Chapitre 62 : Suän Or en mouvement
Le sol tremblait. Les stries du ciel viraient au violet.
Une étrange sensation s’immisçait dans le cœur des guerriers : quelque chose de gigantesque s’apprêtait à sortir de terre.
– Navire volant en vue ! s’exclama l’éclaireur dans un parfait langage commun.
Shrïn s’extirpa du cockpit, descendit le long de tronc d’arbre millénaire et s’avança sur la corniche qui dominait la jungle de Talèn. Le sbire, plutôt grand et affuté, reconnaissable aux tatouages qui formaient un glaive sous son œil droit, pointa du doigt la cible et présenta de l’autre main la lunette qui permettait d’en apprécier les détails malgré les quelques lieues d’écart.
Le Deikh Nemara porta l’objet à sa vue. Les nuages se chargeaient en ondes rougeoyantes. Il déplaça légèrement l’optique pour trouver ce qu’il cherchait : cette fois, le vaisseau apparaissait distinctement à travers la mire. C’était le même aéronef. « Pas de doute, ce sont bien eux. », confirma-t-il, stoïque.
Hiel s’approcha à son tour. L’éclaireur lui traduisit l’information en dikkèn. Ils se tournèrent alors vers leur chef de meute. « Deikh ? », commença Hiel avant que Shrïn ne lève le doigt pour le faire patienter.
Il voulait être sûr de la direction que prenait le vaisseau renégat. Sans quitter sa lunette, il désigna du doigt l’éclaireur, presque aussi grand que lui :
– Toi, quel est ton nom ?
– Clemèn, mon Deikh.
– D’où viens-tu ?
– Heu, je suis un Avazen, comme…
– Où es-tu né ?
L’éclaireur se ravisa et prit un instant pour choisir ses mots :
– J’ai vécu mon enfance en Orerl, mais je suis né à Avaloz-Wina.
En entendant ce terme, les autres sbires froncèrent les sourcils. Pour l’Empire Avazen, l’Union d’Avaloz était, au même titre que le Royaume d’Aizen-Encor, l’ennemi juré.
Cependant, Shrïn acquiesça et continua ses observations.
– Clemèn, dis aux autres que nous partirons à la levée des trois lunes. Nous laisserons les rats entrer dans leur terrier avant d’y mettre feu.
Shrïn tendit la lunette à l’éclaireur. Ce dernier s’empara de l’artefact et prit son nouveau rôle à cœur, fier de l’attention que lui portait un haut-gradé. Le Deikh huma l’air et se tourna vers l’horizon. Il ne pouvait pas le distinguer, mais il avait la conviction que, là-bas, quelque chose était en train de changer. « Clemèn, dis-leur aussi qu’ils peuvent se reposer en attendant les trois lunes. La nuit promet d’être longue ».
Le Deigön approuva et traduisit. Hiel et le troisième éclaireur hochèrent la tête, sans dire mot.
***
Xoneineim contemplait, assis et immobile, la fronde navale qui touchait à son but. Les radiances améthyste de l’Orr Ozfazi se reflétaient sur la baie vitrée et donnaient un éclat supplémentaire à son armure. L’acrylique violacé scintillait des derniers errements solaires.
Face à lui, Mannfratt fumait de mille parts.
La cité de bronze prenait doucement feu. La moitié de l’armée adverse était décimée sous les bombardements de gozbums. De ses deux cents balistes, la Gunosswald avait changé le cours de la bataille. Sa coque d’acier se divisait à l’avant en trois proues qui pointaient le rivage telles des crocs de titans. Il avançait fièrement ses sept cents pieds de long à travers les épaves de caravelles.
Les navires de la cité encore en état de marche avaient tous battu retraite. Ne restait plus qu’à débarquer.
Cependant, quelque chose ne plaisait guère au Larj.
Un pressentiment.
Il porta ses observations sur la ligne de navires qui luisait au grand large malgré la levée du crépuscule : les vaisseaux de guerre d’Avaloz étaient toujours là, immobiles. Xoneineim se frotta le front, pensif.
Finalement, il se leva et se dirigea au centre de la pièce.
Le cryptoradar s’était enrobé d’une teinte rougeoyante qu’il n’avait jamais vue aussi distinctement. Il se pencha au-dessus de la roche et remarqua un point plus rouge encore se diriger vers lui.
Plongé dans ses songes, le signal d’une transmission radio le fit tressaillir. Le Larj appuya sur le bouton de réception : aussitôt, des échos de cris et d’explosions se diffusèrent.
– Ici le Larj Xoneineim, que se passe-t-il ?
– Mon Larj ! Nous sommes attaqués !! s’exclama une voix aussi gutturale que paniquée.
– De quelle manière ? Expliquez-vous ?
– Je ne l’ai pas encore vu, il est en train de détruire l’arrière du navire. Il est arrivé depuis les terres et je ne sais pas ce qu’il s’est passé mais...
Une détonation coupa la parole au guerrier. Xoneineim patienta, réfléchissant à ces quelques mots qui confirmaient cette sensation d’oppression. Le Deikh à l’autre bout de la transmission reprit la parole :
– Il... Il est seul ! Il a des ailes ! C’est un ange !! – Xoneineim resta silencieux – Mon Larj ! Que doit-on faire ? Il a détruit la moitié de l’arche et il a... Il vient de faire quelque chose ! Il fait quelque chose avec tout le rivage ! Que doit-on faire ?!
– Continuez de vous battre.
Xoneineim appuya sur le bouton et termina la transmission radio. « Faire quelque chose avec tout le rivage... », se ressassant cette mystérieuse indication, il posa ses deux mains gantées sur le plateau du cryptoradar.
Un moment passa sans qu’il ne fasse rien.
Après tout, il le savait : il était temps de se confronter à un être capable de détruire le monde, mais maintenant que cette confrontation paraissait inéluctable, il hésitait. Avait-il vraiment sa place, ici, entre des créatures d’une autre dimension ?
Il leva sa main et remarqua qu’elle tremblait. Cette vision l’énerva. Que devait-il faire ? Prévenir Kommogus pour dépêcher de l’aide ? Tenir sa position coûte que coûte ? Ou alors... Il tourna la molette pour passer les crans des différentes transmissions radios. Il fallait trouver une certaine fréquence, celle qui pourrait lui offrir le salut.
Deux annonces sonores se synchronisèrent avant que le crachin de la ligne n’indique la mise en écoute.
Xoneineim attendit qu’elle parle, mais devant le silence de cette dernière, il se ravisa :
– Mon seigneur ?
– Je ne pense pas être votre seigneur, Monsieur Xoneineim, répondit une voix féminine et élégante – Le Larj était à présent sûr que c’était elle –. Vous êtes-vous trompés de canal ?
– Non, seigneur Gunmeizia, j’ai besoin de votre conseil.
– Oh ! Annoncez-moi une bonne nouvelle, beauté. Mon frère vous rend visite ?
– Il arrive, oui. J’ai besoin que votre pouvoir s’active !
– Sur la Gunma Nova ? Ah c’est vrai, je devrais plutôt dire sur la Noneimwald ? –Xoneineim fit de gros yeux – Bah écoutez, c’est votre bateau maintenant, plus le mien.
– S’il vous plaît seigneur, il n’a jamais été question de vous voler votre bien.
– Ahah je sais, c’est moi qui l’ai offert à Kommogus. Je savais qu’il en aurait besoin. Pour ce qui est de mon pouvoir, il a toujours été actif sur cette arche. Vous imaginez bien sinon qu’à la moindre tempête elle aurait fini au fond de l’océan.
– Mais... Il n’y a pas... ?
– Écoutez, Xoneineim – La voix du seigneur Gunmeizia se fit plus tranchante –. Attendez que le Raphakrion se présente sur mon navire. Ensuite, et seulement ensuite, je ferai en sorte qu’il ne puisse plus en redécoller.
La transmission se coupa dans la foulée.
Xoneineim serra les dents. Il venait de se faire renvoyer à ses études comme un simple aspirant.
Un bruit sourd résonna à l’extérieur.
Le Larj s’approcha de la baie vitrée et contempla la scène. Du haut de son perchoir, il ne remarqua pas tout de suite le changement lorsque soudain, une ombre gigantesque apparut sous l’océan. Elle sortait d’en dessous de l’île, comme si le socle de cette terre aux cent lieues venait de se détacher.
Le Larj tressaillit et sentit son cœur monter dans sa poitrine. Personne ne l’avait prévenu de ça.
Et “ça”, ce n’était pas un ange.
Les appels, comme les rotors au plafond, s'affolèrent. Tous les gradés de la Croisade tentaient de le joindre en même temps.
Les flots commencèrent à s’élever.
La Gunosswald fut tiré vers la rive. Des murs d’eau se formèrent derrière sa proue et engloutirent les épaves du champ de bataille.
La fronde maritime, dans le sillage de cette ombre titanesque qui veillait en dessous, fondit sur la croisade avazen. La formation en losange protégeant l’arche du Larj se désagrégea sans qu’il n’en donne l’ordre.
La Nerosswald, deuxième arche la plus avancée sur le champ de bataille, gonfla ses voiles à contre-sens, suivie dans sa manœuvre par la Borönwald et la Moldowald. Les arches émirent leurs râles en chœur dans la chauffe des moteurs.
Les croiseurs dévièrent de leur trajectoire face aux montagnes d’eau qui les menaçaient. Ils espéraient rallier au nord-est le plus large et le plus à l’écart de tous les mastodontes marins : la Latosswald pouvait accueillir à l’intérieur de sa coque argentée l’équivalent de la population de trois arches. Son rôle était d’assurer la retraite et s’il ne disposait d’aucune arme, un dôme géant en écaille d’acier couvrait le pont telle une carapace de tortue.
Xoneineim observa, sidéré, le vent de panique qui s’emparait des navires.
Au fond de lui, il comprenait.
Il tourna les talons et accourut de nouveau au cryptoradar. Il tira avec rage le levier de transmission général et dit :
– À toutes les arches, retraite !
La première vague scélérate frappa la coque de la Noneimwald. Les murs tremblèrent et, pour la première fois, le Larj sentit son perchoir chavirer. « Non ! », le mot s’échappa de sa bouche. Il était tétanisé.
Le rouleau géant cogna les arches et écrasa les croiseurs environnants, les menant droit dans la gueule de la chose qui veillait en dessous.
***
Les échos d’un grondement grave se répercutaient sur les parois dorées du hangar. Les trois plateformes disposées en étages frémissaient d’un terrible présage et en dessous, les croiseurs amarrés en deux rangées droites courant jusqu’au fond des quais se percutaient entre eux.
Encore fringuant, Jorïs se rapprocha de la rambarde et découvrit l’agitation des flots. Blekk, allongé sur un brancard de fortune comme les centaines qui couvraient le sol du deuxième étage, inspectait l’agitation des barbares. Les quelques guerriers encore debout accouraient dans tous les sens, soit pour aller chercher des lances rangées près des grandes statues en or massif – Elles représentaient de vaillants généraux de l’armée avazen –, soit pour se rendre aux escaliers en colimaçon qui descendaient aux quais, afin de porter de l’aide aux flibustiers affairés à calmer l’ardeur des croiseurs.
– Blekk, ça ne sent pas bon.
– Parle en dikkèn ou ne parle pas, Jorïs, commanda Blekk d’une voix étouffée.
Il surveilla les éclopés gisant autour de lui. Certains, une grosse écharde de bois plantée dans l’abdomen, une jambe tronquée où une épaule arrachée, étaient déjà morts ou sur le point de trépasser. Les quelques-uns encore conscients imploraient dans ce langage guttural. Jorïs jeta un œil lassé à cette désolation et commença à se déplacer le long de la rambarde.
Blekk se redressa en soufflant pour évacuer la douleur. Son torse et son ventre étaient entièrement bandés. Le buste à découvert, il grelotta du froid environnant. Il prit soin d’observer si aucun avazen n’approchait, puis bascula sur le côté pour sortir du brancard. Reprenant ses appuis, il interpella Jorïs :
– Hé, tu fais quoi ? On doit encore attendre un peu.
– Justement, j’ai l’impression que ça va être cette fois une très mauvaise idée d’attendre plus. Il y a quelque chose qui se passe en bas.
Blekk se traîna jusqu’à la rambarde et inspecta à son tour les déchaînements des flots sur les quais. Entre cris et capharnaüm des tôles, il fut happé par ce spectacle si intense et étrange à la fois : les barbares tiraient depuis le sol sur des grosses cordes accrochées aux mâts. Certains malheureux étaient tombés entre les navires.
La mer se gorgeait d’effluves rouges et noires.
Soudain, un grésillement s’échappa des quatre grands caissons installés au premier étage. « À toutes les arches, retraite ! », à l’annonce affolée du Larj, le branle-bas de combat s’intensifia à l’intérieur de la Noneimwald.
Une puissante fronde frappa la coque de l’arche. La structure aux courbures chimériques sembla se contorsionner. Des bruits d’objets se fracassant sur le sol résonnèrent au troisième étage. Bousculés, Jorïs et Blekk s’agrippèrent à la bordure. Le premier parvint à se maintenir quand le deuxième s’effondra.
Les cœurs des fugitifs se soulevèrent lorsque l’immense coque se mit à pencher. Blekk roula jusqu’à se prendre un brancard en pleine figure.
Puis la coque se redressa et tituba dans l’autre sens. Les brancards et les cadavres glissèrent dangereusement vers Jorïs (emportant Blekk au passage), avant d’être stoppés dans leur course.
La Noneimwald était droit, à nouveau.
Jorïs accourut au chevet de Blekk et s’empara de son bras, qu’il passa autour du cou.
– Bon d’accord cela serait une très mauvaise idée, mais tu comptes faire quoi ? demanda le Bouseux, soulevé par la solide épaule de son ami. On ne peut pas descendre et s’emparer d’un croiseur avec tous ces gars autour.
– On se barre d’ici par un autre endroit, ce n’est pas grave.
– Tu comptes nous emmener où ?
Jorïs leva les yeux puis regarda autour de lui. Il se sentait épié.
Des gardes et des estropiés commencèrent à l’imiter, soutenant leur camarade pour s’échapper d’ici.
Ils le pensaient un des leurs et Jorïs le comprit. Il n’avait rien à craindre de ces êtres déboussolés, incapables de faire la distinction entre un allié et un ennemi.
– Très bien, on se dirige vers le fond du hangar, il doit bien y avoir un passage vers une autre salle ou une issue pour nous mener au pont.
– Dirige toi vers la gauche alors. J’ai cru voir une ouverture derrière l’escalier, là-bas au fond.
Blekk pointa du doigt l’autre bout de la plate-forme, plongée dans la pénombre de sa voisine du dessus. De grands tapis rouges couvraient le sol jusqu’au croisement de deux chemins : un escalier ou le début d’un pont.
Une nouvelle secousse agressa l’arche, mais la Noneimwald résista une nouvelle fois à l’impact.
Après avoir repris son équilibre tout en soutenant son ami, Jorïs acquiesça et lâcha la rambarde.
Ils enjambèrent à bonne allure les cadavres, synchronisés dans leur mouvement.
« Attends, Jorïs, là », Blekk s’exclama à plein poumons, comme rassuré de ne pas être ciblé dans cette agitation générale. Les deux fugitifs s’arrêtèrent au détour d’une statue. Cette dernière représentait une femme au crâne chauve dont les beaux traits de visage, la forte poitrine et les longues jambes ne permettaient pas le doute sur son sexe. Jorïs se concentra sur son visage : son front présentait un tatouage, un symbole avec des ronds imbriqués. Le jeune homme se demanda qui pouvait bien être cette personne. « Ne perd pas le rythme », dit Blekk dans un sourire en lui plaquant sur le torse une lance qui gisait au pied de la statue. Jorïs récupéra l’ustensile et fronça les sourcils. « Sait-on jamais... », acheva le Bouseux en s’armant d’une autre lance avant de reprendre la marche (sans l’aide de son compagnon d’infortune).
Ils tracèrent ainsi leur chemin entre les brancards. L’odeur de la mort se mêlait au soufre et au parfum des vagues. Derrière eux, le remue-ménage des croiseurs prenait de l’ampleur.
Le chemin était plus dégagé : Au bout de la coursive longeant les parois onduleuses, un tunnel, encastré dans un renfoncement de la coque (sûrement un couloir au vu de sa forme), les guiderait probablement vers le centre du colosse flottant. « Allez, on y va », confirma Jorïs, enjoint dans sa volonté par Blekk et deux petits groupes d’Avazen qui avaient décidé de les suivre. Sans prendre en compte cette présence, ils s’élancèrent.
Pendant la traversée, Jorïs se laissa tenter à regarder par-dessus le garde-corps : les quais se trouvaient cinquante pieds plus bas, à présent complètement inondés.
– Plus de temps à perdre, avance ! s’exclama Blekk.
Jorïs se redressa et parcourut les derniers pieds menant à la coursive par de grandes enjambées. Rapidement rejoint, il s’avança jusqu’à l’embouchure du corridor. Ce dernier était éclairé par les lueurs du crépuscule qui se reflétaient sur les longues baies vitrées. « Blekk, on va pouvoir voir ce qu’il se passe ! ».
Les fugitifs s’engouffrèrent dans le couloir, suivis à la trace par les groupes d’estropiés et, après quelques vifs pas pressés, tout le monde s’arrêta net en remarquant ce qu’il se produisait au-devant de l’arche.
Les courbures de la baie vitrée renvoyaient une vision déformée, mais... « Non, j’y crois pas... », souffla Jorïs en laissant tomber ses bras.
Là, au large des navires avazen, un infini mur blanc se dressait, jaillissant de l’océan pour protéger Suän Or. Les flots en fusion formaient des dunes où glissaient les arches voisines devenues incontrôlables.
La Terre Bleue était devenue une couche de ténèbres prête à engloutir la Croisade tout entière.
Non, ce n’est pas possible ! Il bouge ! Alors que le mur blanc s’apprêtait à boucher l’horizon et la vue des monts de Suän Or, Jorïs constata avec stupeur les mouvements de cette muraille lactescente et les terres qu’elle claustrait en son sein. Comme si, lové dans sa coque fraîchement émergée, l’archipel était devenu un navire. Un navire aussi grand que tout un monde.
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