Chapitre 65 : Nuit de guérillas

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La deuxième lune s’approchait de son orbite.

 Accolé à l’onde protectrice qui se désagrégeait, le No Jagolèn observait les trois arches ennemies voguer dans l’estuaire et déployer leurs troupes. 

Celle qui ressemblait à une forteresse maintenait sa position au milieu de la baie. Au loin, on distinguait ses étages tourner sur eux-mêmes, alors que les projectiles tirés depuis ses différentes nacelles formaient des courbes dans le ciel avant de s’écraser dans la ville. À chaque détonation qui suivait, le cœur du Duc se serrait un peu plus. 

Les croiseurs de la Milice avaient tous succombé au bombardement. Leurs carcasses fumaient dans les rues de la petite coupole. 

 Dans cette nuit de plus en plus rougie par les flammes, l’impressionnante arche à trois coques, qui longeait le port tel un prédateur rôdant autour de sa proie, percuta finalement de front les quais au sud de la ville et déploya ses larges passerelles. Depuis sa chambre, le Duc constatait impuissant le débarquement des troupes entassées à bord de ce trimaran monstrueux, telle une sombre fourmilière circulant sur le dos de sa reine.

Les premières estimations de l’état-major étaient erronées car, à l’horizon, à mi-chemin entre le port et cet infini mur blanc, l’arche-cité patientait, déplaçant son ombre dans les remous obscurs sans dévoiler ce qui se tramait à son bord.

 Le No Jagolèn croisa ses mains, baissa son regard vers les miliciens qui occupaient sa terrasse, prêts à mettre leur vie en jeu pour protéger le souverain, et se tourna finalement vers un de ses gardes rapprochés :

 – Envoyez le signal aux bastions.

 – Tous les bastions, mon Duc ? demanda le grand et musculeux milicien qui se tenait derrière lui.

 – Absolument tous, nous devons gagner du temps.

 Le garde s’exécuta et s’avança jusqu’à la cryptoradio. « Message à tous les bastions, déployez les murs. Que tous les bastions déploient leur mur, ordre du No Jagolèn », dans la foulée de son message, les transmissions s’enchaînèrent : « Bien reçu », « Ennemie en approche, nous déployons le mur », « Bien reçu mon Duc », colonels et capitaines enjoignirent leur détermination. 

 Lorsque la dernière transmission se coupa, le No Jagolèn souffla un grand coup, baissa la tête et ferma ses paupières.

***

 – Meid’Deikh, obrrea iwu lènso ![1]

 Ryzmo Urka acquiesça. 

Depuis la chasse à l’homme initiée deux jours plus tôt, le Meid’Deikh avait pris le commandement des quatre croiseurs restés sur le Maahasuän. Nullement inquiétés dans leur périple, les navires avaient quitté sans encombre le lit du fleuve pour rallier le Blitzcharr[2] de Tabantz. Il ne restait qu’un quart des troupes, suffisant pour fomenter un plan et voguer discrètement au sud de Suän Or.

 Ryzmo surveillait les abords de la base de défense, montée sur pilotis au centre de l’estuaire. Il aiguisait ses deux grandes lames recourbées, gardant un œil sur son échiquier. La disposition des pièces ne laissait guère de place au doute : le siège de la ville était déjà une réussite. Il gardait en mémoire ses actions passées et celles à venir, balayant la scène à la recherche du moindre élément qui pourrait perturber son opération. 

Une fois les rives de la capitale de Golèn atteintes, son cortège sinua entre les autres croiseurs pour rallier le hangar de la base milicienne. 

La plupart des soldats profitèrent des dernières bribes de spectacle offertes par la forteresse flottante, illuminant cette nuit de guérillas par ses feux d’artifice ; d’autres s’extasiaient devant les visions lointaines du grand débarquement : ils étaient déjà un millier à s’infiltrer dans les rues du port et remonter les boulevards à bonne foulée, prêts à en découdre avec le peu de résistance restée sur place.

Les quatre croiseurs débarquèrent en ligne dans le hangar. Les quais étaient vides, prêts à les accueillir, mais Ryzmo restait persuadé qu’une opposition, même minime, les attendait.

Les équipages, une quinzaine de guerriers par navire, ne se donnèrent pas la peine de sortir les passerelles : ils sautèrent directement des ponts, avant de se précipiter dans les couloirs aux recoins sombres de l’alcôve.

 Ryzmo se fondit dans un groupe qui prenait un des trois embranchements. Il inspecta chaque angle du dédale, jusque-là inoccupé, mais alors que la lumière de l’étage s’intensifiait, une déflagration secoua l’avant-garde : ils étaient là.

 Le Meid’Deikh allongea sa foulée et se fraya un chemin jusqu’au bout du couloir. Ses semelles glissèrent sur une matière aqueuse et il manqua de tomber à la renverse lorsqu’il remarqua un petit groupe de miliciens armés de hallebardes. Leurs armures recouvraient l’intégralité du corps.

 Leur offensive n’avait fait aucun mort, mais la troupe avazen s’était arrêtée devant la menace. Ryzmo écarquilla les yeux en comprenant ce qu’il se tramait : un des miliciens brandissait une torche et le sol était recouvert d’huile inflammable. « Baiva’ !![3] », gronda le stratège avant de fondre sur ses assaillants.

 Les miliciens se mirent en garde, mais l’homme agile bondit dans une vrille en enjoignant ses cimeterres. Les lames grincèrent en griffant les armures, repoussant les deux hommes qui en subirent la charge. 

 Acharné, il poursuivit l’offensive, rapidement rejoint par les autres avazen. D’une nouvelle estocade, il parvint à glisser sa lame dans l’interstice entre le casque et le buste. Alors que le sang jaillissait, le corpulent gardien laissa tomber sa torche. « Baiva’ !! », gronda de plus belle le Meid’Deikh, avant d’esquiver l’embrasement d’une pirouette.

 Une gerbe de flammes ardentes se propagea à la vitesse du son dans les sous-sols de la base. Les avazen qui pataugeaient dans la marre hurlèrent en cœur à travers ce voile infernal, enjoints par les quelques miliciens qui s’étaient jetés dans la mêlée.

 Ryzmo roula le plus loin qu’il pouvait des flammes, avant d’être arrêté par la jambe robuste d’un nouvel adversaire. Ni une ni deux, il bloqua la lance armée d’une couronne en croisant ses lames. « Meurs !! », vociféra le garde enragé en forçant sur sa lance pour le faire rompre. Contraint et dominé, le Meid’Deikh lâche prise et esquiva la fronde – La couronne se planta avec force dans le bois au sol –, puis para le coup d’épaule et passa derrière lui. De son cimeterre affûté, il trancha sa nuque, se glissant entre le heaume et les épaulières.

 Le milicien tomba, raide, laissant le stratège, seul survivant de cette rencontre brutale, contempler la barrière de flamme qui empêchait tout retour en arrière. Il devait continuer à avancer ; rallier les valeureux bastions dont les échos des nombreuses joutes résonnaient jusqu’à lui et conquérir le repaire des forces de l’ordre.

***

 La pente qui traversait le cœur de la ville était abrupte et escarpée de débris, d’épaves de dilidjettas, voire d’habitats effondrés, mais les Avazen couraient et franchissaient chaque obstacle avec l’intention d’acculer les symboles de pouvoir le plus rapidement possible : la grande pyramide pointait à un quart de lieue, entourée de ses rangées de bâtiments laissées à l’abandon.

 La ligne de front contourna le large cratère qu’avait formé une gozbum en plein boulevard. Ils virèrent et tournèrent ainsi dans des ruelles plus étroites. « Holaï ! », ordonna le Dön en charge du bataillon. Tout le monde s’arrêta pour découvrir ce qui les attendaient au détour de cette rue : une trentaine de miliciens leur bloquaient la route, postés au sommet de barricades aussi hautes que deux étages des bâtiments qui les bordaient.

 La plupart étaient des archers, quand d’autres soutenaient des chaudrons pleins à ras-bord d’une sombre mélasse. Aussitôt les barbares en vue, ces derniers déversèrent le fuel le long des parois du mur. La couche imbiba le sol jusqu’aux pieds du bataillon avazen. « Feu !!! », hurla un milicien. Aussitôt, quatre flèches enflammées sifflèrent et, dans l’instant d’après, un brasier se dressa dans toute sa rage. Le souffle de la déflagration frappa de plein fouet le Dön et sa première ligne, quand le reste se dispersa.

 Les Avazen s’engouffrèrent alors dans les bâtiments, enfonçant les portes pour poursuivre leur route, coûte que coûte. Il fallait grimper jusqu’aux toits pour trouver de possibles issues.

 Quatre d’entre eux entrèrent vigoureusement dans un des habitats, persuadés d’y déceler une fenêtre assez bien disposée pour s’échapper de cette nouvelle fourmilière.

 Une tête vola.

 Les trois autres barbares regardèrent leur compagnon d’arme s’effondrer, avant de voir apparaître un milicien bâti dans une imposante armure. Il tenait une hache à deux mains dont le tranchant aiguisé reflétait l’aura de la troisième lune qui s’élevait dehors. 

 Des cris et des râles, saupoudrés du cliquètement des armes, indiquaient que tous les Avazen qui avaient emprunté les couloirs des bâtiments se confrontaient au même écueil. 

 Le milicien en armure leva sa hache et fondit sur ses assaillants en projetant un coup circulaire. Ils esquivèrent tous la missive et se ruèrent sur lui, glaive en avant. Deux estocades parvinrent à effleurer les zones d’articulations, mais le géant en armure les envoya valser d’une charge frontale. « Gozcazzèn wel, el tapo ![4] », s’exclama un des envahisseurs, aussitôt remis sur ses appuis.

 Le golgoth de la Milice se reculait en parant les coups par de larges gestes circulaires, ce qui l’empêchait de se faire encercler. Un Avazen profita de l’angle mort pour l’atteindre au flanc ; la paume de la hache frappa le sien et brisa ses côtes. À terre, il vit s’abattre la paume sur sa tête avant de trépasser. 

 Les deux guerriers restants jaugèrent la situation. Ils avaient en face d’eux un rude combattant et les bruits de pas dans les escaliers, autant que les cris et les détonations, exhortaient à agir, quoi qu’il advienne. Ils se jetèrent sur le gardien et, tel un seul corps, bloquèrent et repoussèrent le puissant coup de hache en joignant leurs glaives. L’Avazen le plus proche roula au pied du gardien déséquilibré et, d’un geste rageur, le poignarda à l’entre-jambe. Le golgoth poussa un cri déchirant et lâcha son arme. Les Avazen le rouèrent alors de coups tranchants, avant que l’un d’eux ne reçoive une flèche en pleine tête, piquant du nez sur sa victime.

 Le dernier survivant se retourna, témoin stupéfait du renfort de cinq archers descendus des barricades. « Aaaaaah », beugla-t-il, s’élançant sans attendre vers l’unique fenêtre. 

 Criblé de flèches, il franchit l’ouverture sans penser à son sort. La chute sembla durer une éternité, avant que son corps ne heurte le sol.

 Gisant, paralysé, il entendit les réverbérations de bruits de pas affolés. Ses yeux balayèrent une dernière fois le chaos environnant : le ciel était rouge de feu, les nuages défilaient comme des oiseaux ; les murs des habitats vibraient au rythme des gozbumz, quand les mêlées se multipliaient au pied, aux abords et au sommet des barricades qui bouchaient l’allée. 

L’ombre d’un char recouvra sa vision, avant que ses dernières convulsions ne le transportent dans l’autre monde. 

***

 La troisième lune s’amarrait à ses sœurs. 

 Malgré leurs jambes tremblantes et une forte envie de se soulager pour certains, les miliciens sur la terrasse du palais maintenaient leur position. 

 Perra regardait tantôt les errements du No Jagolèn derrière son bouclier, tantôt la ville où les luttes battaient leur plein. 

 Le bombardement avait considérablement ralenti : le trimaran géant s’était détaché du port et tournoyait à présent autour de la forteresse, centre névralgique de l’offensive ennemie, mais la majorité des troupes débarquées avait à présent envahi le centre-ville. Quant à la troisième arche, elle rôdait toujours, en retrait, et malgré la bataille bien engagée, son rôle restait obscur. 

 – Préparez-vous ! Ils arrivent ! éructa le capitaine Javòn.

 Les miliciens les plus impatients s’approchèrent des rambardes pour observer la situation en contrebas. Perra, guidée par son instinct, s’approcha de la ronde à laquelle se joignit finalement le capitaine.

 Au pied du palais, une horde d’une cinquantaine de barbares se ruait dans un capharnaüm grotesque. Un véhicule semblable à un croiseur sur roue jaillit d’une intersection, éraflant le ciment des bâtiments de ses paires de scies circulaires sur chaque bord de la coque.

 Le souffle court, Perra se retourna une dernière fois vers les hauteurs de la ville : les trois lunes dominaient silencieusement cette tragédie. 

 « Hein ? », la milicienne plissa les yeux : quelque chose virevoltait au centre de la lumière blanche. Une ombre ailée qui semblait se diriger vers la cité. Quel était encore ce terrible présage. « Capitaine, objet non identifié en vue ! », exposa un conseiller du capitaine Javòn, après avoir regardé dans la même direction. 

 Un à un, les miliciens se retournèrent vers cette ombre qui grossissait dans la lueur des astres. Ses détails se faisaient plus distincts : une boule noire avec deux ailes, puis le reflet d’une vitre. « Capitaine, l’ennemi s’introduit dans le palais ! », éructa un autre conseiller. « C’est un navire volant mon Capitaine, de forme inconnue. Que devons-nous faire ? », poursuivit le premier.

Le capitaine Javòn s’arrêta un instant devant cette vision incongrue. 

 Le vacarme des barbares pénétrant le palais et deux nouvelles détonations ne parvinrent point à le perturber cette fois. Le chef des opérations de la Milice auprès du Duc répondit d’une voix étonnamment calme :

 – Veuillez accueillir la capitaine Morgän comme il se doit.

[1] Traduction Dikkèn - Meid’Deikh, obrrea iwu lènso ! : Meid’Deikh, objectif en vue (ligne de mire) !

[2] Blitzcharr : cf. Glossaire/Civilisations. Une tactique de combat avazen visant à étouffer une zone ciblée par les moyens d’un siège et/ou d’un bombardement intensif, tout en envoyant des unités sur le terrain pour prendre d’assaut les institutions et symboles de pouvoir, afin de détruire le moral des locaux dès le(s) premier(s) jour(s) de bataille. Le but est d’obtenir une reddition rapide devant la force de frappe proposée. L’annonce d’un Blitzcharr signifie aussi que les troupes avazen comptent bafouer toutes notions d’humanité pour atteindre leur objectif.

[3] Traduction Dikkèn – Baiva’ !! : Dispersion ! (Dispersez-vous)

[4] Traduction Dikkèn - Gozcazzèn wel, el tapo ! : Il se bat bien, le salaud (bâtard) !

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