron volant de Java et femme de Jennän de Bozo, chef des explorateurs de Nyön. Ils ont tous disparu et je suis de fait la nouvelle cheffe du village de Nyön. Je viens faire doléance.
Son ton sec et sa longue présentation attira le regard de toutes les personnes présentes.
Le chef avazen la fixa. Jewesha soutint son regard, remarquant le contour cerné et humide de ses yeux. Il venait de suer à grosses gouttes. Avait-il trop chaud ? Ou craignait-il quelque chose ?
Finalement, il baissa les yeux vers les accoutrements nobles de ces dames et chercha ses mots :
– Meid’Jrol Mol Tepos, second du Larj Xoneineim pour la croisade du Nygoceän et conseiller du seigneur de guerre Kommogus – Ses pommettes rentrèrent dans sa mâchoire lorsqu’il avala sa salive. L’annonce de certains mots semblait aussi lui brûler la gorge – Je viens d’une terre qui a subi le même désastre que vous. Lorsque notre seigneur prendra la place de l’Empereur Avazen qui sévit depuis trop longtemps, tous les hommes vivront en paix. – L’escorte de femmes le regarda, interloquée – Cependant, les disparus resteront disparus, ainsi va...
– Non, coupa Jewesha, soulevant une nouvelle fois le regard du Meid’Jrol. Je ne viens pas pour dire que nous sommes passées à autre chose. Les cadavres qui inondent les fleuves et polluent nos eaux de leurs viscères sont nos parents, nos malades et ceux qui vous ont trop tenu tête malgré leur faible condition, mais nos hommes et nos enfants sont encore en vie, quelque part. Mes enfants sont encore en vie, parmi vos rangs d’envahisseurs !
Le silence s’installa.
La perspicacité de la cheffe de Nyön écarquilla les yeux de Mol Tepos. Ce dernier se recula et fit quelques pas de côté, balayant l’escorte d’un regard intrigué.
Jewesha leva le menton un peu plus haut. Aucune paix ne se construisait ainsi, que les Avazen restés sur place soient plus pacifiques ou non.
– Énoncez vos doléances, ordonna alors le chef des occupants sur le même ton sec.
– Que vous nous fournissiez assez de vivres pour tenir la prochaine saison des pluies. Nos hommes qui travaillaient la terre ne sont plus et nos enfants qui n’ont pas été enlevés ne sont pas encore formés, sermonna la Major Gravazön dans un regain d’autorité.
– Que vous nous apportiez des hommes pour aider aux récoltes et à la reconstruction de nos habitats. Vous avez tout détruit, houspilla Yerina de Nyobarda, hoquetant dans une montée de larmes.
– Que vous les rameniez, tous, admonesta Jewesha, dont le dur visage cuivré accueillit les nobles rayons du colosse enflammé.
***
Vaä survolait à basse altitude les immenses étendues boisées du nord-est de la Nygön Zön. Il venait de s’extirper du primo-berceau, s’aventurant dans le terrier des chimères pour récupérer les informations qu’il était venu chercher. À présent, il ciblait le grand mur blanc, où son escale en territoire occupé se conclurait.
Aussi avait-il réduit son allure pour économiser les derniers souffles de son artefact, qui peinait à fournir de l’énergie. Son agonie lancinante ne les emmènerait pas jusqu’à la coque inachevée, mais ses propres ailes devaient être déployées le plus tard possible.
Une paire de lieue plus loin, les ailes du juggerha se mirent à grésiller. Cette fois, Vaä ne contrôlait plus sa hauteur et l’atterrissage allait se faire au beau milieu de cette canopée. L’Aènjugger inspecta les cryptiques lumineuses mais mourantes. « Soit. », conclut-il, acceptant la descente.
Il transperça la frontière végétale et se posa sur la branche d’un arbre millénaire.
Le jour étincelant laissait place à une pénombre vermeille. Les rayons qui n’étaient pas bloqués par la canopée s’infusaient d’éclats colorés selon la teinte des feuillages. Le grand être inspecta les lieux et, de ses sens aiguisés, sonda les présences. Les animaux avaient pour la plupart déserté, laissant les conifères dans leur silence.
Il marcha ainsi une bonne grada, prenant le temps de se promener dans le ventre de ce monde perdu.
Au détour d’un grand tronc, il aperçut les traces destructrices des chars barbares. Le détail de leur course immonde présentait des amas d’écorces, de boue et de faune cadavérique séchée dans la bile et le sang. Une odeur méphitique s’échappait de la nature morte et contrastait avec la beauté vierge des hauteurs.
Un bruit résonna dans la forêt.
Vaä tendit l’oreille. Quelque chose se traînait à deux embranchements de là.
Le grand être bondit d’un arbre à l’autre, défiant les lois de la gravité. Il sentit alors la chose s'affoler. Il sut qu’elle l’observait.
Il contourna finalement le tronc derrière lequel elle tentait de se cacher et tomba nez à nez avec elle.
C’était un humain.
Un homme rabougri et blessé à la jambe. Dans sa traîne, il frottait sur l’écorce la masse de boue dont il s’était enduit. La mélasse recouvrait la totalité de son corps et seuls ses yeux marron clair exorbités et ses longs cheveux noirs et gris s’en dégageaient. Sa lèvre inférieure tremblait alors qu’il se plaquait au tronc comme s’il voulait s’y enfoncer. Il émettait des « non » étouffés en boucle. Il sentait sa dernière heure venir.
Sans dire mot, Vaä s’agenouilla et l’inspecta de plus près.
Cet homme lui était étrangement familier. Sa cheville gauche fracturée et quasiment tronquée – La boue dissimulait l’aspect de la blessure –, pendait sèchement sur le bois. Arpentait-il cette jungle hostile, seul et éclopé, depuis si longtemps ? Il s’était sûrement enduit de boue pour repousser les prédateurs et les insectes, mais il avait dû endurer bien plus pour être encore en vie. Sa volonté lui donnait encore assez d’énergie pour parler et se replier sur lui-même lorsque Vaä tentait de l’approcher.
L’Aènjugger fronça ses fins sourcils et délia les mots qu’il avait en tête :
– Il y a quelques jours de ça, une jeune fille que j’ai recueillie m’a parlé d’un homme. Un homme qui l’a pris dans le creux de ses bras, l’a éduqué et aimé malgré ses différences – L’homme boueux se figea, atterré des premiers mots prononcés par cette voix résonnante et chaleureuse, malgré l’apparence livide de l’individu qui lui faisait face – Avec cet homme, la jeune fille a parcouru le grand ouest de ces terres et fut protégée des famines et des guerres. Cet homme, en plus de tout lui donner, avait les épaules assez solides pour briller dans la civilisation qu’un vieil ami a tenté de mettre en place. Il a fait d’innombrables découvertes et a permis le progrès – Tels des versets touchant son cœur, l’homme boueux se sentit partir. Ses prunelles se teintèrent d’une couche aqueuse –. Mais un jour, des barbares ont attaqué le pays que cet homme avait aidé à mettre en place et il usa de ses dernières forces pour ouvrir la voie à ses enfants. Sa cheville ne résista pas...
L’homme boueux avait totalement perdu son instinct de fuite.
Ses épaules se relâchèrent et sa tête bascula légèrement sur le côté. À bout de force, la bouche entrouverte, il attendait la conclusion de l’histoire. Les larmes qui sortaient de ses yeux se coinçaient dans la vase humide. « Êtes-vous toujours cet homme ? », demanda finalement le grand être.
– Lon... L’... Lonka. Vous avez sauvé... Lonka.
– Vous êtes celui que le destin devait me permettre de rencontrer.
Les larmes inondèrent un peu plus le visage de l’homme boueux. Il leva péniblement les bras vers cet être qu’il croyait être un dernier mirage avant de rendre l’âme. La mélasse qui marquait les contours de son faciès se déforma.
– Co... comment m’avez-vous retrouvé ?
– Je ne vous ai pas retrouvé.
Vaä passa ses bras par-dessus ses épaules et détacha le juggerha dans son dos. Il porta la bestiole mécanisée à sa vue. Les pattes de cette dernière gesticulèrent une dernière fois. Pour un au revoir.
– Cet artefact entre mes mains m’a conduit jusqu’à vous, continua le grand être. Ou plutôt, il a décidé de se poser à vos côtés. Je savais que je poursuivais le tracé de votre échappée depuis que je survolais le primo-berceau de la Nygön Zön, mais je n’avais aucune indication sur votre position...
Vaä déposa la bestiole inanimée dans un creux de la branche.
– C’est... c’est un miracle, souffla l'invalide.
– En effet, mais je vous en dois un autre.
Vaä s’avança au plus près de l’homme boueux.
La main du grand être frôla le corps du blessé et, aussitôt, la mélasse se liquéfia et se dégagea de lui.
– Que... que se passe-t-il ?
Sa combinaison en ressortit la première, désuète et percluse de craquelures. Puis la peau de son visage s'oxygena de nouveau, dévoilant les cernes de l’explorateur chevronné. Enfin, ses bras et ses jambes furent lavés.
La chair à vif, sa cheville gauche était creusée jusqu’à l’os. Les deux pieds présentaient des nécroses, bien que le gauche fût des plus noirs et fripés. À la vue de ces détails, Vaä trouva d’autant plus étonnant que l’homme soit encore en vie.
– Je... je m’appelle Jennän, dit-il comme un remerciement de cette présence cajoleuse.
– Je sais, exposa Vaä. Si vous le pouvez encore, serrez les dents. Cela risque d’être douloureux.
Jennän baissa les yeux vers ses jambes, où le grand être déposa ses mains. Il ne comprit pas ce qui lui arrivait, même lorsqu’une forte pression commença à s’exercer sur ses membres défunts. Le grand être ne bougea point, mais sous ses doigts raffinés, les jambes de Jennän se mirent à vibrer, prises de violents spasmes. « Aaaah ! Vous me faites quoiii ?! », Jennän hurla avant de lever ses yeux livides au ciel. Nauséeux, sa vision se brouilla et la bile remonta le long de son œsophage. Sans le voir, il avait l’impression que ses membres inférieurs se remodelaient.
***
Jennän reprit lentement ses esprits. La sueur qui formait une couche aqueuse sur son visage brûlait la plissure de ses yeux. En les ouvrant, il vit le grand être se tenir devant lui.
– Que... qu’est-ce que vous m’avez fait ?
– Je vous conseille d’attendre un peu, avant de vous relever, prescrit l’être divin.
« Je... je... », balbutia Jennän avant de comprendre, une fois ses yeux dirigés vers ses jambes : les deux membres avaient retrouvé de leur superbe, comme neufs. Il remercia chaleureusement son bienfaiteur en s’extirpant du sol pour l’accoler. De petites tapes sur l’épaule du feu estropié, Vaä accepta sa liesse, avant de préciser :
– Votre fille, Lonka, se trouve actuellement sur Suän Or et les barbares qui vous ont envahi s’apprêtent à faire de même là-bas, si ce n’est pas déjà le cas – Le visage de Jennän se crispa à nouveau – Quant à votre fils, il se trouve très certainement à bord d’un des navires avazen – Affolé, Jennän repoussa le grand être, mais Vaä maintint ses mains sur ses épaules pour le garder en face de lui. Son regard d’incompréhension se mêlait à celui de la peur –. Jennän, tout ira bien.
Vaä relâcha Jennän et inspecta les alentours d’un œil avisé. La forêt restait calme.
– Qu’... qu’allez-vous faire ? demanda l’explorateur, affligé.
Dans un flash de lumière, Vaä déploya ses ailes.
D’abord aveuglé, Jennän admira l’allure fascinante de l’être divin. Ses ailes, une grande surplombant une petite de chaque côté, brillaient de mille et une plumes au satin rayonnant.
Sa peau pâle se craquela de stries bleues. Passée la surprise, Jennän pensa à ces mêmes stries d’un bleu puissant qui tapissaient les murs du berceau.
– Si vous le voulez – Vaä se retourna et visa un trou dans la canopée – Je dirais à vos enfants que vous êtes en vie et que vous allez bien.
– Attendez ! cria Jennän en se jetant au pied de l’ange. Attendez... je... je vous en supplie... stoppez-les... stoppez ces barbares qui apportent le chaos... vous... je vous en prie.
Vaä se retourna une dernière fois vers le père adoptif de Lonka. Son regard solennel s’était embué d’un bleu aussi lumineux que le liquide qui se diffusait dans son corps jusqu’à en fendiller sa peau :
– Prière acceptée.
L’être divin s’envola en une fraction de temps. Un vent fort hérissa les poils de l’explorateur.
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