Chapitre 55 : Tenaces et téméraires
– Continuez de tirer ! commanda Shrïn à ses archers.
Alors que le Deikh s’avançait vers l’antre, les éclaireurs et quelques gradés s’affairaient à repousser les démons.
Hiel et ses sbires visèrent les appendices sertis de globes rouges et décochèrent leurs flèches.
Les Hantz sortaient des quatre recoins du terrain. Des reliquats de coléoptères aux sclérites rutilantes et dressés sur leurs quatre pattes arrières surgirent des fourrés, surprenant certains éclaireurs jusque-là dissimulés – La plupart furent vigoureusement projetés dans l’arène par leurs cornes-pelleteuses –; des vagues de grouillants, dont les chélicères ressemblaient à des ciseaux à effiler, affluèrent depuis le sol, découvrant une multitude de terriers autour du pendule doré ; les plus grosses chimères, aux difformités de phasmes, descendirent des hauteurs du pic, emboîtant le pas aux ombres de gardiens encore plus menaçants.
La svatotta se jeta dans la mêlée pour en extirper un de ses compagnons, balayant à coup de masse une paire de moustiques mécaniques taillés comme des glazons et nantis d’ailes écailleuses, difformes et vibrantes comme mille mouches à fumier réunies. Ils tentaient de percer les troupes de leurs tranchantes longes nasales, mais la puissante riposte de la jeune guerrière les repoussa.
Peu découragées, les chimères ailées tournoyaient autour de leurs cibles, se relayant pour fondre sur elles. « Bli-Manara ! Derzèn ![1] », hurla le Dön Zykzki à sa fille : un des phasmes géants, muni de deux allonges acérées et d’une cinquantaine d’yeux menaçants sur l’abdomen, s’approcha de la cohue, exhortant la svatotta à se replier vers la ronde d’archers qui pouvaient lui servir de remparts. « Actèn blomterrz ! Svarèm ![2] », alors que les démons étaient de plus en plus nombreux à encercler la zone, les Avazen se constituèrent en formations resserrées (quatre combattants accroupis pour laisser le champ libre aux quatre archers dans leur dos, entourant eux-mêmes un capitaine de troupe) sous les ordres des gradés.
Deux Avazen esseulés s’extirpèrent des fourrés, zigzaguant dans des sens opposés, mais l’un d’eux rencontra aussitôt le bras aiguisé du phasme géant. Son corps tranché en deux repeint le sol. « Nygzèn tapoz !![3] », cria rageusement la Svattota. Impulsive et aveuglée par la soif de combattre, elle s’élança de nouveau vers les créatures, délaissant la troupe dirigée par son père.
Son jumeau s’élança à son secours et avant qu’une machine bourdonnante ne lui transperce le dos, il lui trancha la longe nasale d’un coup de hache.
– Xalèn atiò derzh, Bli-Manara[4], lança-t-il fièrement en relevant sa houppette humidifiée par le sang qui perlait de son crâne.
La Svatotta posa ses yeux sur les blessures de son frère, d’ordinaire si habile pour éviter la moindre entaille qui pourrait abîmer son visage fin. La vision de son double amoindrie comprima sa cage thoracique. Elle ne savait que répondre, alors elle se jeta de plus belle dans la bataille.
Shrïn et quelques éclaireurs se rejoignirent derrière le pendule doré. À présent tout proche de pénétrer les sombres catacombes, ils s’apprêtaient à affronter les plus gros spécimens de la place : deux mastodontes, tel des amas de sclérites difformes reliées entre elles par des tuyaux flexibles malgré leur aspect métallique, apparurent au-dessus du portail. L’un d’eux allongea son cou jusqu’à ce que ses mandibules arrivent à hauteur du Deikh. Les tentacules pendants de sa gueule se dressèrent, prêts à empaler le perçant et ses sbires.
Dans un élan de courage, un membre de la formation s’interposa entre Shrïn et la bête. Ce dernier posa aussitôt son cyberponneur sur l’épaule du guerrier et martela la gâchette. Juste à temps, un tir, plus puissant qu’à l’accoutumée, perfora le crâne du monstre. « Pourquoi ça tombe en rade, maintenant ?! », grogna le Deikh Nemara en posant un regard sombre sur son arme. En face, les globes sanguinolents du mastodonte mécanique s’éteignirent les uns après les autres. Ses mille et une pattes se recroquevillèrent ; ses tentacules s’effondrèrent, inertes. Après avoir constaté la perte de son alter-ego, le deuxième monstre du portail se retira dans les hauteurs du pic. « Courez ! », gronda Shrïn en poussant son éclaireur vers le berceau.
– Le Dön Zykzki vient de quitter sa position ! répliqua un de ses subordonnées.
« Quoi ?! », Shrïn balaya la scène chaotique du regard et trouva le puissant guerrier à la barbe blanche courir en direction de ses enfants. Ces derniers étaient encerclés par des immondices prêtes à les transpercer de toutes parts. Shrïn comprit et ordonna :
– Laissez-le, le sanctuaire nous attend. Malaz !! Repli !
Le solide bras droit se frayait un chemin au milieu des démons. Un pieu l’avait perforé à un pectoral et de nombreuses coupures s’étalaient sur son visage – Une de ses tempes éraflées saignait abondamment – et son ventre. Il se tenait la partie gauche de son abdomen, mais le Dön ne faiblissait pas.
Sourire aux lèvres, il entaillait les démons de sa main libre qui tenait une hache aussi massive que sa carrure, mais alors que Shrïn s’époumonait à l’appeler, il vit un corps noir, segmenté et aussi long qu’un croiseur chuter de tout son poids sur le champ de bataille. Les métamères démantibulés de la bête remuèrent le sol et la poussière, écrasant tout ce qui se trouvait en dessous.
Il y eut un instant de flottement, alors que Malaz arrivait à hauteur des deux prisonniers restés sur place, enchaînés et énucléés, couchés de tout leur long sur le ventre. « Oh, vous êtes encore là ?! », s’extasia-t-il. L’un d’eux gémissait encore, paniqué par ce capharnaüm qu’il ne pouvait voir.
Le pied du Dön s’écrasa sur sa tête et un bruit d’os brisé ragaillardit le molosse. « Excusez-moi, je ne faisais que passer », s’esclaffa-t-il en continuant sa route. Les extrémités du malheureux tremblaient encore avant que les démons ne l’achèvent, piétinant son corps et celui de son ami sans même s’en rendre compte.
Shrïn apparut au sommet de la large carcasse d’arthropode mécanique, pointa son arme dans la zone du Dön et enchaîna les salves pour occire les ravisseurs. Le cyberponneur mitrailla les cibles comme s’il n’avait jamais cessé de marcher, mais tira cette fois des lasers bien plus gros, au point d’immoler le bout de son canon.
Passé l’assaut, Shrïn haussa les épaules : ce dysfonctionnement était plus avantageux que le précédent, en attestent les dépouilles de démons. Malaz passa sa hache (maintenue par une bandoulière) dans le dos et utilisa ses deux mains pour appuyer sur la plaie de son ventre. « Je n’avais pas besoin de ça pour avoir du mal à me déplacer » se moqua-t-il en gravissant péniblement la saillie sombre et organique.
Malaz et Shrïn constatèrent la voie libre, puis le Deikh porta son attention sur l’état déplorable de son second :
– Tu es capable de continuer ?
– Keuf keuf… Si je dis « non », tu connais…Keuf’… tu connais quelqu’un qui peut me soigner, ici ? gloussa Malaz qui avait de plus en plus de mal à respirer – Le Dön ponctua sa phrase en crachant un affreux mollard ensanglanté –.
Shrïn répondit par une mine de dépit. « L’important, c’est que les boyaux ne sortent pas, j’en ai tellement qu’ils pourraient boucher la porte haha », conclut Malaz avant de prendre la direction du tunnel.
Son rire résonna jusqu’à ce que des hurlements n’attirent son oreille.
Le Dön Zykzki, aux prises avec le phasme haut de quinze pieds pour protéger ses enfants, n’avait pas vu les appendices acérés des bestioles plus petites qui grouillaient au sol. Sous les cris de sa fille, il observait, à genoux, ses fluides s’échapper par ses chevilles sectionnées.
– Mon Deikh, que fait-on pour eux ? demanda le Dön – Il perdit peu à peu son sourire en recensant le nombre de cadavres jonchant le sol –.
La svattota se jeta sur le phasme et enfonça de sa masse une des solides tiges qui lui servaient de pattes. La bête perdit l’équilibre et manqua de la faucher dans sa chute. Son frère s’élança alors vers la tête du monstre, mais ce dernier reprit ses appuis et esquiva le coup, avant de pousser un cri strident : les chimères restantes se tournèrent vers eux et la vague de grouillants déferla à nouveau.
– Laisse-les régler ça en famille… ordonna Shrïn d’une voix éreintée.
Le Dön Ozkorn, dont la combinaison en lanière virait au rouge vif, s’extirpa d’un amas de cadavres humains et d’exosquelettes inertes, puis brandit haut ses lames imposantes et recourbées en signe de croix. « Du moment que l’autre taré est avec nous, moi ça me va », conclut Malaz avant de boitiller vers l’entrée du berceau.
Shrïn, une dizaine d’éclaireurs et les plus sauvages de ses subordonnées pénétrèrent à leur tour l’obscurité. Bli-Manara, la jeune et tenace svattota, hurla une dernière fois en observant le trépas de son jumeau, avant que les démons ne la submergent à son tour.
***
La lumière du jour n’était plus qu’un liseré perdu dans le néant.
Alors qu’ils s’enfonçaient dans les catacombes lugubres, une fine brume qui prenait la direction de l’embouchure caressait les parties de leur peau laissée nue. La sensation de flotter dans les ténèbres s’accentua lorsque la couche vaporeuse se mélangea au noir profond.
« Courez ! Continuez de courir !», invectivait la capitaine Morgän, peu désorientée dans sa volonté. « Je ne vois plus rien ! », s’exclama une voix haletante qui s’éloignait.
Lonka, qui suivait Irina et Bojän à la trace, reconnut le timbre de Gojïn. Il épaulait le grand Dän qui ne pouvait que claudiquer. À mesure que le couloir s’élargissait, la route du tandem déviait vers une destination inconnue. « Attendez ! », s’exclama une voix encore plus lointaine. C’était celle de Deön. Bon sang, pourquoi il n’utilise pas ses pouvoirs ?!
– Continuez de courir ! Le but, c’est la salle des machines ! encouragea Irina de plus belle.
Un bruit rauque et puissant résonna.
Lonka perdit l’équilibre et chuta sur son flanc. Une ecchymose pulsa aussitôt à la pointe de son bassin et lui arracha un râle de douleur.
Irina roula vers l’avant pour s’accroupir. Tenant fermement sa lankoroi de sa main droite dressée, elle se stabilisa avec ses trois appuis restants. « Nom d’un glazon ! Attendez, je viens de trébucher sur quelque chose ! », gronda Bojän. Lonka le sentait proche d’elle, mais n’arrivait plus à distinguer sa silhouette.
– Je viens de tomber aussi, mais j’ai l’impression que ça vient du sol, répliqua-t-elle en cherchant le milicien de sa main tendue vers l’obscurité.
– Mais c’est quoi ça encore ? Deön, tu ne nous avais pas parlé de ça ! hurla Irina pour se faire entendre.
– Mais bordel, attendez-nous ! résonnèrent en retour les vociférations de Deön.
« Attendez-nous ? », se répéta tout haut Lonka. « Il... Il doit être avec Zoèn », balbutia Bojän.
– Bojän !! Irina !! s’exclama Gojïn, à présent le plus éloigné. Le sol bouge !
Le sol se craquela et se sépara en bandes. Leurs mouvements giratoires s’accompagnaient de grincements insupportables. Les gesticulations du plancher et la succession de fracas empêchaient toute orientation, quand soudain Lonka aperçut des radiances briller d’un bleu froid.
Les halos se mouvaient comme un manège flottant sur un fleuve agité. Mais oui, elles bougent ! Les esquisses de portes coulissaient dans les ténèbres. « Par-là ! Cortex en vue ! », guidés par l’amas de lueur perçant l’obscurité et dévoilant des raies de fumée grise, Bojän et Irina distinguaient le doigt tendu de Lonka vers les embouchures luminescentes. « Parfait ! On y va ! Gojïn et Deön finiront par les voir aussi, si ce n’est pas déjà le cas ! », s’enthousiasma Irina à sa manière fière et autoritaire.
Ils reprirent un rythme soutenu et, à petites enjambées, se concentrèrent à garder leurs appuis au moindre déplacement du sol.
D’autres échos, telles des percussions dissonantes, embuèrent l’espace. Un point rouge apparut dans les hauteurs du dôme, bientôt rejoint par d’innombrables scintillements vermeils. Les Hantz observaient. « Vous avez vu !? », résonna la voix de Gojïn. Son affolement ne devenait qu’une mince réverbération. « Ils sont trop loin maintenant », constata Irina, répondant aux doutes non exprimés de ses compères.
– Mais… vous êtes sûr qu’ils ne vont rien nous faire ? demanda Bojän qui sentait sur ses jambes le poids de l’effroi.
– Pour l’instant, je sais qu’ils nous laissent passer. Je ne vois pas pourquoi ils resteraient en hauteur sinon – Bojän considéra les mots de la capitaine Morgän, contenant ses tremblements pour paraître digne de l’uniforme –. Et puis, nous y sommes maintenant.
Malgré la fumée qui s’échappait des portes, la lumière bleue était devenue assez intense pour distinguer les rouages de la zone. Le plancher s’était mué en une suite de disques et d’engrenages, révélant par endroit des creux. « Nom d’un glazon ! », Bojän se figea en imaginant le nombre de trous qu’ils venaient d’éviter en courant dans le noir. « Attention au sol ! Il y a des creux ! », éructa Irina pour se faire entendre des tandems disparus.
Ils remarquèrent ensuite d’autres engrenages s’activer au-dessus de leur tête. Les vibrations traversaient le sol pendant que les grandes roues s’imbriquaient. Des gouttes d’une sombre mélasse perlaient au rebord des formes cubiques qui s'échelonnaient le long de ces cercles gigantesques.
La structure aux trois portes fumantes débuta une nouvelle rotation. Il fallait faire un choix, et vite.
– Lonka, qu’est-ce que te disent les voix ? demanda Irina.
– Elles... elles... Rien, pour l’instant. Elles parleront si on se trompe de chemin, répliqua-t-elle, tentant de rassurer ses pairs.
– D’accord ! Prenons la première ouverture !
Irina, Lonka et Bojän se jetèrent à l’intérieur du cortex.
Ils dégringolèrent sur une dizaine de marches qu’ils n’avaient pas anticipée.
L’espace d’un instant, la lumière devint si intense qu’elle les aveugla.
Lorsque le flou disparut, Lonka eut un pincement au cœur en découvrant les lieux. « Je... j’ai déjà vu cet endroit », affirma-t-elle en se relevant. Les fresques tapissaient les murs du long tube et semblaient présenter les mêmes évènements esquissés dans le berceau de Nygönta.
– Alors, c’est bien le cortex ? demanda timidement le milicien Biaz.
– Oui, confirma sèchement Irina.
La capitaine ne voulait pas douter. Elle s’appuyait sur sa lankoroi, feignant difficilement de reprendre son souffle.
Les vagues de fumée s’échappaient au-dessus de la porte par deux cylindres incrustés dans la chair noire métallique. Tel un artifice, elles s’engouffraient au-delà de l’artère, dissimulant sa structure runique.
Bojän gravit les marches en boitant, puis avança la main pour balayer cette frontière brumeuse. La matière fumigène, dense et grisâtre, suivit le mouvement du poignet.
– D’abord ces monstres, ensuite ça... Je n’aurais jamais pensé que Suän Or abritait ce bourbier.
Lonka se tourna vers lui et le rideau de fumée.
– T’en fais pas, c’est bientôt fini, dit-elle sans cacher son anxiété. En continuant d’avancer, nous approcherons du centre.
– On te fait confiance, Lonka, conclut Irina.
Bojän avait du mal à quitter des yeux le mur de brouillard et les turbines qui le crachaient, mais la capitaine s’engagea sans attendre. Lonka s’approcha, ressentant son angoisse de ne pas voir ses amis le rejoindre.
– Deön s’en sortira, je suis sûr qu’il s’en sort toujours. Et tu m’as dit aussi que Gojïn s’en sortait toujours, alors ils finiront par nous rejoindre.
« On n’a pas toute la journée ! », fustigea Irina, qui prenait déjà une belle avance.
[1] Traduction Dikkèn – Bli-Manara ! Derzèn ! : Bli-Manara ! Recule (Replie-toi) !
[2] Traduction Dikkèn – Actèn blomterrz ! Svarèm ! : Faites bloc (Constituer vos formations) ! Maintenant !
[3] Traduction Dikkèn – Nygzèn tapozz !! : Rampez bâtards !!
[4] Traduction Dikkèn – Xalèn atiò derzh, Bli-Manara : Pense à tes arrières (à ton derrière), Bli-Manara
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