Chapitre 49 : Grouillants dans le cratère
« J’en peux plus Deön, faisons une pause. Et puis Dän ne va pas tenir longtemps comme ça », Bojän ralentit le pas et posa son coude sur un stalagmite serti de roches au vert éclatant.
Deön, qui transportait le gros sac de vivres donné par les Zhivänz avant de se séparer, se retourna un instant pour le toiser d’une prunelle aussi noire que les hauteurs de la fosse. « Nous nous reposerons quand les Avazen ne seront plus ». Le restant du groupe acquiesça difficilement.
En retrait du groupe, Lonka récupérait de sa fatigue intense, mais une douleur fiévreuse la maintenait dans une faiblesse latente.
– Je pense que nous devrions tout de même faire une pause, proposa la capitaine Irina Morgän. Nous devons inspecter la blessure de Dän.
Ce dernier se trouvait à l’arrière du cortège. Son bras gauche se soutenait à la paroi rocheuse tandis que sa main droite s’accolait à son flanc. Il pressait la plaie qu’Irina et Bojän avaient bouchée avec des feuilles de lianaja[1] trouvées à la lisière des abysses.
– Soyez rapides, répondit sèchement Deön.
Irina déposa sa lankoroi et fit demi-tour pour s’enquérir de l’état du champion de Golèn.
« Abysse émeraude, abysse émeraude, je n’imaginais pas cet endroit aussi puant », rouspéta Gojïn dans son coin. Ses bottines s’enfonçaient dans la vase profonde, disparaissant fréquemment dans cette gadoue nauséabonde. La combinaison donnée l’avant-veille était dans un plus sale état encore que l’ancienne, ce qui avait le don de mettre le milicien Hiegel en rogne. « Raaah, et j’espère que nous-n’al-lons-pas-re-trou-ver ces fichus nids d’insectes !! », houspilla-t-il plus fort en faisant des mouvements de pompe avec sa jambe pour la dégager.
À ces mots, Lonka se souvint de l’aspect des rares bestioles qui erraient ici et ressentit un frisson courir le long de son échine. « Je n’arrive plus à entendre les voix qui nous guident... Cet endroit est angoissant... », souffla-t-elle, ses yeux se baladant d’une paroi à l’autre en recherche d’une quelconque menace.
Passées les premières visions grandioses, tout le monde s’accordait sur l’aspect étouffant de ces dédales de forêts sombres, uniquement éclairés par les amas d’émeraudes accolés aux entrailles des cavernes. Lorsque celles-ci n’étaient pas totalement refermées, la dense canopée maintenait les rayons du soleil en dehors de ces grottes connectées.
Tout ce qu’ils savaient, ce qu’il fallait descendre, encore et encore, jusqu’à atteindre le plancher des abysses.
Les explosions de gozbumz n’avaient cessé qu’à l’aube, indiquant que les Avazen avaient achevé leur route macabre : malgré une nuit de batailles acharnées, les remparts zhivänz avaient tous cédé. Seulement ces fiers guerriers, sauvages mais protecteurs, avaient permis au groupe de Deön de prendre de l’avance.
Le restant de la nuit, ils alternèrent marches rapides et sommeils paradoxaux. Seul le chasseur restait éveillé, infatigable.
Sans l’apport du soleil, le cadran transmis à Gojïn était inutilisable. De plus, la terre meuble gardait la trace de leurs pas, ils espéraient alors que les barbares étaient tout aussi fatigués de leur rude combat et bien trop encombrés de leurs multiples équipements – Un char avazen ne passerait jamais dans certains tunnels trop étroits que l’escouade avait empruntés –.
« Alors ? », Deön s’approcha finalement d’Irina et du milicien blessé pour en savoir davantage. La capitaine venait de retirer le dessous d’armure en tissu noir – Elle dévoila la plastique massive et tracée du grand athlète –, afin d’avoir une vue d’ensemble sur la plaie. Le tir avait transpercé le dessus de la hanche en carbonisant la chair sur son passage. Les feuilles s’étaient coagulées avec du sang qui s’était légèrement écoulé et Irina craignait que l’hémorragie ne soit interne. « Je peux encore marcher et il n’y a pas de retour possible, alors ne vous en faites pas trop pour moi », rassura Dän. Le Milicien prit délicatement la main de sa capitaine pour la retirer de son flanc et se redressa. « Tu es notre digne égérie, primo-milicien Dän Hiegarän », complimenta-t-elle, la mine crispée, en reprenant sa lankoroi.
Face à l’abnégation de Dän, Bojän se sentit la force de poursuivre la route ; Gojïn ne comptait plus se plaindre ; Lonka voulait reprendre le contrôle, à l’image de cet homme, discret jusque-là, mais qui méritait l’admiration de ses pairs.
***
« Lumière en vue et... Oh venez voir, vite ! », tonna Gojïn au détour d’un tunnel. Sa voix lointaine résonnait en échos que les innombrables excroissances d’émeraudes répercutaient.
L’éclaireur du groupe avait pris de l’avance pour vérifier la pertinence du choix de Deön au moment de prendre un embranchement. Ce qu’il découvrit ne le déçut point.
L’escouade partit à sa poursuite et dévala la pente abrupte de gravas contondants et de rochers cisailleurs.
Au fur et à mesure qu’ils s’avançaient dans la déviation en spirale, la lumière du jour se faisait de plus en plus vive et, enfin, ils retrouvèrent le milicien blondinet près d’une embouchure.
« Nom d’un glazon, c’est magnifique ! », déclama Lonka en s’approchant de la fenêtre naturelle.
Il fallait s’habituer aux rayons solaires soudainement abondants, mais le paysage en valait le coup : les scintillements émeraudes inondaient la cuvette de trois lieues de long. Baignés dans la buée dorée du ciel, les arbres se faisaient minuscules aux abords des blocs rocheux. Le cratère de végétation était gigantesque, contournant un mont qui pointait au centre de la zone. De nombreuses excavations perçaient le titanesque stalagmite.
– Tu es sûr que c’est là-bas qu’on se rend, demanda Gojïn en pointant l’excroissance du doigt.
– La base de ce pic se trouve au plancher des abysses, donc oui, le sanctuaire doit se trouver quelque part par-là, exposa Deön.
Le chef d’escouade était sûr de son coup, pour une raison qu’il gardait pour lui : avare en explication, il ne souhaitait pas faire un exposé sur la définition des “satellites”, car ce cratère n’était qu’un gigantesque satellite dissimulé sous la glaise et les arbres.
Le pic au centre en était l’antenne.
Lonka inspectait de son côté les hauteurs du cratère. L’escouade était déjà descendue de moitié dans les profondeurs des abysses. Cependant, une multitude de scintillements attira son regard. L’amas se déplaçait sept cents pieds plus haut, visible à une demi-lieue de leur point d’observation. Lonka plissa les yeux et se concentra.
Lorsqu’elle comprit ce qu’elle regardait, elle se repoussa du bord de la fenêtre et étouffa un cri de panique. « Qu’est-ce que tu as vu ?! », tonna Irina, dont le regard humain ne pouvait discerner aussi bien les détails. Lonka perdit ses mots et préféra s’en remettre à Deön.
Le chef des oiseaux du tonnerre leva les yeux et comprit à son tour.
Un groupe d’Avazen était à leur trousse. Il reconnut le parterre rocailleux qu’ils avaient emprunté quelques gradas plus tôt : c’était un bloc lisse offrant l’un des plus beaux panoramas sur la zone, mais un plancher dangereux où la moindre glissade promettait une chute mortelle dans les fosses en contrebas.
Les Avazen marchaient lentement et prenaient soin de garder l’équilibre. Il y avait des hommes et des femmes minces et élancés munis d’arcs ou d’arbalètes (probablement des éclaireurs) ; il y avait des hommes, et une femme, plus grands et robustes, armées de masses et de glaives ; il y avait aussi un grand homme au crâne rasé, vêtu d’une longue cape brodée de blanc et de noir et pourvu d’une arme que Deön mit du temps à reconnaitre.
– Je viens de comprendre ce qui a causé la blessure de Dän, déduit-il – Le milicien Hiegarän, fesses au plancher et adossé de l’autre côté du tube rocheux, leva les yeux vers lui –. Ce serait juste un peu long à expliquer, vu que vous n’avez pas cette technologie ici.
– J’aimerais savoir ce que vous arrivez à voir, tous les deux, pesta la capitaine Morgän.
– Lonka a vu les Avazen à nos basques et...
Deön se tût en découvrant le reste du cortège. « Et ? », demanda Irina, lassée d’attendre des explications. Deön fronça les sourcils lorsqu’il reconnut des visages familiers : derrière un grand et gros Avazen au visage tuméfié et sordide, trois personnes se traînaient, enchaînées en ligne par les poignets. Erkän et Yaèl, les deux champions restants du Duché de Talèn, entouraient Zoèn – Les Avazen avaient bandé les yeux des deux hommes –. Une esquisse de sourire narquois se dessinait sur les lèvres de Deön.
Ils avaient été lynchés et faits prisonniers. De plus, la pauvre Zoèn semblait transporter une énorme besace dans son dos.
– ...Et disons qu’ils ne viennent pas les mains vides, conclut Deön en se tournant vers la capitaine.
– Je n’aime pas ce sourire, répondit-elle en croisant les bras. Ils ont de nouvelles armes.
– Exactement ! Quelle perspicacité – Irina roula des yeux et reprit sa marche, suivie de Gojïn. Deön se tourna ensuite vers Lonka – Ne t’inquiète pas, leur astuce vieille comme le monde ne prendra pas sur nous. En revanche, tiens-toi tranquille, veux-tu bien.
Le chasseur lança un sourire faux à la fille, dont les tentacules pendants et tronqués recommencèrent à tâcher le sol de leur bile orangée.
Lonka baissa les yeux, refrénant son haut-le-cœur à la douleur qui pulsait sur sa nuque. Ça va, j’ai compris... j’en ai marre d’être la faiblarde du groupe, pensa-t-elle. Son regard triste se mélangeait à de la colère.
« Heu, les gars... Nous sommes attendus, j’ai l’impression », pantela Gojïn en tête du cortège.
Le reste de l’escouade se détourna de la fenêtre dans un vent de panique et Lonka ne put s’empêcher de lâcher un cri en découvrant la raison de l’effroi général.
Un insecte gros comme le poing slalomait entre les membres du groupe de ses six pattes longues, crochues et velus. Ses mandibules acérées faisaient deux fois la taille de sa tête et, au bout de son abdomen translucide, un dard suintant d’une sève abjecte se recourbait vers le haut. L’immondice donnait l’impression qu’elle pouvait bondir sur un des humains à tout moment, mais elle continua sa route.
– C’était quoi, ça ?! hurla Lonka.
– Aucune idée, mais c’est un gros insecte en tout cas, s’esclaffa Gojïn pour faire baisser sa subite tension.
– ‘Connais pas non plus, objecta Deön en continuant sa marche.
L’escouade reprit à peine son souffle qu’une bonne dizaine de ses congénères sortirent de l’ombre. Semblant fuir quelque chose, ils prenaient la même direction. L’un d’eux passa entre les jambes de Lonka, qui se tétanisa.
– Je... déteste... vraiment les insectes ! fustigea-t-elle d’une voix tremblante, le souffle haletant.
– Ceux-là ont une sale gueule en plus ! s’exclama le milicien Biaz, bien plus curieux que sa comparse.
– Heu, les gars, c’est plutôt celui-là qui est... oh maman ! résonna la voix de Gojïn.
La capitaine Morgän et le milicien Hiegel rebroussèrent aussitôt chemin. À reculons, Irina pointa sa lankoroi vers la menace et tira. La bête se dressa dans un cri rageur, similaire à un hululement perturbé de vibrations, et ses contours imposants se dévoilèrent à la lumière.
Dressé sur un quart de son corps, le monstre faisait la hauteur de Dän, et ces mille et unes pattes se traînaient dans sa foulée en proférant des cliquetis agressifs. Le bout de sa cuirasse grimée de roches, où quelques émeraudes avaient élu domicile, présentait une tête immense et plate faite d’un œil unique et de quatre mandibules de la longueur d’un bras. Le tir de la lankoroi s’était échoué sur un de ses segments ventraux, à peine enfoncé dans la chair molle de l’insecte géant.
– Je comprends pourquoi nous n’avons pas croisé beaucoup de formes de vie dans ses grottes, dit Deön.
– À mon humble avis, ce sont les supers prédateurs du coin, compléta Irina, tirant de nouveau sur la bête.
Le monstre se dressa plus haut encore, prêt à s’élancer.
Précédée d’un flash lumineux, une flèche fusa et perça l’œil du cyclope dans une gerbe verdâtre. La bile gicla jusqu’à l’armure de Gojïn. « Oh mais bordel !! Pourquoi toujours moi ?! ».
Le prédateur s’effondra.
Deön rangea l’arc de petite armature dans le sac de voyage. Une flèche d’ivory avait suffi. Il s’avança vers son gibier, son rire railleur s’élevant dans la caverne. Le chef d’escouade dépassa Gojïn et Irina, qui restèrent abasourdis, et se posa à côté de la tête du monstre. « Ahahah ! », son fou rire s’intensifia. De sa botte boueuse, il frappa l’exosquelette qui ne donnait plus aucun signe de vie et dit :
– Vous auriez vu vos têtes, je crois que vous n’êtes vraiment pas prêts. Ahahah...
– Prêts pour ? demanda Bojän, qui l’avait suivi avant de s’arrêter aux côtés de son ami et de son capitaine.
Lonka, en retrait, restait pétrifiée, malgré la main encourageante de Dän sur son épaule.
– Mais pour le berceau pardi ! Si un petit insecte comme celui-ci vous fait trembler, je risque de vraiment bien rigoler lorsque nous allons rencontrer les Hantz. Ahahah ! Allez, on dégage d’ici avant que je m’étouffe dans mon propre rire.
Les mots de Deön résonnèrent dans la tête de Lonka. Un flash de mémoire lui revint aussitôt, tel un mirage plus vrai que nature : les Hantz étaient des chimères bien plus terrifiantes que cet insecte. Elle n’était pas prête à les retrouver. Pourtant, l’escouade se dirigeait vers leur nid.
« Allez Lonka, on y va », dit Dän d’une voix douce, entre deux toux douloureuses.
Elle sortit de son songe morbide et ses jambes se remirent à marcher, à son insu. Au fond de ses entrailles, elle venait de comprendre dans quoi elle avait accepté de s’embarquer.
[1] Lianaja(s) : cf. Glossaire/FloreRoches. Un arbre poussant dans les régions forestières denses, au climat exotique. Le bout de ses branches sont tombantes et ses feuilles poussent telles des lianes, avec des rangées de pétales le long d’un rhizome souple. Ses pétales ont des vertus thérapeutiques.
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