Chapitre 52 : Le grand méchant barbare
– Qu’as-tu fait... ?
– Ils ont mis fin à leur jour en sautant à l’eau, je suis navré, mon Deikh...
– Non, ce n’est pas ce que j’ai vu.
Kalah se tenait debout devant la bordure du navire, tête baissée vers la mer. Son bras gauche en écharpe, le droit, ballant, tenait son arme fétiche. Il regardait les remous capricieux de l’océan où sa proie avait décidé d’y trouver le salut.
Ses gardes l’observaient avec crainte : le haut gradé semblait désespéré et personne ne savait comment il allait réagir.
« J’ai tout tenté pour le rattraper, mais le jeune humarion était secondé par un garçon que j’ai sous-estimé... », Hanän se tenait à côté de lui et, les yeux plongés dans l’océan capricieux, elle n’osait pas le regarder. Elle se demandait encore ce qui lui était passé par la tête, elle qui les tenait en joug avant de les aider à passer par-dessus bord. À moins qu’ils ne sachent nager, mourir noyé serait plus doux que finir entre les mains de l’enfant terrible d’Alixen.
Seulement, Kalah avait tout vu, et Hanän sentait que ses explications ne la sauveraient pas.
– Pourquoi les as-tu aidés à s’enfuir ?
Les gardes s’approchèrent. La guerrière de Doa se tourna vers eux. L’espace d’un instant, elle se demanda s’ils s’apprêtaient à dégainer leur lame pour l’occire ou, dans un geste de mutinerie, pour la protéger. Kalah n’y prêtait même pas attention.
L’ombre d’un chariot volant passa au-dessus d’eux et se délesta d’un imposant boulet. L’obus percuta la queue de proue, rebondit et perfora le plancher avec fracas.
Le voilier des airs vira de bord et partit en direction de l’île.
Hanän tourna la tête vers l’offensif, espérant qu’elle attise l’attention du Deikh, mais lorsqu’elle se retourna vers lui, c’était elle qu’il regardait.
L’expression de son visage était fermée, son regard noir et perçant. « Je n’aime pas me répéter », Les creux où ses yeux étaient incrustés se froncèrent. Ses prunelles formaient des demi-lunes.
– S’il m’arrive le moindre supplice, le Deikh Shrïn Nemara ne te le pardonnera jamais ! fustigea Hanän en pointant son supérieur du doigt
Par la même occasion, elle se recula pour échapper à son courroux.
– Le Deikh Shrïn Nemara ne reviendra jamais.
Kalah répliqua avec limpidité, avant de pointer son canon vers elle.
La détonation parvint à l’oreille des guerriers avazen et brouilla leur sens.
Dans l’instant d’après, le corps d’Hanän n’était qu’un buste surmonté d’un amas de chair à la place de la tête. La silhouette décapitée s’agenouilla, avant de tomber à la renverse.
Le Deikh Kalah Oberzheim se tourna vers l’équipage témoin de son meurtre. Les guerriers décollèrent leur main de leur glaive.
Certains courbèrent l’échine en signe de soumission.
***
Lonka, où tu es ? Que m’arrive-t-il ? Pourquoi ?!
Lonka ?!
Jorïs rouvrit les yeux et se redressa en éructant de la voix. Dans la foulée, il régurgita une gerbe d’eau. « Chut, fais moins de bruit », c’était la voix rassurante de Blekk. Ce dernier se tenait assis à côté de lui, ballotté par la houle.
– Où suis-je ? demanda Jorïs entre deux hoquets.
– Dans la mouise, s’esclaffa le Bouseux.
Le grand garçon se frotta les yeux et parvint, quelques instants après, à recouvrir la vue. Aussitôt, il comprit : les fugitifs avaient échoué sur une épave de bicoque volante. Le navire était complètement retourné et leur permettait de prendre place sur sa quille étonnamment plate. La bataille faisait rage, mais elle s’était déportée vers le centre de la croisade. Des caravelles tentèrent de se frayer un chemin entre les arches, mais finirent pour la plupart écrasées par les mastodontes flottants, ou accostées par les équipages des croiseurs. Les navires aériens repartaient en direction des côtes de l’île, probablement pour recharger les canons et les tonnomoteurs.
Si Blekk en connaissait beaucoup sur le monde marin, il n’avait jamais remis un bateau à l’endroit et, au milieu de cette agitation grégaire, il n’osait pas quitter le champ de bataille des yeux.
Jorïs tourna les yeux vers le grand large. Nom d’un glazon ! Mais combien de temps je suis resté dans les vapes ?! se demanda-t-il en constatant la distance qu’avait pris la Berosswald et les deux arches à sa suite : l’une d’elles avait des allures de forteresse et il se demanda comment elle pouvait naviguer ; l’autre semblait avoir trois coques et ses larges voiles couvraient l’horizon.
Les trois immenses navires voguaient vers l’est, qui baignait dans une brume pourpre.
– Blekk... que s’est-il passé ?
– Je crois que notre poursuivante a changé d’avis sur notre sort lorsque “le grand méchant barbare” est arrivé.
– Le quoi ?
– Un de ceux qui sont venus te rendre visite dans ta cellule. Elle m’a bien défoncé la tronche – Blekk pointa du doigt son arcade fendue avec un sourire – mais dès que l’autre a ouvert sa bouche, son regard a changé et elle s’est mise à bredouiller des trucs incompréhensibles. J’ai eu l’impression qu’elle a pris peur lorsque “le grand méchant barbare” s’est énervé.
Jorïs ressentit un pincement au cœur. Il n’arrivait plus à détacher son regard des arches qui s’éloignaient.
Le bruit des canons s’estompait.
Les premières offensives étaient sur le point de prendre fin.
Blekk observait la scène de désolation : les épaves des bateaux de l’île se mélangeaient à celles des croiseurs. Les arches sur la ligne de front étaient perforées à certains endroits de la coque ; les diverses structures et habitations à leur bord étaient endommagées – L’escadron avait même réussi à faire s’effondrer le grand mât de l’une d’entre elles –. Cependant, aucune ne coulait, contrairement à une tripotée de croiseurs et navires des deux camps.
« Humpf », Blekk se leva, non sans difficulté, et Jorïs se tourna vers lui, dubitatif. Le sauvage appuyé sur son flanc et le jeune humarion remarqua la tâche rouge à cet endroit de sa tunique. Ce sang n’était pas celui d’un assaillant barbare.
– Que t’arrive-t-il ?!
– Héhé, tu te souviens quand le deuxième chariot volant a explosé sur le pont de l’arche ? – Jorïs ne répondit point, mais son regard paniqué parlait pour lui – Disons que j’ai rencontré un débris avant de me filer avec l’autre folle. Je suis sûr que, sans ça, je lui aurais fait la tête au carré héhé.
Une vibration parcourut l’eau sous leur épave, puis une ombre s’agrandit au-dessus de leur tête. Blekk s’agenouilla pour faire pression sur la douleur et se retourna, tout comme Jorïs. Les deux fugitifs constatèrent avec stupeur qu’un croiseur venait à leur rencontre. La proue fuselée les dominait de ses douze pieds de hauteur. « Stotalo Stoyâz, zono paz vattè’goèn ?[1] », demanda le gros barbare qui semblait mener le cortège. Son ton avenant dissimulait mal sa voix graveleuse.
– Nygozèn’os de Berosswald ![2]
– Oh, terröroz, onkolzèn’lez augzèn ![3] ordonna alors le chef avazen.
Ses acolytes retournèrent sur le pont, sortant du champ de vision de Blekk et Jorïs. « Qu’est-ce qu’ils ont dit ? », demanda ce dernier en messe basse. « Il vient de demander à ses hommes de nous aider à monter. Je pense que nous avons bien fait de porter ces tuniques », chuchota Blekk, tandis que les marins revinrent à bâbord. Ils balançèrent une échelle qui se déplia jusqu’à la mer. « Augzèn », ordonna le chef d’un ton plus autoritaire.
Contrairement à Jorïs, sceptique, Blekk ne se fit pas prier pour monter à l’échelle. Une fois près du bord, les guerriers le prirent par les bras ou agrippèrent le dos de sa tunique pour le tirer sur le pont. Jorïs jeta un dernier regard à la Berosswald, qui s’éloignait toujours plus vers la bande pourpre, puis se décida à grimper.
Il venait de quitter un navire barbare pour en trouver un autre, agrippé à son tour par les Avazen qui ne se doutaient pas de sa nature.
Le croiseur était bien plus petit que les arches auxquelles il s’harnachait. Sa coupe élancée donnait l’impression de pouvoir fendre la mer en deux. Le navire avait subi peu de dégâts, mais de nombreux blessés y attendaient les premiers soins, allongés sur des planches de bois recouvertes de draps colorés et brodés (lorsque le sang n’avait pas inondé leur surface). On déposa Blekk sur une planche libre à tribord et un Avazen sans tunique vint observer ses plaies. Il lui retira son haut, le maniant avec douceur. On lui fit boire un liquide ocre et sirupeux qui calma aussitôt ses râles de douleurs.
Jorïs se demanda un instant s’ils avaient bien affaire à des barbares sanguinaires.
À pas feutrés, le jeune humarion s’approcha de son ami, et s’agenouilla à ses côtés une fois le médecin parti vers d’autres estropiés. Il tapota amicalement sa poitrine qui se gonflait dans de profondes respirations et demanda :
– Tu vas t’en sortir hein ? Ils t’ont donné quoi ?
– Parle moins fort si ce n’est pas dans leur langue – Blekk sourit en regardant le ciel doré – Je crois qu’ils m’ont fait boire un anesthésiant ou quelque chose comme ça. Je sens déjà mon corps aller mieux – Jorïs jeta un œil à sa blessure. Un bout de ferraille sombre était planté dans la plaie et semblait bloquer l’hémorragie – Va voir le chef et demande-lui “Zono Goèn’os ? », tu as compris ?
– Zo... Zozo goélös ?
– Non ! s’esclaffa Blekk avant de tousser de douleur. Ne me fais pas rire comme ça s’il-te-plait. “Zo-no-go-è-nös”, c’est bon là ?
– Je pense que oui, mais ça veut dire quoi ? j’parle pas le barbare moi, rétorqua Jorïs, tentant tant bien que mal d’étouffer sa voix portante.
– Ça signifie “où allons-nous ?”.
Jorïs acquiesça et se releva. Il chercha le chef de bord et, lorsqu’il le trouva, s’avança en se répétant plusieurs fois l’expression dans sa tête. Le gradé était entouré de ses sbires et semblait réfléchir à la suite des évènements. Il se retourna instinctivement lorsque Jorïs arriva à sa hauteur. Le jeune humarion le dominait d’une demi-tête, ce qui ne l’empêchait pas de trembler, autant de peur que de colère.
– Vé vattè’goèn’to ?[4]
– Zo... Zono... Goèn’os ?
Le chef échangea des regards amusés avec ses suppléants, puis pointa la plus grande des arches du doigt. Les voiles du navire chimérique semblaient percer le ciel. En observant sa coque chrysalide, les rayons du soleil dansaient au rythme des remous marins sur ses courbes de jaspe sombre.
– Goèn’os al Noneimwald.
Jorïs écarquilla les yeux. Les barbares se moquèrent de sa réaction, mais le jeune humarion resta bouche bée. « Avazen ! Nouveau commandement ! », résonna cette voix ténébreuse à travers tous les caissons de la croisade. Les Avazen arrêtèrent aussitôt de rire ; tout l’équipage se tourna vers le caisson haut comme un homme et demi, placé au centre de la base centrale.
« Que les chefs de bord traduisent en Dikkèn et dans les dialectes des Sabolitot... »
***
Assistée de ces deux copilotes, Xhilna faisait face à l’immense protection cristalline qui englobait les deux étages, telle une bulle quadrillée de carreaux. Dans la grande salle des commandes, les deux caissons placés sous la mezzanine, qui accueillait le poste de pilotage, se mirent à bourdonner.
Mains sur le large volant central, la guerrière lâcha l’horizon pourpre du regard (où des formes commençaient à se dessiner) et l’abaissa comme si cela lui permettait de mieux entendre. « Avazen ! Nouveau commandement ! Que les chefs de bord traduisent en Dikkèn et dans les dialectes des Sabolitot... Vous avez fièrement défendu les arches et la première offensive ennemi ne fut qu’un coup d’épée dans l’eau. À présent, il est temps de préparer la suite des festivités... Que toutes les arches de la ligne de front prennent la position du losange et que tous les croiseurs les secondent, nous allons accoster ! Que les arches Gundowald et Borönwald restent en retrait pour protéger le navire-mère et surtout, ayez confiance en nos alliés qui ont pris le large... » Xhilna esquissa un sourire mesquin. Que la croisade vainque ou périsse, ce n’était plus son problème. Elle allait enfin sortir le jeune Oberzheim de ce bourbier. « Il me reste deux annonces à vous faire. Sachez que le Deikh Mobrak a achevé une percée décisive dans les terres au sud-ouest de l’archipel, quant au Deikh Oberzheim, il ne jouit plus de ce titre à présent... »
Xhilna leva la tête avec stupeur, comme si Xoneineim parlait en face d’elle. Comment le Larj avait pu être au courant de leur fuite ? Était-ce le début d’une grande traque de leurs anciens frères d’armes, échaudés de cette trahison ? « Kalah Oberzheim, fils de Sullhizer, a pris le commandement des trois arches qui se dirigent à présent au sud-est de Suän Or – Xhilna leva un peu plus haut le menton et regarda, sidérée, les parois de la bulle où la voix du Larj se répercutait –. Je vous intime l’ordre de le nommer à présent Meid’Larj Kalhazer ! Vive Kalhazer ! Nous vaincrons. »
La transmission s’arrêta dans un grésillement succinct.
– Quoi ?!? gronda Xhilna.
Elle se retourna dans la foulée et toisa ses copilotes dans une éruption de colère. Ces derniers haussèrent les épaules en geste d’apeurement (ou d’incompréhension).
Les portes à double-battants derrière eux s’ouvrirent avec fracas. « Grande sœur ! Voici venu le jour de gloire ! », s’exclama Kalah, levant un poing enthousiaste. Il était entouré d’une quinzaine de gardes, glaives sortis de leur fourreaux et arcs tendus de leur flèche menaçante.
– Mais c’est quoi ce cirque, Kalah !?! éructa la gardienne d’Er Zfrazim.
– Je prends les commandes, et toi tu vas aller te reposer dans un petit coin à l’abri de la bataille.
Xhilna s’avança vers le jeune Oberzheim et se mit en garde, désarmée mais décidée à se défendre. Les archers bandèrent un peu plus leur arc. La peur se lisait dans leur regard. « Terröroz, onfazzèn’kher ! Goscazzèn’ez wi musk !![5]». Les guerriers se jetèrent à quatre sur Xhilna et malgré une tentative de contre-attaque, la plaquèrent au sol avec force. « Kalah, espèce de fils de putain, tu finiras renié par ta famille !! », éructa-t-elle de plus belle.
Kalah s’arracha une de ses nattes rougeoyantes avec vigueur. Sans faire attention aux vociférations, il enjamba la guerrière et jeta l’extension de cheveux à côté de son visage déformé par la haine. « Garde-le, c’est mon cadeau d’adieu ».
Il s’avança jusqu’au volant central et l’empoigna d’une main ferme. Les gardes immobilisèrent Xhilna et, à six, la soulevèrent telle une planche de bois pour l’emmener hors du poste de commande. « Kalah, fils ingrat ! Je te souhaite de mourir ! », les battants se refermèrent derrière la prisonnière.
L’œil volubile et le sourire confiant, le Meid’Larj Kalhazer se tourna vers ses copilotes et les archers restés sur place, puis tonna :
– Svayâz il Stoyâz, capza Suän Or !
[1] Traduction Dikkèn – Stotalo Stoyâz, zono paz vattè’goèn ? : Salutations frères, d’où vous venez ?
[2] Traduction Dikkèn – Nygozèn’os de Berosswald ! : Nous sommes tombés de la Berosswald !
[3] Traduction Dikkèn – Oh, terröroz, onkolzèn’lez augzèn ! : Oh, soldats ! Aidez-les à monter !
[4] Traduction Dikkèn – Vé vattè’goèn’to ? : Qu’est-ce qui t’amène ?
[5] Traduction Dikkèn – Terröroz, onfazzèn’kher ! Goscazzèn’ez wi musk !! : Soldats, emparez-vous d’elle ! Tuez-la s’il le faut !!
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