Chapitre 63 : Tabantz et les trois arches
La première lune débutait son ascension.
– No’olia en vue, on fait quoi maintenant ? demanda Gojïn.
– On descend, ordonna Irina.
La capitaine Morgän commençait à maîtriser les commandes du vaisseau. Elle poussa légèrement le levier central et glissa sa main libre de chaque côté du tableau de bord : l’engin redressa ses ailerons et amorça sa descente.
Depuis leur aéronef filant au ras des arbres, l’escouade pouvait contempler la vallée de No’olia et sa cité plus fourmillante que jamais. Des feux étaient allumés pour réchauffer et éclairer les migrants de Tabantz et de ses environs. Les tentes et les chapiteaux dressés dans la journée avaient remplacé les caradjettas sur les grandes places.
Incrustée à la paroi rocheuse qui bordait le nord de la ville, la Grande Tige répandait sa lumière bleue, décuplée par la taille de ses projecteurs. Derrière la ville, au creux des deux monts, l’éclairage dessinait les contours de rangées de croiseurs. Si nombreux qu’on ne pouvait les compter, les véhicules de la Milice reposaient dans la pénombre.
– Eh, les gars, vous avez vu ? interrogea le milicien Hiegel en les pointant du doigt.
– Je pense que tout le monde a vu, Gojïn, rétorqua Irina. Ils attendent le signal…
La vue galvanisa la petite troupe, qui sondait dans les mots de la capitaine un motif d’espoir pour la bataille à venir.
– Bon, et qu’est-ce qui nous vaut une escale à No’olia ? demanda amèrement Deön bras croisés et renfrogné dans un coin du cockpit, délaissant l’enthousiasme naissant.
– Lorsque nous arriverons sur la place, Bojän et Gojïn – Les deux levèrent la tête vers Irina –, vous irez à la rencontre des évacués pour savoir s’il reste des personnes en détresse à Tabantz. Pour ma part, j’irai trouver le premier milicien muni d’une cryptoradio. Je dois renouer contact avec l’état-major au lieu de foncer tête baissée vers l’objectif. Quant à toi – Elle lança un regard défiant à l’Oiseau du tonnerre –, je te laisse vaquer à ce que tu veux. Après tout, tu es un de ces êtres indomptables et tout-puissants, n’est-ce pas ?
Deön roula des yeux et tourna la tête. De toute évidence, il acceptait d’attendre et en profitait pour reprendre des forces : il se sentait vaseux depuis l’entrée dans le berceau et n’avait pas dormi depuis trois jours et trois nuits. Tout Jugger qu’il était, il sentait sa vision se troubler à la moindre déconcentration. À l’intérieur de sa cage thoracique, son cœur continuait de lui faire mal.
– Enfin, pour ce qui est de Lonka – Déboussolée, cette dernière restait silencieuse, la tête basse –, je suggère qu’elle ne se montre pas aux habitants dans son état actuel.
La fille-méduse agrippa un de ses tentacules et porta son extrémité à son regard. Cette monstruosité pulsait dans la paume de sa main noire de crasse ; cependant, la bête mécanique semblait endormie. Lonka leva les yeux et inspecta son reflet dans la visière : hormis les deux extensions qui coulaient sur chacune de ses épaules, son apparence restait humaine. « Tu devrais profiter de ce moment pour te reposer. », dit le milicien Biaz d’une voix douce. Avachi en face de Deön, le bras en écharpe, l’épaule encore suintante de sang, Bojän écoutait ses propres conseils. Le souvenir de ces deux derniers jours, les plus intenses de sa vie, occupait son esprit, mais dans cette cellule étroite où quatre autres survivants partageaient l’espace, il ressentait la chaleur de ses camarades. Il était triste pour Dän, Zoèn ou encore Cheïki, mais il n’avait perdu aucun de ses proches, ce qui l’apaisait.
Cependant, il restait au moins une nuit, où tout pouvait encore arriver.
– Lorsque j’aurai récupéré une cryptoradio et échangé avec les miliciens sur place, nous repartirons aussitôt, que vous ayez questionné assez de gens ou non – Irina s’adressa à Gojïn, toujours attentif, avant de se tourner une nouvelle fois vers Deön – Lorsque nous serons à Tabantz, qu’est-ce que nous devrions protéger en premier ?
Renfrogné, Deön continuait de regarder l’arrière du cockpit. Lonka l’observa et, à l’instar d’Irina, comprit qu’il réfléchissait. Elle constata aussi que l'aéronef ne volait plus qu’à une vingtaine de pieds du sol. La jeune humarion baissa les yeux et remarqua à travers les contours de la bulle les regards, pour la plupart inquiets, des villageois amassés au bord des routes menant à No’olia.
Les portes de la cité illuminées de torches et de projecteurs allaient être franchies.
Le regard noir, Deön dit :
– Lorsque nous serons à Tabantz, protégez ce que vous voulez. Pour stopper cette bataille il suffit de neutraliser une personne – Deön appuya sur ses derniers mots – et je sais qu’elle sera bien trop orgueilleuse pour ne pas se montrer – Le reste de l’équipage le dévisagea –. Cette fois, je vais lui régler son compte une bonne fois pour toutes, et nous penserons aux conséquences après.
La foule noire de monde accueillit l’aéronef dans un brouhaha intense. En observant l’atterrissage imminent du vaisseau sur le grand boulevard menant à la place centrale, ils se bousculèrent, paniqués, pour dégager une piste.
Gojïn posa sa tête sur le haut du siège et plongea ses yeux dans le ciel agité. Il observa les nuages et, l’espace d’un instant, eut l’impression qu’ils se déplaçaient plus rapidement.
Il restait encore une nuit.
***
Les gardes tremblaient. « Je vous ferai écorcher vivants et empaler ! », éructait Xhilna dans sa cage. La cellule était froide et sale. Les esclaves avaient uriné et déféqué sur le sol et la guerrière ne trouva qu’un pan de mur où les déjections n’avaient pas rampé. Les deux Avazen qui la surveillaient depuis la fin du jour étaient devenus la cible de son courroux, alors que d’anormales vibrations secouaient la cale.
Entre l’odeur pestilentielle et les remous incessants sous la coque du navire géant, la protectrice d’Er Zfrazim ressentait pour la première fois le mal de mer, affaiblie et dominée par ces barreaux en fonte.
– Libérez-moi, où vous le payerez très...très cher.
– Nous avons reçu nos ordres du Meid’Larj. Nous sommes désolés, s’excusa le garde de gauche.
– Vous êtes coupables de trahison, le Meid’Larj statuera sur votre sort une fois la bataille finie, exposa le garde de droite.
Xhilna se rua sur les barreaux, remuant les excréments sous ses genoux. Elle agrippa avec force les tiges de fer, faisant sursauter ses bourreaux :
– Coupable de quoi ?!
Les gardes reculèrent devant l’air ahuri de la terrible guerrière. Cette dernière brailla :
– Ne vous méprenez pas, le traître actuellement, c’est celui qui vous donne des ordres ! Il est fou. Un enfant gâté et fou ! Vous n’êtes rien pour lui et vous finirez comme moi, une fois cette bataille terminée.
Les deux gardiens de cellule s’échangèrent des regards perplexes. Xhilna ne put cacher un sourire en coin en les voyant hésiter.
Sa main droite repoussa le barreau d’un cheveu.
Elle fit les gros yeux et regarda subrepticement ce qu’elle avait fait : le barreau était fissuré à son socle. La guerrière leva la tête et remarqua l’inaction des gardiens.
Ces derniers n’avaient pas remarqué.
Elle se laissa alors choir contre le mur et étouffa quelques rires nerveux. Elle savait que, peu importe ce qui se passerait, elle sortirait d’ici. Elle se tourna une dernière fois vers les gardes et dit :
– Vous avez fait votre choix. Alors, comme vous, je vais attendre la fin de la guerre et me délecter du sort qui vous sera réservé.
– Il ne nous arrivera rien. Nous remplirons notre devoir et nous serons récompensés, répondit le garde de droite sur un ton tout aussi déterminé.
Xhilna pouffa, puis tenta de se détendre. Son mal de mer avait du mal à passer.
***
La première lune faisait face à Tabantz.
« Que toutes les unités se mettent en position ! », gronda le capitaine Javòn. En l’absence de la capitaine Morgän, il cornaquait les troupes depuis la terrasse du palais. Dans son armure rutilante de plusieurs pièces renforcées aux épaules et au thorax, il paraissait encore plus musculeux que de coutume, lui l’ancien champion de Golèn.
Cependant, la puissance qu’il dégageait n’inspirait guère plus de confiance à la trentaine de miliciens qui l’entouraient. Après avoir usé de leur force dans la grande évacuation de la cité, peu aidés par les secousses terrestres incessantes qui finirent d’apporter la panique parmi la population, ils étaient au garde-à-vous depuis le coucher du soleil.
Ils furent tout d’abord aux premières loges pour assister à l’ascension d’un grand mur blanc, trois lieues au large de leurs côtes. Malgré la distance, ils avaient tous ressenti une poussée de fièvre devant le gigantisme de cette œuvre. D’où est-ce que cette infinie muraille était sortie ? Quel présage annonçait-elle ? Les superstitions allaient bon train sur tous les fronts déployés.
Ils attendaient à présent médusés que le sort s’abatte sur la capitale.
Le chant des trompettes se diffusa dans les rues vides de Tabantz.
Deux croiseurs s’élevèrent au niveau de la terrasse avant de débuter leur descente vers le littoral où, au détour de l’estuaire, les ombres terrifiantes de trois gigantesques navires apparurent. « Arches ennemies en vue ! ».
En bas des escaliers qui menaient à la chambre du No Jagolèn, Perra observait l’horizon derrière les quatre miliciens qui formaient l’unité avec elle. Elle avait espéré tout au long de la journée retenir l’attention de ses dirigeants, mais « le temps presse et ne peut attendre votre doléance », lui avait-on répondu. Elle aurait voulu leur dire que, là, non loin des quartiers nord de la cité, connus pour leur chaude ambiance de fête, un bateau ennemi était amarré à quai.
Bojän était parti avec des miliciens d’élite pour une mission cruciale. Elle n’avait jamais pensé qu’il puisse être une personne si importante ; il n’avait pas eu besoin de ça pour lui plaire. Elle aurait tellement voulu en savoir plus sur cet homme au sourire radieux et aux douces intentions. Elle qui ne lui avait pas dit au revoir, allait bientôt mettre fin à ses remords.
Les arches sortirent de l’ombre. Perra baissa succinctement les yeux vers la pointe creusée de sa lankoroi. Cette arme lui sembla effroyablement désuète face à la menace imminente.
– Gardez votre position ! brailla le capitaine Javòn, son regard froid rivé vers les navires titanesques.
Le premier mastodonte présentait trois coques, celle du milieu étant bien plus imposante, mais en retrait des deux autres. Les extrémités possédaient chacune trois grand-voiles sur un plateau composé d’habitats et de réserves. Des navires plus petits y accostaient. Les plus grandes voiles à bâbord et tribord ralliaient la partie centrale du vaisseau (aussi haute qu’un bâtiment de cinq étages) par de longues cordes tendues par le poids des embarcations. La large carcasse transportait sur son pont un arsenal de balistes et de canons.
Une arche plus compacte, mais tout aussi impressionnante, traçait sa route en parallèle, camouflant ses détails à l’estuaire. Toutefois, ses trois grand-voiles dépassaient sa consœur et à son bord, empilée par vagues, une foule de bâtiments donnait l’impression qu’une ville résidait à l’intérieur.
Enfin, un troisième colosse des mers fermait la marche terrifiante. Il ressemblait à une rosace posée sur l’eau. Sans voile, le socle qui protégeait sa structure tournoyait à la force des courants, tiré par deux rangées d’une demi-douzaine de croiseurs avazen. Son pont s’élevait telle une couronne à étages.
Un trimaran géant, une caravelle transportant une ville et une véritable forteresse de l’océan, aucune de ces arches ne se ressemblait.
« En garde ! Préparez les défenses ! », éructa avec force le capitaine Jalòn. Perra rapprocha la lankoroi de son buste. Elle leva le menton et s’évada dans ce que le ciel lui donnait pour décor. « Qu’est-ce que… », étouffa-t-elle : les nuages défilaient plus rapidement qu’à l’accoutumée. Elle fronça les sourcils et plissa les yeux : non, elle ne rêvait pas, le ciel améthyste défilait au-dessus de sa tête comme si elle se trouvait à bord d’un croiseur en plein vol.
– Juno ?
Le milicien qu’elle interpella se retourna. C’était un homme de taille moyenne, mais de bonne corpulence. Ses cheveux bruns attachés en arrière laissaient ses traits sévères s’exprimer, mais son regard inspirait l’abattement.
– Depuis que le mur s’est levé, le ciel agit bizarrement, continua-t-elle – Elle espérait trouver une réponse tout à fait évidente à son observation –.
– R’gard’ d’vant toi Perra, le ciel indique juste que nous arrivons plus rapidement à not’ mort.
Juno répliqua vite et sèchement, puis se retourna. Perra n’avait pas l’habitude de prendre l’initiative de s’adresser aux autres. Pour l’une des dernières fois qu’elle se sentait de le faire, elle était de nouveau renvoyée à ses études. Elle serra un peu plus fort encore sa lankoroi sur sa poitrine et ravala ses mots.
Devant eux, le chef de troupe s’empara d’une cryptoradio et la bidouilla. « Ici le capitaine Javòn, terrasse du palais, les trois navires ennemis sont en vue. Il semble que celui le plus au large, avec la coque unique et les trois grandes voiles, détient le gros des armées. Les deux autres sont des offensifs. À vous ! ». Alors qu’au large, le catamaran géant virait petit à petit de bord pour faire face au port, le capitaine Javòn n’avait d’yeux que pour le micro de son seul moyen de communication. « Ici le capitaine Polièn, quartier sud, je confirme l’apparence des vaisseaux ennemis, je préconise la fin de la surveillance et la dispersion ». « Ici le primo-milicien Nodän, le navire sans voile a disposé des canons en ronde sur chacun de ses étages, il n’a pas d’angle mort, je préconise la fin de la surveillance et la dispersion », les hauts-gradés de la Milice de Golèn – Le primo-milicien Nodän venait du lointain avant-poste de No’Aheni ; le capitaine Polièn était dépêché de la deuxième grande cité portuaire du Duché, No’Tam – se relayaient pour divulguer succinctement leurs informations et leurs décisions.
Perra sentit une présence dans son dos. Perturbée, elle se retourna : c’était le No Jagolèn qui, du haut de son escalier, derrière sa barrière de lumière, jaugeait d’un œil anxieux l’état des forces en présence. Droit et flamboyant dans sa toge des grands jours, les bras croisés dans son dos, il patientait, lui aussi.
– Capitaine ! Alerte ! cria un soldat.
Tout comme le capitaine Javòn, Perra se tourna de nouveau vers la zone de guerre. Là, filant haut dans le ciel, un énorme boulet recouvert d’une toile s’apprêtait à fondre sur la ville.
Son cœur loupa un battement. Puis frappa fort dans sa cage thoracique.
***
Comme prévu, la ville avait été évacuée. Le Meid’Larj Kalhazer jubilait à la barre de la Berosswald. Depuis sa salle des commandes aussi grande et flamboyante qu’une réception de palace, il guettait.
À travers la mire déformée par la bulle du cockpit, il vit la première gozbum s’écraser derrière le port de la cité puis, dans une détonation hérissant le poil, les colonnes de flammes illuminèrent la tombée de la nuit.
L’Urobosswald avait lancé la première offensive. Cette forteresse navale qui n’avait pas besoin d’approcher la terre ferme mènerait le siège depuis le centre de l’estuaire. Ses réserves de munitions étaient suffisantes pour détruire Tabantz et au-delà.
Kalah se demanda même s’il était utile, au présage de cette victoire rapide, d’accoster.
– Mon Meid’Larj, restons-nous sur les ordres ? demanda le copilote à sa droite.
Kalah souriait, mais la vue des grands obusiers inanimés dans les hauteurs de la capitale le rendait perplexe. Entre la levée de ce mur et la sensation que l’archipel bougeait, il ne fallait pas sous-estimer ces armes en sommeil.
De sa main droite il lâcha la barre et la plongea dans sa cape afin de trifouiller la poche de son pantalon de cuir. Il en sortit deux gélules, blanches d’un côté, bleues de l’autre.
La médecine d’Alixen serait son meilleur allié.
Il releva le menton et secoua la tête pour remettre ses nattes rouges vers l’arrière. Kalah savait que ses leurres allaient fonctionner. Il était paré à toute éventualité, que ce soit la vaillance des adversaires ou l’arrivée des anges.
– Nous restons sur les ordres, préparez les croiseurs.
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