Chapitre 51 : Des cales à la poupe

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« Arrêtez-vous !! Si vous continuez vous allez tomber à la mer !! », fustigea Hanän en voyant les deux esclaves avancer au ras de la ligne de flottaison. 

 Le jeune humarion leva les yeux un instant vers elle avant de suivre son complice, corps plaqués le long de la paroi oblique, pieds sur un fin rebord de ferraille. La large plaque métallique reliait deux embouchures et colmatait le bois usé de la coque. « Si je vous attrape, je vous saigne !! ». 

 Hanän attacha à la hâte une corde rêche et ondulée autour de sa taille – Elle était assez longue pour descendre jusqu’aux vagues, quarante pieds en contrebas – puis passa par-dessus bord. Poignards en main, la guerrière coulissa en rappel le long de la coque, plantant les lames dans les fissures du bois pour se stabiliser.

 Soudain, un bruit grave et puissant annonça le mouvement de l’arche. Hanän se colla à la coque et en détacha le buste pour observer la rotation du colosse marin. Ce dernier pivotait lourdement, proue vers l’est comme l’avait commandé le Larj Xoneineim. 

 Les trois arches de la première ligne de front, entourées de leurs croiseurs et navires plus légers, débutaient aussi leur avancée. Les remous marins s’intensifièrent.

 Il ne restait guère de temps avant que les premiers obus ne fusent. 

 Hanän suait, autant par l’effort physique que par l’angoisse. Face à l’irritation de Xhilna, elle avait préféré ne pas répondre et se concentrer sur son objectif. Elle descendit avec plus de précaution alors que les évadés, robustes, agiles et déterminés, prenaient tous les risques pour traverser la ligne horizontale le plus rapidement possible. 

 « Hanän !!! », éructa la voix du Deikh Kalah Oberzheim à travers la cryptoradio harnachée à sa ceinture. La pression manqua de la faire tressaillir au moment de poser le pied sur la plaque. Et, dans un mouvement de panique, elle laissa échapper un poignard qui se décrocha de sa prise. L’ustensile tomba à la mer.

 La dernière fois qu’elle fut témoin de l’emportement du Deikh contre un subordonné, la scène s’était transformée en bain de sang. Un frisson glacial parcourut son échine et la pétrifia. Les plis de son visage se crispèrent. Elle se força à garder le silence, incapable de prédire le sort qui lui serait réservé pour son manque de prévenance.

 À l’autre bout de la plaque de ferraille, les fugitifs avaient atteint une rangée de fenêtres. L’humarion entra le premier dans une des ouvertures. « Non, revenez !! », cria-t-elle.

 Avant d’entrer à son tour, le deuxième évadé la toisa d’un regard enjoué et la salua.

***

Jorïs et Blekk traversèrent à genou les banquettes en bois dur et se glissèrent dans la coursie.

 – Quel est cet endroit ? demanda Jorïs à voix basse

 – Celui auquel nous étions promis si ce navire voguait à l’ancienne, exposa Blekk d’un ton plus confiant.

 – Tu peux être plus explicite ?

– En gros, j’ai l’impression que c’est l’une des fameuses geôles où l’on faisait ramer les esclaves, mais elles n’ont plus l’air de servir.

Devant l’air hébété de Jorïs, Blekk lui exposa de sa main brandie les détails du lieu. Des rames, longues comme dix hommes mis bout à bout, étaient entreposées sur de hautes échasses qui prenaient la poussière. Les résidus virevoltaient à travers les raies de lumières invités par les ouvertures et s’engouffraient dans la bouche des fugitifs. Après la toux, un goût pâteux restait sur leur palais. 

Entre les rangées de grands bancs et les fourre-tout de cordes et de pagaies s’échelonnant jusqu’au plafond, ce niveau de la cale était exigu.  

– Je ne comprends pas tout, mais d’accord, conclut Jorïs à la vue de cette somme d’objets qui lui étaient inconnus. Maintenant, on fait quoi ?

– On improvise, comme depuis ce matin – Blekk inspecta les lieux avec plus d’attention –. Ça a l’air vide, nous avons peut-être le temps de trouver des équipements.

 – Mais p’...

– Pour se faire passer pour des Avazen, coupa le jeune homme à la mâchoire proéminente. Je pense que notre poursuivante a prévenu les gardes. Lorsqu’ils débarqueront, tenons-nous prêt à les mettre hors d’état de nuire.

 – Ça, je sais faire.

 Blekk sourit, puis grimpa sur l’un des échafaudages et palpa les rames. « Faudra quand même que tu m’expliques un jour comment tu sais tout ça. », grommela Jorïs, qui se sentait démuni en connaissances du monde marin. D’un violent écrasement de pied, Blekk fendit une des oblongues tiges de bois. 

 – Parfait ! Aide-moi à la descendre ! s’enthousiasma-t-il en s’emparant du bout le moins long.

 Il le fit coulisser jusqu’à son compagnon de fuite et souleva l’autre bord pour le balancer hors de l’étagère. « Ola, mais fais att’... », Jorïs n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’une forte détonation résonna. L’onde de choc fit vibrer la cale. Les deux fugitifs perdirent l’équilibre. 

 D’une pirouette, Blekk se réceptionna sur la coursie.

 Une autre détonation et des hurlements retentirent.

 – Mince, ça a déjà commencé ! s’exclama Blekk.

 Jorïs sauta sur un banc et accourut à la fenêtre. Il passa la tête au travers et observa la scène : deux grandes caravelles faisaient face aux arches et tiraient une première salve de projectiles. L’un d’eux traversa le couloir d’eau entre deux des mastodontes marins, passa par-dessus les navires plus petits et s’écrasa dans les vagues remuant près de la Berosswald. La torpille explosa sous l’eau, faisant jaillir un geyser qui manqua d’éclabousser Jorïs. Ce dernier se rétracta à la hâte puis, passée la frayeur, sortit de nouveau la tête par la meurtrière. 

 Des archers s’échangeaient des jets de flèches entre caravelles et croiseurs. Les barbares à bord de ces derniers armaient ce qui ressemblaient à de gigantesques arbalètes avec des harpons massifs. « Nom d’un glazon ! », en tournant la tête, Jorïs remarqua qu’Hanän escaladait la coque de l’arche en s’aidant de sa corde pour remonter à bord. 

 – Elle repart ! On a réussi, s’enthousiasma Jorïs en se détournant vers son ami. 

 – Jorïs, aide-moi à ramasser la rame, vite ! Ils vont arriver ! s’exclama ce dernier sans lui prêter attention.

 Concentré sur ce qu’il se passait à l’extérieur, Jorïs n’avait pas fait attention non plus aux bruits de pas qui se pressaient au niveau supérieur. « Écoute d’où ils arrivent, on va passer par là après », exposa Blekk, rejoint par son ami. Le Bouseux avait du mal à dissimuler son excitation.

 – Allez, on soulève !

 Les deux fuyards soulevèrent le long bout de bois lustré et le firent pivoter pour aiguiller la partie pointue vers l’avant – Il pesait plus lourd que ce qu’ils pensaient, mais ils ne rechignaient pas à l’effort –. Jorïs étouffa un cri lorsqu’une écharde, contondante comme une pointe d’épée, se planta dans la partie molle sous son pouce. « J’espère que ça va marcher ton plan ! », fustigea-t-il en observant sa blessure – Le sang s’écoulait autour du bois arraché et incrusté dans sa paume –.

 Alors qu’un bruit de serrure résonna sur la porte à double battant au fond de la coursie, Blekk et Jorïs se mirent à courir. Ils présentèrent leur arme tel un bélier, décidés à forcer le passage. « Holaï », tonna une voix paniquée dans l’instant où les battants s’écartèrent. Les deux fugitifs accélérèrent et crièrent de concert en voyant les premiers visages avazen. 

 Ils étaient trois, en tunique de combat et casqués. 

 Le premier d’entre eux se fit empaler par la rame fendue. La multiplication des détonations couvrit les râles de rage et d’agonie, mais ni une ni deux, le barbare à sa droite se jeta sur les fugitifs, glaive en avant.

 Jorïs lâcha aussitôt la prise et se jeta dans la mêlée, esquivant la lame d’une parade instinctive. Le robuste assaillant répliqua d’un coup circulaire, mais Jorïs le bloqua aussitôt en plaquant son épaule dans le creux du bras armé. Il empoigna à son tour la fusée et se débattit de toutes ses forces pour l’arracher aux mains du barbare. Blekk le secondait en empêchant l’autre agresseur de se joindre à l’affrontement. Il pivotait avec la rame pour le bloquer dans l’entrée. Ce dernier tenta de passer au-dessus puis en dessous, mais le Bouseux suivait ses mouvements en levant ou abaissant sa longe. À l’autre bout, le garde perforé à l’abdomen délivrait ses derniers gémissements.

 « Slup’nio !! », gronda l’adversaire de Jorïs. « Je ne comprends pas ta langue », rétorqua ce dernier en écrasant violemment son pied comme si c’était une rame usée. Le garde leva la tête et hurla. Dans un mouvement de survie, Jorïs lâcha la poigne et enfonça l’écharde coincée dans sa paume dans la jugulaire de l’adversaire. Ce dernier hurla de plus belle, enjoint par Jorïs, qui ficha un peu plus le bout de bois dans le creux de sa main avant de se l’arracher. 

 Le sang coulait de plus en plus vite et le barbare perdait de ses forces. « Banaa !! », gueula son compatriote encore vivant. Il tenta de repousser la rame de Blekk, en vain, puis fit le tour de son compagnon éventré, mais glissa sur la mare rouge écoulée de la bedaine béante. 

 L’assaillant de Jorïs fit tomber le glaive et s’effondra à son tour. Il se tenait à présent sa jugulaire perforée et hoquetait de douleur. Jorïs s’enquit de l’arme et enjamba sa victime. Il se présenta devant le dernier garde, qui leva un bras de supplication en sa direction. Sans l’once d’une réflexion, Jorïs se jeta sur lui et le frappa de son tranchant. 

 Le sang gicla sur sa fine chemise de tissu bruni. 

 Blekk observa la scène bouche grande ouverte, abasourdi. Lorsque Jorïs finit de s’acharner, le Bouseux laissa tomber sa rame, le rejoignit et posa une main sur son épaule en disant :

 – Je pense que c’est bon – Jorïs se releva et essuya les gouttes rougeâtres qui perlaient sur son visage –. Eh beh, je préfère être ton ami que ton ennemi.

 – Et je fais tout pour protéger mes amis et ma famille, exposa Jorïs entre deux reprises de souffle, contemplant la dépouille dévisagée du garde avazen.

 Jorïs déchira son haut et entoura sa main entaillée pour stopper l’hémorragie. « Et maintenant ? », demanda-t-il en inspectant les embranchements qui s’offraient à eux – Un corridor soutenu par les carlingues reliait d’autres cales à rameurs, tandis que des escaliers en colimaçon menaient aux étages supérieurs –.

 Un râle dans leur dos les coupa dans leur discussion. Ils se retournèrent et constatèrent que le barbare blessé au cou était encore en vie. Blekk s’approcha de lui, le contourna et s’agenouilla pour se placer en face de ses yeux livides. Jorïs se tourna et, débout les bras croisés, toisa sa victime. 

 – Excusez-nous pour le dérangement, mais maintenant que vous n’avez plus besoin de vos accoutrements, mon ami et moi allons vous les emprunter, s’enorgueillit le Bouseux.

 Le barbare souffla et cracha du sang, regardant ses bourreaux avec un mélange de haine et de peine dans le regard. Puis il s’éteint. 

 « Choisis ta tenue Jorïs, moi je prends celle-là », Blekk manipula le mort pour lui retirer son bas de cuir et sa tunique tachée de sang. Jorïs observa les manœuvres de son alter-ego et en fit de même avec le barbare sur lequel il s’était déchaîné. 

 Ils récupérèrent casques et glaives. « Vu que tu as l’air d’aimer te battre, voici un supplément », Blekk lança la petite épée restante et Jorïs l’attrapa de sa main libre. À présent équipé et armé de deux lames, il se sentait prêt à affronter n’importe quel adversaire. 

 – Maintenant, on remonte, exposa Blekk en prenant le premier escalier.

 – Qu’as-tu en tête ? interrogea Jorïs en suivant ses enjambées.

 – Cette arche est en train de se déplacer et vu que nous ne sommes pas les bienvenus à bord, il serait bon de s’embarquer sur un autre navire.

 – Mais il y a des barbares sur tous les navires !

 – Et alors ? Ils ne remettent pas nos têtes, surtout que maintenant nous sommes habillés comme eux.

 Jorïs baissa les yeux à son accoutrement. Le tissu était encore mouillé par le sang frais. Il était persuadé que ça finirait par soulever des questions. De toute façon, il y répondrait par les armes. 

 En haut des escaliers, un autre long corridor les attendait. Au fond, une troupe de trois gardes accourait en renfort. « Marche normalement et laisse-moi faire », ordonna Blekk en voyant Jorïs serrer ses glaives. Malgré l’assurance de sa voix, le Bouseux avait les yeux exorbités et serrait tout autant sa lame. « Zono valèn sfazuliz ?![1] », demanda avec vigueur le garde en tête de cortège. « Tottètz, nygzono ![2] », s’exclama Blekk, fixant l’autre bout du couloir, menton levé, au moment de les croiser. 

 Les gardes pressèrent le pas vers les escaliers, laissant Blekk et Jorïs poursuivre leur trajet. Ce dernier se retourna pour constater de leur réussite et, l’air hagard, demanda :

 – Vous vous êtes dit quoi ? 

 – Ils nous ont demandé « où sont les fuyards » ; j’ai répondu « morts, en bas » ; maintenant je pense que l’on va courir car ils vont vite se rendre compte de notre supercherie.

 Jorïs ne se fit pas prier.

 Les deux fugitifs grimpèrent les étages qui semblaient se succéder sans fin. Ils croisèrent deux nouvelles troupes et, pour justifier leur fuite, Blekk leur expliqua qu’ils avaient reçu des ordres du Deikh. 

 Ils coururent encore plus vite lorsqu’ils virent des gardes, croisés plus tôt, revenir à grandes enjambées. La course des Avazen qu’ils avaient trompés, à présent lancés à leur poursuite, se faisait entendre : le bois des cales tremblait, tandis qu’une gronde prévenait de la supercherie. 

 La lumière du jour se présenta à la sortie des cales. Ils se trouvèrent sur le pont, du côté de la poupe, et constatèrent avec effroi que l’arche était sur le point de se séparer du peloton.

 Des ombres passèrent au-dessus de leur tête et, avant qu’ils n’aient le temps de comprendre, un projectile explosa sur le plancher, projetant le corps de guerriers avazen non loin d’eux. 

 En remarquant l’avancée de la Berosswald, l’escadron volant de l’archipel aux nuages dorés avait lancé son assaut. Tous les barbares présents sur l’immense plateforme, engoncée entre le dernier mât et les habitations montées en escalier, étaient concentrés à esquiver les offensives aériennes des chariots volants. Jorïs n’en revenait pas ses yeux, tournant sur lui-même pour observer les mouvements de ces combattants des airs. Il y ressentait l’âme de son oncle Karo. Il sentit un regain d’énergie affluer. « Jorïs, on n’a pas le temps », Blekk le prit par le bras et l’emmena dans sa course vers une bordure du vaisseau. 

 Hanän et un groupe de six gardes jaillirent du balcon d’un bâtiment et sautèrent au plancher, sans hésitation. Les barbares floués sortirent des cales et aidèrent la guerrière à encercler les fugitifs quand soudain, un chariot volant, embroché par un harpon qu’on avait tiré depuis un toit, s’effondra sur le pont. 

 Jorïs n’eut pas le temps de voir ses passagers que le navire se désintégra dans une puissante et tonitruante déflagration.

 La majorité de l’équipage fut projetée par le souffle. 

 Sonné, la vue floue, suffoquant et fiévreux, Jorïs se releva difficilement. Des voix résonnèrent dans sa tête par écho avant qu’il ne reconnaisse celle de Blekk :

 – Allez, reviens à toi, c’est notre chance !

 Déboussolé, Jorïs se demanda combien de temps était passé entre l’explosion et son retour à la conscience, mais Blekk le tira sans ménagement vers une bordure. En face d’eux, les barbares qui se faisaient canarder par des projectiles en tout genre reprenaient tant bien que mal leurs esprits. « Hanän, rattrape-les !!! », tonna une voix puissante qui semblait s’approcher. Affolé, Jorïs força sur ses yeux pour recouvrir sa vision et inspecta à la hâte les alentours, mais un violent coup de pied le fit valdinguer de nouveau.

 La silhouette flou d’Hanän répliquait aux tentatives de défense de Blekk. Jorïs comprit rapidement que la femme prenait le dessus, alors que de nombreuses ombres se rapprochaient.

 Une autre carcasse de chariot volant s’écrasa, cognant le mât avant d'éclater en morceau dans un bruit sourd et un flash aveuglant. 

 Le désespoir brillait sous le colosse enflammé.  

 « Sachant ce qu’il compte vous faire, je ne peux pas... », cette fois, c’était une voix féminine que Jorïs entendit. Elle s’éloignait dans sa conscience. « Quelle sotte je fais ! », une masse souleva le corps alourdi du jeune homme.

 Il se sentit basculer, chuter et accélérer.

 Puis il heurta un manteau aqueux, s’engourdit dans une sensation de froid et de mort. Que m’arrive-t-il ?! Je ne respire plus ! Putain, Lonka, sauve-moi !

[1] Traduction Dikkèn – « Zono valèn sfazuliz ?! : Où sont partis les fugitifs ?!

[2] Traduction Dikkèn – Tottètz, nygzono ! : Morts, en bas (ils gisent en bas) !

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