Chapitre 59 : Berceau en péril
L’écho de hurlements se répandit dans tout le berceau. Pendant que le sol tremblait, il traversait les artères du labyrinthe en faisant vibrer les parois sur son passage.
« Ils ont voulu improviser, on va improviser maintenant ! », après s’être extirpé non sans peine des gravats, Shrïn tourna sur lui-même pour inspecter les alentours. Les secousses perturbaient son équilibre et soulevaient les cendres à nouveau, mais aucune menace, aucun regard rouge perçant la pénombre ne perlait dans les lueurs bleutées du couloir éventré. Dans le nuage de fumée qui s’épaississait, le Deikh retrouva son cyberponneur échoué dans les décombres et s’en empara. « Raaaah !!! », il hurla aussitôt et relâcha l’étreinte brûlante.
Il baissa les yeux et remarqua avec horreur ses paumes de mains immolées. Avant qu’il ne puisse s’exprimer, toutes les parois du berceau vibrèrent plus intensément encore.
Il se rattrapa de la secousse et toisa son accoutrement : froissée, déchirée et nacrée d’une couche de poussière, sa cape n’avait plus rien du noir profond. Le Deikh laissa choir son caban sur le sol et arracha des lignes de tissus de ses mains écorchées. Il sentit ses yeux s’injecter de sang et la fièvre monter, et serra les dents de toutes ses forces pour s’éviter le déshonneur de crier.
Il enroula ensuite les morceaux autour de ses mains, examinant d’un regard noir le fusil à ses pieds. Le cyberponneur devenait dangereux à transporter, de quoi hésiter à garder son trésor prêt de lui. Il jeta alors un œil à ses deux sabres courts harnachés de chaque côté de sa large ceinture. Le joyau de Goyo frémissait au rythme des ondes qui pénétraient le sol. « Oh… toi aussi tu as décidé de te réveiller… », dit-il en effleurant l’artefact des doigts.
Un souffle de poussière blanche frappa le Deikh, l’obligeant à s’accroupir pour éviter la suffocation.
Au fil des tremblements, une étrange sensation le parcourut : le sol semblait s’élever. Le bruit des rouages s’accroissait jusqu’à devenir un concert infernal de percussions.
Shrïn se décida à récupérer son fusil et le plaça au garde-à-vous sur son épaule, puis il bondit sur l’amas de débris de la façade explosée. Il s’engagea dans le premier couloir parallèle et marcha d’un pas soutenu et déterminé.
Il aperçut les premiers exosquelettes inertes entourant le cadavre d’un de ses compagnons. Un éclaireur mort au combat, sa dague encore brandie dans le prolongement de son arc cassé.
Shrïn tourna rapidement la tête pour l’identifier et continua sa route. Sur la quarantaine d’hommes qui avaient pénétré le territoire des sauvages, seule une quinzaine avait survécu jusqu’aux catacombes. Il avait ouvert la voie, secondé de Hiel, Malaz et une poignée d’éclaireurs, mais les écueils trouvés dans ces bas-fonds les avaient rapidement dispersés.
Peu importe, le Deikh Nemara sentait qu’il approchait du but.
Des cris lointains lui parvinrent enfin, indiquant que le centre de toutes les actions n’était plus très loin. À mesure qu’il traversait le corridor onduleux, il entendait les grouillements des démons revenir.
Ils s’approchaient.
Une masse aux reflets rougeoyants grossit dans le virage sombre, jusqu’à dévoiler sa niche d’exosquelettes divers montés sur des tentacules mécaniques ou des ailes fibreuses et vibrantes.
Lorsqu’il remarqua l’amoncellement de chimères bifurquer à la hâte dans sa direction, il s’arrêta et pointa instinctivement son fusil.
Il appuya sur la gâchette. Sans parvenir à l’enfoncer.
Son cœur loupa un battement.
La masse se divisa et passa de chaque côté du Deikh.
Shrïn, comme paralysé, ne réalisa pas tout de suite ce qui était en train de se produire, pourtant la répétition de sifflements aigus semblant déchirer ses tympans lui rappela qu’il était bel et bien vivant. Alors qu’il pointait toujours son cyberponneur au creux de cette vague démoniaque, il mit une main à son oreille pour tenter de couvrir les braillements. Son visage se crispa de douleur.
Puis un sourire se dessina sur ses joues creusées.
La queue de peloton se rassembla dans son dos et poursuivit sa route. Le Deikh échappa quelques rires alors qu’il observait la masse disparaître dans le fond du couloir. Il se posa mille questions en même temps, jusqu’à ce que les échos, de plus en plus nombreux, ne viennent troubler son attention. « Goscazzèn ! Willkom ! Willkom ![1] », distingua son oreille malgré le brouhaha. C’était la voix sèche et discordante de Hiel, qui donnait certainement des ordres à ses archers. Le sourire marqua un peu plus la mine effarée de Shrïn. Alors certains d’entre eux ne fuient pas, pourquoi ? se demanda-t-il à propos de ces chimères aux comportements inattendus.
Un début de réponse lui vint lorsqu’il vit une deuxième nuée de démons de toutes tailles et toutes formes arpenter de leurs pattes ou de leurs tentacules les parois du tunnel. La légion, plus volumineuse et menaçante, semblait fuir une lumière blanche qui embuait les artères proches du centre. « Qu’est-ce que... », Shrïn n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’une énième secousse le déséquilibra.
Alors que la nuée commençait à le contourner, il s’effondra en manquant de se fouler la cheville, bousculé par les immondices bien trop nombreuses pour pouvoir totalement l’éviter. Certaines bêtes (aussi corpulentes que Malaz) se déplaçaient sur quatre larges bras mécanisés de turbine et manquèrent de l’écraser, continuant leur fuite sans se retourner. Shrïn pesta sur ces démons qui ne semblaient même plus le remarquer.
Les parois du tunnel se fissurèrent, accompagnés d’un son rauque. Le berceau menaçait-il de s’effondrer sur lui-même ?
Le Deikh se retint de paniquer et remarqua les rouages s’affairer dans les fissures qui s’étendaient au plafond. Au même moment, le dessin d’une porte creusa une cavité sur la paroi gauche.
La gueule d’un passage dissimulé s’ouvrit avec éclat.
Des stries de lumières l’aveuglèrent tout d’abord. À avoir passé trop de temps dans l’obscurité et ses lueurs artificielles, les fins rayons safranés d’un espoir de soleil piquaient la rétine. Ces derniers perçaient à travers une machinerie complexe qui se dévoilait petit à petit à ses yeux médusés.
Il s’approcha d’un pas feutré et découvrit un à un les nouveaux éléments. « Mais qu’est-ce que c’est que ça ? », souffla-t-il, presque à court de respiration, pendant que son oreille percevait des bruits de pas. Les raies lumineuses dessinaient les contours d’une salle de commande. Un siège incliné présentait une allure organique avec ses découpes sombres et onduleuses. Elles rappelaient la peau des créatures monstrueuses arpentant ces lieux. L’assise faisait face à un système de leviers surplombé d’écrans éteints aux reflets verdâtres.
Shrïn observa chaque détail de la structure lorsqu’il sentit une présence humaine dans son dos.
Il se retourna d’un bond et découvrit Hiel, bientôt rejoint par deux membres de sa garde, essoufflés de leur manœuvre : les deux sentinelles qui épaulaient l’éclaireur chevronné gambadaient à reculons, leur arbalète pointée vers le fond du couloir qui baignait dans une onde scintillante. « Deikh ! Elez uvalèn ?! Malaz gozcazzèn willkom augzono nnok nozs sfazulliz ![2] », entre l’accent à trancher au couteau et son propre manque d’apprentissage du Dikkèn, Shrïn ne comprit qu’à moitié ce que Hiel venait de lui dire. Il constata le regard inquiet du chef des éclaireurs à son égard et son attention oscilla alors entre la salle de commande, fraîchement apparue, et les attitudes déconfites de ces trois guerriers sortis de l’enfer.
Fallait-il continuer coûte que coûte le combat pour la capture ou la neutralisation des anges, ou fallait-il fuir ? « Deikh, fian’g fi... yaa’ ?[3] », Shrïn redressa des yeux stupéfiés vers Hiel. Malgré son hésitation, ce dernier venait de s’exprimer en Phangien[4]. Shrïn salua la démarche d’un timide sourire en coin et réfléchit à la demande. Que devons-nous faire ? Je pense que l’occasion est trop belle... pensa-t-il finalement, avant d’exprimer tout haut :
– Vous trois, suivez-moi !
***
« Attendez-moi, bande de lâches ! On commençait à peine à s’amuser ! », gueula le barbare aussi gras que massif. Son hideuse apparence s’illuminait à l’ouverture des multiples fenêtres le long du puits. Malgré sa panse fendue qu’il peinait à reboucher d’une main imprégnée de sang, il continuait de poursuivre Gojïn et Dän. Le milicien sauta sur un rebord de la plate-forme lui faisant face et se tourna pour apprécier la distance qui le séparait de cet être aussi vil que puant qui devançait deux de ses éclaireurs, aux prises sur une plateforme plus bas avec des Hantz à quatre bras.
Les chimères larges et musculeuses enfonçaient à chaque prise d’appui les parois en acier du tube. Sous la lumière tamisée du jour mourant, leur forme d’insecte géant impressionnait dans leur robe sombre sertie d’yeux rouges. Ils n’hésitaient pas à détruire de leurs lourds instruments de marche les plateformes qui formaient un escalier circulaire remontant dans les hauteurs du canal.
Dän sauta à son tour d’une estrade à l’autre, se rattrapant péniblement à sa bordure avant de hisser un coude dessus.
Serrée par ses pansements de tissus, la plaie sur le flanc de sa ceinture abdominale avait miraculeusement arrêté de saigner, mais il ne sentait quasiment plus l’extrémité de ses mains et de ses pieds. La chaleur en lui s’évadait lentement. Gojïn lui attrapa le bras et l’aida à monter. « Nom d’un glazon ! Ils sont vivants ! », ses mots lui échappèrent lorsqu’il aperçut vingt pieds en contrebas la capitaine Morgän et Bojän se traîner à l’entrée d’une artère.
Pendant que Dän finissait de se hisser à son niveau, le milicien blondinet observa le piteux état de ses camarades : Irina avait encore une flèche plantée dans son sein droit, tout comme Bojän à son épaule. De sa hauteur, Gojïn apercevait le dard sanglant pointer au-delà de sa clavicule trouée. La vision lui arracha un rictus d’horreur et de peine : son ami semblait souffrir le martyre, tiré par son capitaine, imperturbable malgré ses propres entailles.
Gojïn voulut les interpeller, mais des plaintes plus proches rattrapèrent son attention.
Les éclaireurs avazen, rattrapés par l’un des monstres sans avoir pu lui occasionner de dégâts, délaissèrent leur palier pour rejoindre le barbare gargantuesque qui, de son côté, hésitait à bondir au-dessus du vide. Jusqu’à maintenant, il n’avait emprunté que des artères longeant le tube pour s’acheminer vers ses adversaires, mais là, il était obligé de tenter un saut et d’escalader une excroissance métallique. Rien qu’il ne puisse faire avec sa masse handicapante et sa profonde blessure.
Une onde sonore semblable à la grogne d’une sangiterre qui accouche remonta le puits, amorçant une nouvelle étape, encore mystérieuse, dans la transformation du berceau.
Le chef barbare se retourna, tira les sentinelles vers lui et fit face au démon. Il n’utilisa qu’une seule main pour trancher de sa grande hache les tubes articulaires d’un des bras en métal. Hormis un bruit de tôle fracassée, la machine n’émit aucun râle, mais perdit son appui et chuta. « Goèn gomèn’io les tapoz !![5] », vociféra-t-il ensuite à ses deux éclaireurs qui braquèrent aussitôt leur arc deux plateformes en amont. Sur les deux flèches tirées, une ricocha sous l’excroissance, tandis que l’autre frôla la tête de Dän.
Le grand milicien sentit l’air se fendre à côté de son oreille et trébucha.
– Allez Dän, plus qu’un petit effort ! Regarde, le toit s’ouvre à son tour ! encouragea Gojïn en voyant son acolyte tarder à se relever.
Dän rampa au centre de la plateforme, s’allongea et se tourna pour inspecter les hauteurs. Il reprit son souffle en observant avec espoir l’obscure sommet du puits se fendre sous la lumière tamisée.
La gueule s’écartait, faisant tomber quelques débris au centre du précipice, jusqu’à dévoiler les nuages, ornant de leurs dorures ondoyantes le crépuscule naissant.
Au même moment, les plateformes se mirent à bouger. Gojïn se rattrapa à la paroi et observa le phénomène, paniqué. « Qu’est-ce que c’est que ça encore ?! ». Dän attrapa le bout du pantalon de Gojïn et l’interpella :
– Laisse-moi pour l’instant, profite de ta forme pour monter et trouver une solution, plus haut.
– Attends, qu’est-ce que tu comptes faire en attendant ?
– Les ralentir avec ce qu’il me reste d’énergie.
– Ce n’est pas le moment champion, on est totalement désarmés.
– Écoute-moi ! – Les yeux normalement si lancinant du grand Dän s’injectèrent de sang. Sa voix devint plus autoritaire – Il y a quelque chose qui arrive par-dessous, je l’entends... Tu es assez rapide pour rejoindre un des couloirs en amont avant que cette pièce ne soit détruite !
La plate-forme s’était déjà repliée de moitié. Dän tendit le bras et heurta de sa paume levée la paroi. Gojïn comprit aussitôt la nécessité de fuir.
Un éclair traversa le puits et remonta jusqu’à son sommet.
Surpris, le milicien blondinet leva les yeux : « Deön... », il chercha le point de départ du passage éclair de son chef d’escouade : dans le creux d’une entrée vers les dédales, il remarqua alors Zoèn s’avancer timidement sur une plateforme en plein repli. Exténuée, elle rebroussa finalement chemin.
Le grondement s’intensifiait ; une ombre immense se dessinait dans les profondeurs encore obscures du puits.
Dän tira une fois de plus sur le bas de pantalon de Gojïn pour le ramener à l’urgence de la situation. « Casse-toi maintenant ! ».
Pris d’instinct, Gojïn se retourna, prit son élan et bondit sur la plateforme suivante (dont le processus de repli était moins avancé). Il vit les contours d’une sortie dans l’angle de l’excroissance voisine, mais le grondement toujours plus proche le tétanisa un instant.
Un instant pour baisser le regard et découvrir la structure extraordinaire s’élever dans le boyau. L’antenne imposante pointait vers le ciel de Suän Or, parcouru de fourmillements électriques qui slalomaient entre la vingtaine d’écrans aux ondes émeraude. Le pylône montait depuis un parterre de chimères tentaculaires enliassées entre elles. « Oh bordel, désolé Dän ! », s’exclama-t-il en jaugeant son dernier saut.
Il se demanda comment une machinerie aussi titanesque et complexe pouvait exister. La structure remontait à allure soutenue et il comprit : les dalles qui servaient de plateformes se repliaient pour éviter d’être emportées dans l’ascension de cet amalgame tout droit venu des abysses. Il ne restait qu’une quinzaine de marches, alors il bondit sur la suivante, proposant son embouchure comme porte de sortie.
Il se hissa à la hâte et inspecta une dernière fois ce qu’il se passait en dessous : le chef barbare et ses acolytes – L’un d’eux s’étaient sûrement fait écraser le pied dans la bataille, vu la marre sanguinolente à la place de son extrémité – tombèrent de la minuscule bordure qui restait. Leur cri de rage fut coupé par la réception du parterre organique.
Lui comme Dän remarquèrent que cette chute n’était pas fatale. Ce dernier se laissa choir à son tour dans l’arène.
Gojïn ne savait plus ce qu’il devait faire. Il sonda une dernière fois le terrain qui s’élevait et ses yeux s’écarquillèrent subitement. « Lonka ! », tel un coup de vent, la fronde réveilla l’instinct du milicien qui se recula à temps avant que le bloc ne le fauche.
Plongé une nouvelle fois dans l’obscurité bleuâtre, Gojïn écoutait les battements déchirants de son cœur et les râles effrénés de son souffle. Venait-il vraiment de croiser le regard de Lonka ?
Un regard plus monstrueux que celui des Hantz.
[1] Traduction Dikkèn - Goscazzèn ! Wilkom ! Wilkom ! : Pourchassez-les (combattez) ! Encore ! Encore !
[2] Traductions Dikkèn - Deikh ! Elez uvalèn ?! Malaz gozcazzèn willkom augzono nnok nozs sfazulliz ! : Deikh ! Vous allez bien ?! Malaz pourchasse encore (se bat encore contre) nos cibles, en haut !
[3] Traductions Phangien - Deikh, fian’g fi... yaa’ ? : Deikh, est-ce que tout va... bien ?
[4] Note sur le Phangien : cf. Glossaire/Civilisations. Ce langage, parlé de longues terravolutions durant par les habitants de la Phangie, connaît plusieurs variantes. En effet, depuis la séparation du territoire en plusieurs nations, le phangien s’est divisé en plusieurs dialectes, quoique sa forme pure reste courante au Xia. Les Doa-phangiens de naissance, tels Shrïn et Hanän, parlent une version très proche du phangien classique.
[5] Traduction Dikkèn - Goèn gomèn’io les tapoz !! : Allez me dénicher (trouver) ces bâtards !!
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