Chapitre 54 : Peur sur Suän Or
Abaissé à mi-hauteur, le portail continuait de s’ouvrir dans un bourdonnement poussiéreux, mais, alors que leur imagination esquissait le pire, Lonka et les autres membres de l’escouade étaient pétrifiés. « Stotalo il svatalo ! », gronda une voix graveleuse et enjouée au sommet du sentier qui séparait la forêt de l’entrée du berceau. Les oiseaux du tonnerre relevèrent la tête. Chacun ressentit un haut-le-cœur, qu’il soit accompagné de haine ou de peur.
Ils étaient là. Irina se recula lentement, serrant tous les nerfs de son corps pour ne pas trembler.
Il y avait cet homme horriblement bedonnant et difforme, dont la peau semblait avoir cuit au soleil. Sa tunique déchirée et trop petite pour maintenir le bas graisseux de son ventre était tâchée de sang séché. Son rire grivois et son regard pervers intensifiaient l’effroi.
Derrière lui, un immense énergumène au visage anguleux affichait le même sourire carnassier. Il avait dû se battre avec vigueur contre les Zhivänz, en témoigne sa combinaison asphyxiée de sang – Un corset de cuir aux multiples lanières, surmontant un long pantalon ceinturé aux chevilles et aux cuisses qui accueillait plusieurs lames –. Des résidus de viscères perlaient le long de ses sangles et le plus grand barbare du cortège ne s’en souciait même pas. Il tenait entre ses mains deux grandes haches aux courbes affûtées. Ses prunelles luisaient d’un besoin d’hémoglobine.
Deön, Bojän et Gojïn reconnurent aussi ce qui semblait être les faux-jumeaux du groupe, le garçon et la fille – Elle qui n’avait pas fait preuve d’une grande intelligence en sautant et hurlant sur la table à la Tanière du Sligre –. Ils partageaient les mêmes traits de visage, la même corpulence et, fait étonnant, la même musculature – Ce qui rendait cette guerrière large d’épaule curieusement masculine malgré ses formes –.
Ils entouraient un gaillard à la barbe blanche. L’Avazen chevronné s’était façonné dans l’effort de la guerre. Ses rides endurcis s’entrecoupaient de cicatrices et d’éraflures plus ou moins récentes.
Quant à Lonka, elle distingua aussitôt l’homme grand et élancé lorsqu’il apparut au milieu de ses subordonnées. Le joyau noir à la boucle de sa ceinture luisait, comme envoûté par une force étrange. Son arme à l’épaule, il s’avança tranquillement sur la pente rocailleuse.
Deön observa son artefact et confirma ses doutes. « Un cyberponneur... », se murmura-t-il. Ses poils se hérissèrent, lui le chasseur intrépide que rien ne pouvait atteindre sur ces mers du sud. Rien, sauf, peut-être, ce genre d’artefact. Les sens en éveil, il entendait d’autres envahisseurs bruisser aux alentours.
Hormis Deön, les oiseaux du tonnerre se rassemblèrent près du socle, protégés par la Capitain Morgän qui restait à l’affût du moindre mouvement.
Le portail termina sa descente. Le mécanisme s’arrêta dans un dernier fracas et un vent menaçant s’échappa de la gueule du sanctuaire.
Le chasseur posa sa main sur Zoèn et inspecta son état de santé. Cette dernière gémissait sans s’arrêter, traumatisée par ce qu’elle avait vu et subi. Yaèl et Erkàn gisaient à ses côtés, mais respiraient encore, péniblement.
– Vous aurez du mal à continuer votre route avec eux, exposa le chef barbare. À moins d’être des sans-cœur, je pense que votre chemin s’arrête ici.
– Oh, justement, en parlant de sans-cœur, vous pourriez nous apprendre quelques rudiments, répliqua Deön, jetant un nouveau coup d’œil dans le sac qui lui extirpa une moue de répugnance.
– Les Avazen ne sont pas cruels avec ceux qui obtempèrent. Je dois juste avouer que... –Le chef se retourna pour observer ses deux généraux les plus sanguinaires – certains d’entre nous sont un mal nécessaire.
Sans mot dire, Deön détourna le regard vers la végétation alentour. S’il n’y avait que six barbares visibles à ses yeux, d’autres, plus nombreux, les épiaient, dissimulés parmi les fougères et les amas de ronces.
Mais bientôt, son oreille perçut d’autres bruits, bien plus insidieux.
– Jeune fille, je suis le Deikh Shrïn Nemara, continua le chef barbare en posant ses yeux sur Lonka. Je t’assure que ton frère, Jorïs – Lonka écarquilla de grands yeux à l’annonce de ce nom –, va bien et il n’attend que de te retrouver.
Le cœur de la fille se pinça. Ses contusions, ses éraflures et ses organes pulsaient dans un même battement à en faire vibrer ses tympans. Gojïn s’approcha et retint Lonka par l’épaule. Cette dernière avait fait un pas en avant et sa prunelle reprenait la couleur du sang. « Ne l’écoute pas Lonka, il ment ! », invectiva le milicien en fusillant le Deikh du regard. Lonka serra les dents pour ne pas faire exploser sa colère. Elle n’avait jamais senti sa mâchoire aussi crispée, ses membres aussi tendus.
– Je ne mens pas. Jorïs est un fier guerrier qui fera un très bon Avazen. Il a déjà choisi son camp, rétorqua Shrïn, rejoint par sa troupe.
– Arrêtons de parler dans le vent ! s’exclama Deön en empoignant discrètement les chaînes autour des mains de Zoèn – Dans un regard dubitatif, cette dernière s’interrogea sur les intentions de son chef d’escouade –. Vous savez que je pourrais tous vous occire en un instant, alors pourquoi vous présenter de front ? Ton cyberponneur ne sera pas suffisant face à deux anges, Deikh Nemara !
– En effet, c’est pour ça que je ne vous mets pas en joug. Tout pourrait s’arrêter maintenant, sans de nouveaux blessés, morts ou torturés. Si vous acceptez de revenir avec nous, on soignera vos trois camarades. Ce qui ne sera pas le cas si vous souhaitez vous battre – Shrïn posa de nouveau ses yeux sur Lonka –. Jeune fille, tu es affaiblie et fatiguée, il est temps d’accepter... – Shrïn ne finit pas sa phrase. Il prenait le temps de réfléchir à chaque mot qu’il prononçait – Tu ne pourras pas fuir éternellement. Quant à toi, l’ange qui semble attirer les orages – Shrïn continua de fixer Lonka, mais désigna Deön en brandissant finalement son cyberponneur –, tu peux sûrement te débarrasser de quelques-uns d’entre nous, mais tu ne pourras pas protéger ces humains dont tu sembles t’être attaché.
– Ah, eux – Dëon se tourna vers son escouade, avant de fixer à nouveau Shrïn, sourire narquois aux lèvres – ? Ne vous en faites pas pour eux, moi je gère mes problèmes, ils gèrent les leurs.
Le Deikh Shrïn parut surpris de la réponse. « Ohoh, ils sont marrants eux en fait », son bras droit rutilant d’escarres se gaussa.
– Trente d’entre nous vous encerclent sans que vous puissiez les voir. Ce sont nos meilleurs éclaireurs et...
– D’accord, mais tu vois le petit blondinet derrière ? coupa Deön en pointant Gojïn du pouce – Ce dernier leva les yeux vers son chef d’escouade, surpris à son tour – Soixante de vos éclaireurs n’ont pas suffi à le coincer. Si c’est ça vos meilleurs hommes, Il n’y a pas de soucis. Nous, on part de ce côté – Deön pointa cette fois l’ouverture béante vers les entrailles du berceau – et vous, on vous laisse profiter du paysage avant que...
Deön s’arrêta subitement de parler. Sur le point d’évoquer la présence des Hantz, il se ravisa.
Quelque chose grouillait dans le sol ; rampait dans l’ombre.
– Ta confiance en toi et ton groupe est sans égal, reprit Shrïn. Cependant, si nous remportons cette bataille avec les armes, je ne pourrais pas empêcher mes alliés de vous transporter à bord de cette besace.
Le Deikh baissa ses prunelles acérées vers le gros sac ensanglanté. Irina, la seule avec Deön à avoir vu l’intérieur, imprégna son regard de haine. « Qu’est-ce qu’il y a dans le sac ? », susurra Lonka d’une voix presque éteinte. « Commencez à vous reculer », répondit Irina sans faire attention à la demande.
L’escouade fit un pas en arrière et, aussitôt, des échos de feuillages agités résonnèrent tout autour. Les sentinelles avazen étaient à l’affût.
« Laissez-nous, on ne peut plus vous suivre », souffla Zoèn à son chef d’escouade entre deux toux sanguinolentes. Deön lui rendit un regard grave et empoigna ses chaînes à nouveau.
Un sifflement faucha l’air.
Les subordonnés du Deikh Nemara se détournèrent vers la végétation, en quête de réponses.
Des voix incrédules et paniquées s’élevèrent parmi les fourrées. « Qu’est-ce qui se passe ? », demanda Shrïn à sa troupe.
La fille taillée comme un homme regarda dans les hauteurs de la structure. Son regard se perdit dans les détails des pylônes.
Puis, elle se figea.
Irina remarqua la réaction de la guerrière, suivie de celle de son frère, puis du grand barbu chevronné qu’ils protégeaient. La capitaine se tourna alors pour regarder au même endroit.
– Deön, j’espère vraiment qu’ils sont avec nous, tonna-t-elle, attisant la curiosité de l’escouade.
Ils descendaient le long des colonnes, cliquetant de leurs extrémités effilées.
D’immondes chimères, revêtues d’un voile métallique.
La pénombre empêchait de voir les détails de leur exosquelette ténébreux, mais leurs globes rougeoyants perçaient à travers l’obscurité. Leur longue et large carcasse s’esquissait entre deux rais de lumière, dévoilant la terreur de faire face à des insectes ou arthropodes géants.
Lonka reconnut ces obscurs gardiens.
« Nom d’un... C’est la fin... », s’étouffa le milicien Bojän Biaz, qui semblait vaciller sous le poids de son corps. Lonka lui prit la main. « Normalement, ils sont avec nous, normalement. »
Un deuxième sifflement faucha le plancher des abysses.
– Deikh Nemara, j’espère que tu es prêt, dit Deön.
L’instant d’après, il cassa de ses mains les chaînes aux poignets de Zoèn. Elle entendit d’abord le bruit d’acier pourfendu, avant de constater avec stupeur le miracle. « Non, ne fait pas ça ! », gronda le Deikh Nemara en constatant l’action de son adversaire.
– Un humain ne me dira jamais ce que je dois faire !
Deön empoigna les chaînes aux chevilles et les fendit à leur tour. Une flèche siffla jusqu’à lui, mais le chasseur s’en empara d’une main ferme avant qu’elle ne touche son crâne. Une volée de flèche fusa dans tous les sens, certaines pour viser l’ange, d’autres pour se défendre contre les monstres des fourrées.
Deön et les gardiens monstrueux étaient devenus les centres d’attention.
Lonka voulut bondir pour l’aider, mais tomba sur le buste plastronné d’Irina qui la repoussa. Gojïn comprit pourquoi la capitaine s’était retournée et épaula Dän afin de suivre le mouvement.
– Courrez ! cria-t-elle en chassant vigoureusement ses compagnons d'armes.
Les membres de l’escouade s’exécutèrent et, entre deux jets de flèches, passèrent sous la gueule terrifiante des chimères. « On... on peut passer !!! », s’exclama Bojän à s’en déchirer les cordes vocales : malgré l’affront aux gardiens du berceau, il était en un seul morceau. Aucun d’entre eux n’avait détourné leurs orbes rouges vers les nouveaux arrivants.
Les estomacs chamboulés par l’angoisse, le cœur à la limite de se décrocher, ils s’enfoncèrent dans l’obscurité.
Deön esquiva cinq autres projectiles et s’empara de Zoèn.
Un laser fusa et le transperça en plein milieu du sternum.
Il y eut un blanc, un temps en suspens, puis les détonations de la bataille revinrent à ses oreilles. « Eh merde », dit-il en sentant l’air passer par le trou de sa cage thoracique.
« Noon ! », éructa Zoèn dans son dos. Portée sur les épaules de l’ange qu’elle pensait mortellement blessé, son visage était à une tresse (carbonisée par le tir) du trou fumant.
Sans arrêter son mouvement, Deön se tourna vers l’antre et louvoya jusqu’à elle.
Zoèn jeta un dernier regard à Yaèl et Erkàn, toujours gisants et inconscients, avant qu’une vague de créatures monstrueuses n’envahisse la place.
Escorté par ses sbires, Shrïn le perçant pointa son cyberponneur vers les fuyards et martela sa gâchette. « Qu’est-ce qu’il se passe ?! », à sa stupeur, un seul tir se déclencha au bout de plusieurs tentatives. Le laser fusa dans les hauteurs du pic ; les Hantz répliquèrent aussitôt dans des râles stridents. « Ne les laissez pas s’échapper, coûte que coûte !! », éructa le Deikh, qui devait à présent se frayer un chemin entre les chimères.
Armé de poignards, un éclaireur surgit alors d’à côté du portail et fit face à Deön, mais aussitôt, la longe tranchante d’un gardien aux allures de phasme géant le scalpa jusqu’aux yeux.
La bête, l’abdomen encore fumant après avoir essuyé le tir du cyberponneur, se posa sur le rebord au-dessus du portail, avançant son appendice difforme et surmonté de quatre globes sanguins. « Merci », dit Deön en enjambant l’éclaireur mort sur le coup – La moitié de son cerveau qui n’avait pas valdingué avec le haut de son crâne se déversait sur la terre granuleuse –.
– Vous ne survivrez pas ! Aucun de vous ! s’exclama le Deikh entre deux coups de feu pour repousser les bestioles qui les encerclaient – Plus petites et véloces que les gardiens du portail, mais aux exosquelettes tout aussi noirs et entomiques –. Si ce ne sont pas ces démons qui vous tranchent la gorge, soyez assurés que nos lames s’en délecteront.
La colère de Shrïn n’empêcha pas Deön de se lancer à la poursuite du reste de son escouade, malgré un trou dans la poitrine et Zoèn sur le dos.
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