Chapitre 60 : Ascension au ciel doré

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Je ne sens plus mon corps… c’est quoi ces mains ?

Lonka listait tous les changements qu’elle pouvait observer sur son enveloppe et dans sa chair : elle remarqua tout d’abord la peau de ses avant-bras et de ses mains se boursoufler et se déchirer à certains endroits pour laisser apparaître une couche noire et striée qui lui rappelait l’exosquelette des Hantz. Elle pouvait voir les parasites qui s’étaient incrustés en elle se mouvoir sous son épiderme, mais hormis l’effroi qui la secouait, elle ne ressentait aucune douleur. Coulant de chaque côté de ses épaules, ses cheveux avaient poussé jusqu’à dépasser sa poitrine et s’étaient imprégnés d’une substance brune et vaseuse. Un liquide symbiotique qui collait à ce qu’il restait de sa combinaison de cuir et sa chemise échancrée. Ses tentacules pointèrent vers les hauteurs du puits et interpellèrent leur hôte en faisant claquer leurs mandibules – aux yeux de Lonka, le mécanisme à l’extrémité de ses phalanges mécaniques ressemblait plus à une bouche qu’à une pince –. Ça vient de moi, tout ça ? Mais je suis quoi, bon sang ?!

Pulcherra.

« Qui… que ? Mais vous êtes où ? » Lonka tourna sur elle-même en parlant tout haut. Elle avait beau savoir qu’elle entendait cette voix tantôt féminine et aphone tantôt masculine et grave uniquement dans sa tête, elle se persuada un court instant de voir apparaître l’individu dans son dos. 

Arrimée aux abords de l’antenne pour observer les évènements, elle repensait encore et encore à tout ce qu’il venait de se passer, que ce soit ces flashs de souvenirs avec Jorïs qui lui paraissaient si réels, ou ce terme inconnu qui annonçait l’activation tant attendue du Navire-Monde. 

La structure s’élevait dans les hauteurs du puits et des fenêtres de lumière s’ouvraient sur tout le pourtour du tunnel pour accueillir son passage. Elle leva les yeux, attirée par la lueur d’un colosse enflammé couchant, et distingua les plateformes où ses alliés bataillaient pour survivre entre les flèches avazen et les longes acérées des Hantz. 

Le toit s’ouvrit à son tour – quelques débris churent et percutèrent l’amalgame de créatures – et les excroissances métalliques qui formaient les larges marches d’un escalier en colimaçon commençaient à se rétracter. Elle pouvait entendre des cris de panique à mesure de l’ascension.

Un éclaireur barbare glissa de sa plateforme et tomba tête la première dans le nid à chimères. Les tentacules s’agitèrent aussitôt autour de lui, mais Lonka n’eut pas le temps d’observer le lynchage que trois autres Avazen chutèrent de leurs piédestaux, suivis d’une ombre qu’elle eut l’impression de reconnaitre, quoique perturbée par ce filtre rouge qui voilait sa rétine.

Enfin, elle croisa le regard affolé de Gojïn avant que l’ascenseur ne dépasse sa cachette. Elle comprit aussitôt et chercha Dän dans l’amas de créatures. « Ne l’attaquez pas, s’il-vous-plaît ! », s’affola-t-elle en fermant fort les yeux, espérant que la transmission passe mieux ainsi.

Ce qui lui paraissait étrange se confirma un peu plus lorsqu’elle vit les chimères mécaniques se disperser. 

Qu’elles soient petites ou imposantes, elles prenaient soin d’éviter les présences humaines pour rallier au plus vite les embouchures. Auparavant dissimulées par la marée de créatures, ces dernières étaient creusées tout autour du disque qui délimitait l’antenne. À mesure que la place se vidait, l’assemblage apparaissait plus nettement encore, dévoilant son alliage argenté et ses successions de ronds concentriques qui formaient une pyramide à trois niveaux.

Les alvéoles se refermèrent derrière un portail d’acier qui épousait les formes de la structure.

Elle chercha ensuite le champion de Golèn d’un œil inquiet, mais son regard s’arrêta sur les trois ennemis qui se relevaient. L’un d’eux avait un pied en charpie et se tenait sur une jambe. Le plus imposant mit plus de temps à se redresser. La fille-méduse plissa les yeux pour mieux le distinguer dans cette onde sanglante.

Elle ressentit un haut-le-cœur après l’avoir reconnu, lui qui avait apporté la désolation dans le village de Yön-Goän. « Aaarh, j’ai beau avoir des réserves, je crois que mon heure est arrivée », grommela ce dernier en se tenant le bas du ventre. Lonka remarqua la large entaille sur sa bedaine proéminente. Des filets de sang suintaient entre ses poils et sa transpiration. « Mais avant, occupons-nous de ce petit ange », s’esclaffa-t-il en la pointant du doigt. Ses sbires la mirent en joug.

Il ne leur restait que trois à quatre flèches chacun et leurs mains tremblaient. Lonka fit alors un pas en arrière. Du moins, elle le crut avant de se rendre compte que son corps ne répondait pas à ses appels. Quelque chose la tétanisait sans qu’elle ne le contrôle. Mais… Non !

Les deux flèches fusèrent. Celle de l’arc rata sa cible, celle de l’arbalète la transperça au thorax. Lonka eut le souffle coupé, mais son corps resta droit, impassible. Elle ne ressentait toujours rien. À peine pouvait-elle bouger les traits de son visage, crispés par l’effroi de cette blessure sans saveur. 

Les sbires encochèrent une nouvelle flèche quand le monstrueux barbare bouscula son archer et lui arracha son arme avec force. « Passe à la dague, tu ne sais pas viser ». S’il-te-plait, bouge ! Allez, bouge ! Lonka commença à peine à retrouver des sensations au bout de ses doigts et de ses oreilles lorsque le deuxième tir d’arbalète la toucha au flanc.

Un point blanc apparut soudainement au centre de sa vision, devenue floue. 

Elle venait de se faire transpercer le crâne.

Elle entendit les esclaffes victorieuses de l’ogre lorsque sa vue se couvrit totalement de rouge à nouveau. 

Des palpitations s’emparèrent de tout son corps. Les rires s’arrêtèrent.

Pas comme ça ! Jamais ! Ses yeux se tournèrent vers le chef avazen, dont la jovialité avait laissé place à une expression horrifiée. « Mais ce n’est pas possible, t’es qui en fait ? », souffla ce dernier en baissant son arc.

– Mon nom est Lonka et tu vas payer pour ce que tu as fait à mon peuple.

– C’était bien toi alors, l’obsession de Shrïn. Ou bien le monstre qui a attaqué Kalah dans la forêt. Je ne t’avais presque pas reconnue avec ta tronche de démon – Lonka tiqua à ses mots. Elle voulut porter ses mains à sa figure, mais peinait encore à bouger les doigts – Héhé, lorsque tu reverras ton frère en enfer, transmets-lui le bonjour du Dön Malaz. 

– Tu…tu… Non, tu ne peux…

Lonka n’arriva pas à finir sa phrase et sentit la chaleur se déverser dans son ventre, puis remonter le long de son estomac et son œsophage. Les sensations revenaient, apportant peine, douleur et colère. Une pulsion obscure qu’elle ne pouvait plus refreiner. « Non attends, n’y va pas ! », beugla le monstrueux Malaz à son sbire qui se jeta sur elle, dague en avant.

L’instinct surgit.

Lonka ferma les yeux et cria de toutes ses forces. Une effroyable détonation résonna dans ses oreilles, accompagnée d’un bruit d’holoporte bien plus long et intense que ce qu’elle avait pu entendre auparavant.

Lorsqu’elle retrouva le voile rouge de sa vision, elle constata tout d’abord les traces de carbonisation répandues en ligne droite à ses genoux. Sans même s’en rendre compte, elle s’était effondrée après son effort. L’ascenseur s’était arrêté, le temps de témoigner du large cercle de métal cramé sur la paroi du puits – Le centre restait embrasé –. 

Malaz sortit la tête du muret derrière lequel il s’était caché et constata les restes de son camarade : deux bottines encore debout, le reste du corps ayant disparu dans la déflagration. Il échangea un regard succinct avec son dernier compagnon d’arme avant que les deux ne se dispersent. Ils prirent soin de marcher ou sautiller à l’abri du muret pour entourer la fille monstrueuse.

Lentement, Lonka se releva. 

La plateforme redémarra son ascension. Elle n’était plus qu’à une quarantaine de pieds du sommet et, à présent, le colosse enflammé enivrait le champ de bataille de ses derniers rayons. 

Lonka ne savait plus où donner de la tête : ses agresseurs étaient sur le point d’agir alors qu’elle se sentait encore ankylosée. Dän ne s’était toujours pas montré et elle imaginait le pire.

Contrairement à la tétanie de la jeune humarion, ses extensions passèrent à l’action. La première déplia son exosquelette et faucha l’éclaireur barbare qui venait d’escalader le dernier niveau de l’antenne. Ce dernier tomba sur l’épaule et roula à son point de départ, évitant de peu l’assaut du deuxième tentacule qui tenta de lui porter l’estocade. « Pas comme ça, débile ! », jura Malaz. 

Les extensions suivirent le mouvement de Lonka lorsqu’elle se tourna vers lui. « À nous deux, maintenant », répliqua le monstrueux barbare en présentant ses deux mains nues pour la riposte. Il ne se souciait plus de son abdomen pourfendu, alors qu’un bout d’intestin était proche de s’en échapper.

Brusquement, Lonka balança ses deux longes vers son adversaire.

Les tentacules fusèrent avant d’être stoppés par la poigne du géant. Lonka écarquilla grand les yeux : en plus d’avoir esquivé l’assaut, il avait réussi à attraper les deux artefacts à l’enveloppe rugueuse sans trop de difficulté. « Je t’ai eue », Malaz agrippa plus fort encore les extensions et commença à tourner sur lui-même, emportant la fille-méduse dans le mouvement.

Elle vit le socle de l’antenne tourner sur lui-même avant qu’elle ne soit projetée avec force et vitesse sur la paroi, puis elle sentit quelque chose craquer dans son dos à l’impact, avant que son buste ne heurte le sol. La souffrance fut si intense qu’elle hurla toute sa rage. « Oui, vas-y petite, j’adore t’entendre crier !! ».

Malaz détacha sa grande hache de sa bandoulière. Alors qu’il approchait, un sourire hideux aux lèvres, son acolyte apparut dans son sillage et bondit sur son pied valide jusqu’à trouver un angle de visée pour braquer son arbalète sur Lonka, sans être gêné par la présence imposante de son chef. 

Elle se redressa sur ses avant-bras. Je peux enfin bouger ! pensa-t-elle en sentant chacun de ses muscles répondre à ses décisions. « Tu as l’air d’avoir un sacré pouvoir. Mais heureusement pour moi, tu ne sais pas te battre ! », Malaz leva sa hache et la fit tomber avec panache sur sa cible. D’un bond, Lonka esquiva sur le côté. « Tire ! », le sbire s’exécuta et décocha sa flèche.

Cette dernière transperça son épaule, la faisant bramer de douleur une fois de plus. 

À présent, elle ressentait tout. 

Esseulée et de nouveau à genoux, elle arracha avec rage la flèche et observa avec surprise sa blessure se refermer sur elle-même. « Ne t’inquiète pas, petit ange. Ton calvaire s’arrêtera lorsque je t’aurai tranché en petits morceaux. », même si son entaille nuisait à ses mouvements, Malaz se retrouva rapidement à sa hauteur pour balancer un nouveau coup. 

La hache retomba avec plus de force encore et se planta dans le sol. Les tentacules en profitèrent pour se jeter à nouveau sur l’assaillant, mais ce dernier les attrapa de la même manière.

Il tira Lonka jusqu’au sol et la traîna à ses pieds. « Lâche-moi ! », gronda-t-elle en se débattant. « Prépare une autre flèche ! », ordonna-t-il avant de poser son genou sur la gorge de la fille. 

Le sbire s’exécuta, mais en mettant la main à son carquois, il ne trouva aucune munition. Persuadé qu’il en restait une, il se retourna, mais tomba face au torse nu et saillant d’un grand homme à la mâchoire carrée. « Que… », avant qu’il n’ait le temps de répondre, l’individu lui planta sa flèche restante sous le menton. La pointe transperça sa langue et se logea dans son palais. Surpris, il n’émit aucun son.

« Bordel, t’es encore vivant toi ! », éructa Malaz en découvrant la scène. Dän, à l’aide ! pensa Lonka, qui n’arrivait plus à parler ou respirer sous le poids du genou près de sa glotte, mais qui voyait son sauveur dans le coin de l’œil.

Dän attrapa son ennemi encore vivant par la nuque, arracha la flèche et la rentra dans son œil. Le cri strident du sbire témoignait de l’atrocité du geste. Dän enfonça la flèche le plus loin qu’il put, jusqu’à ce que l’éclaireur s’effondre.

Le champion de Golèn se jeta ensuite sur Malaz, mais ce dernier riposta en le repoussant de sa hache. Lonka sentit l’étreinte se desserrer et se dégagea de l’emprise, mais le monstrueux barbare, qui maintenait toujours ses tentacules dans la paume de sa main, se remit à les faire tournoyer.

Lonka se sentit décoller du sol, mais, comme si elle l’avait demandé cette fois, ses tentacules se rétractèrent, lui permettant de reposer pied. Les extensions glissèrent de la main de l’ogre, l’une d’elles profitant de l’instant pour pincer de sa gueule le poignet.

Malaz tempêta et Dän s’élança vers lui, déterminé. Le barbare serra sa hache et trancha l’air d’un mouvement vers le haut. 

« Non !!! », brailla Lonka. 

Dän baissa les yeux vers l’entaille qui partait de sa poitrine gauche pour rejoindre son flanc droit. Le sang jaillit abondamment. « Honoré de t’avoir connu, Lonka », souffla le champion de Golèn avant de s’effondrer.

Sans réfléchir, Lonka visa la blessure du Dön et plongea sa main dedans. « Aaaaaah ! », gronda de haine et de douleur Malaz. Il la repoussa d’une claque monumentale.

La vue de Lonka se brouilla, mais elle garda ses esprits. 

Elle voulut le désintégrer de son souffle de feu, mais ne savait pas comment procéder, alors elle leva les points et se mit en garde, ses extensions pointant leur menace au-dessus de ses épaules. Maintenant, elle devait aussi venger Dän. « Purée… purée… Même moi je n’aurais pas tenté quelque chose d’aussi dégueulasse », s’esclaffa-t-il nerveusement en crachant des filets de bave sanglante.

L’antenne traversa le toit béant et s’éleva dans l’air frais de l’extérieur. L’ascenseur ralentissait sa course, sur le point de s’arrêter.

Le Dön regarda sa chair et ses mucus glisser au-delà de son ventre. Il offrit alors un regard qui semblait étonnamment apaisé.

L’ascenseur s’arrêta, dévoilant l’immense paysage des abysses émeraude.

– Allez, il est temps d’en finir, petit ange.

Lonka fit les gros yeux et Malaz brandit sa hache. La fille-méduse cria pour se motiver et s’élança vers le barbare.

Deux flashs l’aveuglèrent.

Elle tomba les fesses au plancher après avoir percuté un buste. Aussitôt apparu, le chef d’escouade, baignant dans une vive lumière, baissa les yeux vers elle.

– D’... Deön ?! Non ! Attention derrière t’...

– Oh mais arrête de gueuler ! C’est bon, on a réussi.

– Hein ?!

L’oiseau du tonnerre se détourna en laissant le champ libre ; Lonka ouvrit des yeux immenses. « Mais… Bordel, t’es qui toi, encore ? », vociféra Malaz, dont le bras était retenu par la poigne majestueuse d’un grand être ailé.

« Vaä ! C’est bien toi ?! », hurla Lonka avant que ce dernier, en guise d’affirmation, n’agite ses plumes aux radiances satinées. Il avait la peau craquelée de stries bleus fluorescents qui rappelaient les artères du berceau. 

Malaz lui porta un crochet vengeur à la mâchoire, mais le grand être resta impassible.

Le Dön hurla, comme si une douleur nouvelle apparaissait :

– T’es qui espèce d’enfoiré ?!

– Je suis le Raphakrion, exposa Vaä d’une voix grave et résonnante. Fils du destructeur de ce monde et gardien du prochain.

Malaz hurla plus fort encore.

Lonka et Deön observèrent la scène, bouche bée pour l’une, qui ne comprenait pas ce qui se tramait, mine victorieuse pour l’autre, qui gardait les bras croisés en attendant que démonstration se fasse.

Le Dön Malaz arrêta d’hurler et s’immobilisa. 

Sa peau et ses intestins pendouillant de son ventre virèrent au brun, puis au gris, avant de se durcir.

Du vilain, ne demeurait plus qu’une statue de roche et de fer. 

Sous le crépuscule naissant de Suän Or, l’antenne du Navire-Monde pointait fièrement vers les nuages dorés. 

Elle accueillait le retour triomphant de l’Aènjugger.

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