Chapitre 58 : Mes super cornes pour te protéger !

7 minutes de lecture

– Lonka, pourquoi tu m’attends jamais ?!

– Oh mais arrête de te plaindre, t’es capable de courir alors dépêche-toi !

–  Mais heuuu, je n’ai pas tes grandes jambes moi !

–  Alors déjà, je n’ai pas de grandes jambes ! Et arrête de t’arrêter tous les deux arbres comme si tu sortais de la traversée vers l’est ! Chochotte.

–  T’es une grande sœur trop nulle.

Hein ? Quoi ?! Mais c’était quand ça ?! 

Les rayons du colosse enflammé perlaient sous la canopée. Lonka regarda longuement cette verdure chaleureuse pendant que le petit Jorïs gravissait l’amas de roches blanches le séparant d’elle. À bientôt dix terras, ses bouclettes blondes perdaient de leur éclat, laissant place à un dégradé sombre coulant jusqu’à sa nuque encore frêle.

– J’espère que c’est beau, au moins. 

– Mais bien sûr que c’est beau ! Tu vas voir, c’est le croisement des fleuves, la frontière avec Xo ! 

Pourquoi je revis ce moment ? Ça s’est passé comme ça ?!

Lonka était consciente de revivre un souvenir, mais, confuse, elle se demandait si elle était en train de le modifier. Elle avait la sensation de ne contrôler ni ses gestes, ni ses mots, et pourtant… Elle se retourna vers son petit frère et l’observa de la tête au pied. « Qu’est-ce que j’ai fait encore ? », demanda le garçon en croisant le regard évasif de sa sœur. Lonka resta muette. Qu’est-ce qu’il était beau… elle étouffa un hoquet douloureux dans sa poitrine et baissa les yeux vers son accoutrement : elle portait sa jupe enjolivée par la femme de Banaji, exposant les symboles des explorateurs de Nyön sur cet alliage de tissu brun et de coton. Doux et chaleureux.

Puis un flash l’extirpa de ses songes.

L’obscurité remplaça l’éclat émeraude de la canopée et la douce sensation du coton sur sa peau s’effaça au profit de fortes démangeaisons. Lonka baissa les yeux et vit l’horreur poindre aux lueurs de milliers d’yeux rouges : des chimères aux appendices fuselés comme des dards parcouraient son corps et s’enfonçaient dans sa peau. 

Lonka hurla de terreur. 

Des filaments animés d’une énergie glaciale lui bandèrent la bouche et les yeux. Aveugle, elle ressentit plus intensément encore l’invasion à l’intérieur de son corps. Les créatures lui perçaient les pores jusqu’à atteindre les veines. Arrêtez ! jura-t-elle sans pouvoir l’exprimer de sa vive voix. En guise de réponse, elle reçut une puissante décharge. 

La fronde paralysa ses jambes, puis ses hanches et enfin son buste. Lonka ne pouvait plus bouger.

Une deuxième décharge remonta le long de ses tentacules tronqués. Lorsqu’elle atteignit le cerveau, un tunnel blanc embua sa vision.

– Lonka, j’ai peur…

Lonka sursauta et se redressa d’un parterre légèrement boueux. 

La canopée était revenue.

Cependant, quelque chose avait changé. Lonka reprit son souffle et fit un tour sur elle-même pour inspecter les lieux. Son cœur fit un bond : un sangiterre musculeux – vu sa taille moyenne et ses courbes élancées, probablement un mâle – était échoué sur le bas-côté et gisait dans une mare de sang. Les viscères glissaient de sa panse éventrée, dévoilant une image horrifique aux yeux de Jorïs. Ce dernier s’était recroquevillé aux pieds de sa sœur. 

– Que s’est-il passé ? demanda-t-elle, déboussolée.

– Le gros monstre nous a attaqués et tu t’es mise à avoir les yeux tout rouges, pleurnicha-t-il.

–  De quoi ?

Il m’a vu comme ça ?! Mais il ne m’en a jamais reparlé.

– Joris, que s’est-il passé ensuite ?

Il s’agrippa à ses genoux et plongea ses yeux embués de larmes dans les siens.

– T’as foncé vers le monstre et tu l’as tué avec tes cornes.

Lonka posa sa main sur sa nuque. Les cornes se rétractaient, encore proéminentes.

–  Heureusement que tu as tes super-cornes ! C’pas celle d’un bobön !

Lonka fit ses gros yeux de surprise, puis éclata finalement de rire.

– « Super » ? Je me demande où tu as appris ce mot, mais ouais ! J’ai mes super-cornes pour te protéger ! Et à chaque fois que tu seras en danger, je me servirai de mes super-cornes pour donner une bonne leçon à tes agresseurs, se gaussa-t-elle en relevant son petit frère.

Ce dernier l’étreignit avec force. À son tour, elle le serra dans ses bras et ressentit sa chaleur. « Tu as quand même envie de voir le croisement des fleuves ? », demanda-t-elle de sa voix la plus douce. Jorïs acquiesça sans dire mot. 

Ça n’a pas pu se passer comme ça. Pourquoi vous me montrez ça ?

Des flashs l’extirpèrent à nouveau du songe. Les images de ce moment passé en compagnie de son frère s’entrecoupèrent de visions obscures. Les tentacules bandaient toujours son visage et l’appétit des chimères s'amplifiait.  

Alors qu’elle se débattait, elle sentit l’énergie affluer en elle. Que se passe-t-il, bon sang ?!, l’entrave se desserrait. « Lâchez-moi ! », cria-t-elle au moment de retrouver l’usage de ses yeux et de ses cordes vocales. 

Son corps se raidit.

Une immense structure remontant ce puits sans fond lui faisait face. Des écrans émettaient leurs ondes vertes, contrastant avec les globes rouges des Hantz qui se baladaient le long du large pylône. 

Instinctivement, elle tenta de se redresser pour atteindre l’artefact, mais quelque chose la retenait toujours : ses tentacules étaient encastrés dans l’amas d’immondices mécaniques qui l’avaient attirée dans cette désolation. Ses extensions retrouvaient de leur vitalité, gesticulant en même temps que leur hôte pour se sortir du bourbier. 

– Arrêtez, mais qu’est-ce que vous me voulez ?!

Attends, encore un peu.

Lonka voulut répondre à cette voix inconnue, masculine et grave, mais une nouvelle décharge la secoua dans ses entrailles. 

Elle se sentit perdre connaissance, mais, à sa propre surprise, se laissa faire. 

Elle voulait le revoir, encore une fois. 

– Wouah, ah voui c’est beau !

La chaleur de Jorïs l’enveloppa à nouveau. 

Lonka cligna frénétiquement des yeux comme pour s’assurer qu’elle était bien où elle pensait être.

La canopée s’était ouverte sur ce panorama qu’elle affectionnait tant. Le garçon avait les prunelles écarquillées, séduites par la vue.

Du haut de leur falaise, les rayons du colosse enflammé, filtrés par les nuages bas, inondaient le grand confluent de colonnes flavescentes. Ces projections de lumières mettaient en valeur une forteresse longue d’une demi-lieue. Sa carcasse assemblée de pierre et de fer dominait le fleuve Athän, avant qu’il ne se jette dans le repaire du Nygönnaga et du Philesïs. Pas de doute, c’était une de ces structures majestueuses et menaçantes construites sous le règne du No Neim. J’aurais dû le comprendre... Lonka retenait sa colère. Le chef de la croisade barbare avait grandi dans ce monde qu’il venait de trahir.

Il devrait à présent payer pour ce passé qu’il avait détruit.  

Lonka regarda de nouveau Jorïs et caressa ses cheveux. Elle n’avait jamais mesuré la valeur de ces moments. 

Puis elle se tourna vers l’horizon : le long du fleuve Athän, les plaines et les forêts couvraient le grand ouest. La Traversée… Bô... ça fait si longtemps... Elle se remémora ses longues saisons passées au côté de son père et de son bobön. Tous les trois, ils avaient  parcouru ce qu’elle pensait être le tout de son monde. Ce fut dur par moment d’apprivoiser cette nature aussi sauvage que chatoyante : les chemins n’étaient pas tous accueillants, les insectes et les grand raùrs lui faisaient peur, il fallait aussi redoubler de ténacité lorsque la mousson s’invitait au voyage, mais finalement, ils avaient réussi. Ils avaient rallié les nations de Nygönta et avaient contribué à y instaurer la paix. Le gris sidéral des armures de Xo n’irradiait plus les sommets de la forteresse, car, au moment où ce paysage nostalgique lui offrait sa réminiscence, la guerre était finie. 

Maintenant, elle se souvenait de ce moment. 

Son frère avait grandi et la suivait partout avec ce regard admiratif qui la comblait de confiance et de joie. Elle apprenait les rudiments de l’exploration sous l’enseignement du grand Banaji et passait son temps à apprivoiser une nature qui avait bâti son enfance. Nyön était un petit village paisible, pas très loin des rives du Naga. Tirés par les chars à glazons, la famille Augüs pouvait se rendre à la belle capitale de Jovoko en un jour et demi seulement. Karo venait s’amuser le soir avec les enfants, c’était l’oncle préféré de Jorïs – En même temps, c’était le seul –. Pendant que la vie suivait son cours, leur père, le célèbre Jennän de Bozo, devenait la fierté de tout le Duché de Java. Les expéditions étaient longues et usantes, mais il revenait toujours avec la nouvelle d’une avancée victorieuse, la promesse d’un trésor découvert. Elle avait eu de la chance d’être sa fille. La chance d’être une enfant de Nygönta ; une élève des pionniers de tout un monde. 

– Lonka, pourquoi tu pleures ?

– Hein, je...

Lonka n’avait pas senti les larmes tomber et glisser sur ses joues. Elle ne savait pas si elle était triste ou joyeuse. Une flamme reprenait vie. « Ce n’est rien, la vue est trop belle, je n’arrive pas à m’y faire ! », exposa-t-elle finalement en riant pour contrer le malaise naissant.

– Je suis sûr qu’il y a plein de vues comme ça, ailleurs, rétorqua Jorïs de sa voix fluette, se détachant de sa sœur avant de lui prendre la main. On ira les voir ensemble, dis ?

Maintenant, tu peux.

– Non !

Le flash cristallin lui arracha un cri de douleur en la projetant de nouveau dans la sombre réalité. Mille et une gouttes de verre écorchèrent son visage, son buste, ses jambes. Lonka vit le sang dans ses yeux lorsque le prisme rouge éclaira sa vision. Elle se sentit exaltée, se relevant avec rage des chimères qui la contraignaient. 

Entière, couverte d’une vase dans laquelle des résidus mécaniques slalomaient, elle se sentait transformée. Elle baissa ses yeux rouges vers sa main écorchée qui dévoila d’étranges machineries avant que la peau ne se reforme par-dessus. Était-ce encore elle ?

Instinctivement, elle approcha sa main du pylône aux écrans verts. La colonne se fendit pour laisser choir un amas de viscères qui n’avaient rien d’humain. 

Attirée, la main plongea dans les boyaux. 

Les Hantz agitèrent leur exosquelette et vociférèrent en cœur, accompagnés d’ondes et de vibrations qui remontèrent jusque dans les hauteurs du puits. « Golden Clouds actalènèn », diffusa une voix stridente à travers les ouvertures du pylône. Golden Clouds annoncé !?

Annotations

Vous aimez lire G.K.B Mojojo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0