Chapitre 66 : La ruée des oiseaux du tonnerre
À travers la visière de l’aéronef, la capitaine Morgän, entourée de Gojïn et des miliciens récupérés à No’olia, observait le cours de la bataille. Le halo des trois lunes perçait la nuit et ses spectres rougeoyants, plongeant les hauteurs de Tabantz dans une obscurité onirique quand, plus bas vers l’estuaire, les flammes embrasaient des pans entiers d’habitations, contournées par des hordes de barbares. Aux abords du grand parvis menant à la pyramide, ils pouvaient compter quatre chars de guerre, ainsi qu’une dizaine de troupes avazen munies de diverses lances, d’arcs et d’arbalètes, ou encore de gros harpons qui devaient servir à projeter et crocheter des cordages sur le domaine du Duc.
– Le hangar s’ouvre, on fonce ! s’exclama Irina.
La gueule du palais s’écartait lentement. Deön mania les commandes pour s’y diriger, mais les visions du barrage de feu devant l’estuaire, des trois arches au loin et des gozbumz fusant au hasard dans la cité le perturbèrent. Il avait utilisé une bonne quantité de son fluide pour résorber le trou dans sa poitrine, mais son cœur le pinçait d’autant plus, alors qu’il se préparait à une nouvelle lutte infernale.
– Deön ! Nous sommes en train de dévier là !
– Vous comptez un peu trop sur mes capacités de pilote, rétorqua ce dernier en se reconcentrant sur son objectif.
– Tout à fait ! Fais de ton mieux, Oiseau du tonnerre.
Encouragé par la détermination d’Irina, il poussa le levier pour faire piquer l’aéronef vers l’embouchure. Alors que chaque membre à bord se cramponnait à ce qu’il pouvait, le chasseur serrait fermement le levier, décidé à s’introduire brutalement dans les entrailles scintillantes, encore en cours d’ouverture.
Agrippée au dossier du pilote, Lonka sentit l’adrénaline l’envahir. L’énergie se diffusa dans son cou et parcourut ses extensions. Elle ressentait tout. La fille-méduse se leva et s’approcha du pilote, s’incrustant entre la capitaine et un des robustes miliciens venus de No’Olia. « ‘Vous inquiétez pas les gars, elle est des nôtres », chuchota Gojïn en voyant les renforts se raidir face aux tentacules qui commençaient à gesticuler sous leurs yeux. Lonka n’en tint point compte et oscilla du regard entre l’impact imminent et ce qui se tramait juste en dessous : au pied du palais, un char achevait de faire le tour de l’esplanade à la recherche d’une ouverture, ne manquant pas de trancher et écraser la végétation de ses lames circulaires ou de ses roues. Certains Avazen avaient stoppé leur course pour contempler l’arrivée de l’aéronef.
La vision de ces hordes s’effaça brusquement quand le vaisseau s’engouffra avec fracas dans le hangar, percutant la bordure et perdant aussitôt son aileron gauche. « Woooooooh !! », hurlèrent en chœur les membres de l’équipage, secoués dans tous les sens.
L’aéronef vira dangereusement avant d’être freiné dans sa rotation par le plancher. Tout le monde tenta de se plaquer contre une surface plane pour éviter, en vain, d’être projeté les uns contre les autres. La puissance du choc propulsa Irina vers l’avant, stoppée à temps par le bras tendu de Deön. La visière du cockpit crissa dans un râle assourdissant. En voyant le mur du fond s’approcher, Bojän ne put s’empêcher de crier, mais une deuxième secousse lui coupa le souffle.
Une secousse inattendue, comme si le dessous du vaisseau avait tapé un obstacle. Lonka passa par-dessus le siège de Deön. « Non ! », étouffa ce dernier. En une fraction de temps, un tentacule se dressa et brisa la vitre. Lonka valdingua du cockpit et, dans un roulé-boulé effréné, finit par s’écraser sur la paroi métallique du garage à croiseurs.
Les occupants restants du cockpit restèrent un bon moment hagard.
Un à un, ils sortirent la tête pour s’enquérir de l’état de Lonka. « Rien de cassé ?! », demanda à haute voix Gojïn. En guise de réponse, la fille-méduse leva le pouce, avant de reprendre difficilement ses marques.
La totalité de l’équipage finit par s’extirper de la carcasse fumante.
Hormis le milicien Hiegel, miraculeusement intact, chacun portait les stigmates du crash : Irina saignait du cuir chevelu, recouvrant son front puis ses joues d’hémoglobines ; Bojän grimaçait et râlait, ne pouvant faire abstraction de la douleur qui pulsait dans son épaule ; un autre milicien boitait bas quand son coéquipier tentait de remettre son pouce déboité en place.
Le répit vira court : les bruits de pas des Avazen sillonnant les étages du palais se faisaient de plus en plus pressants. « On se bouge ! Direction la terrasse ! », enduit de suie sur son visage et ce qui restait de ses vêtements, Deön ne souhaitait pas perdre de temps, enjoint rapidement par la capitaine Morgän.
Ni une ni deux, l’escouade se regroupa – Toujours groggy, Lonka prit les devants du cortège, aux côtés de Deön – et s’achemina tant bien que mal dans les couloirs. Les miroirs, les sculptures et les tableaux longeaient les murs tapissés d’or et de rouge.
– Il débouche où, ce corridor ? demanda Deön, peu habitué aux travées du palais.
– Nous allons arriver sur les coursives des jardins intérieurs, exposa Irina en maintenant son allure. Peu importe ce que nous verrons, vous me suivez et on fonce ! Je connais tous les recoins de cette bâtisse, nous serons sur la terrasse en un rien de temps.
Le brouhaha d’une forte cohue s’intensifiait à mesure qu’ils s’approchaient de la sortie. Comme Irina l'avait indiqué, ils arrivèrent à même une coursive installée en hauteur, sur tout le pourtour des jardins intérieurs. Les regards attirés par les scintillements du labyrinthe de bosquets et de fontaines en contrebas témoignèrent de la situation : les barbares avaient investi les lieux, en nombre.
Tel un seul corps, il se retournèrent vers la balustrade où l’escouade était apparue. « Sfazuliz !! », gronda l’un d’entre eux. Dans l’instant suivant, une dizaine d’archers bandèrent leurs arcs.
– Heu, on fait quoi maintenant ? demanda Gojïn, subitement figé.
Irina tira le milicien blondinet par la manche et le plaqua à la paroi verticale – Lorsque sa tête la heurta avec force, Gojïn étouffa un petit cri et, aussitôt accroupi, se gratta vivement le cuir chevelu – . « Restez au ras du mur ! », ordonna-t-elle.
Les flèches fusèrent et claquèrent les fortifications arquées du dôme. À genoux, Lonka s’approcha de la rambarde. L’ombre d’une flèche perça son regard, mais son tentacule droit repoussa la missive avant qu’elle ne se plante dans son crâne. Les yeux exorbités, elle se tourna vers son extension. La mâchoire mécanique lui rendit son attention. « Merci », lança Lonka, surprise autant par le comportement autonome de l’appendice que par son initiative.
– Bordel ! Qu’est-ce que tu fais ?! gueula Deön.
– Les monte-charges se trouvent dans les pylônes qui soutiennent le palais, rétorqua la fille-méduse. Il faut que je descende pour me débarrasser d’eux !
– Non ! Ce n’est pas le moment, là !
– Il y a un passage dérobé vers la terrasse pour les miliciens, ajouta la capitaine. C’est tout droit !
Sommairement protégé par la rambarde de pierre, la petite troupe s’achemina le long de la coursive sous les tirs nourris. Arrivée devant une large façade de craie noire, Irina frappa de toutes ses forces un pan du mur. La façade s’affaissa et découvrit un sombre escalier en colimaçon. « Allez, rentrez ! Rentrez ! », l’escouade ne se fit pas prier.
La secousse et le bruit déchirant d’une explosion les maintinrent en alerte alors qu’ils montaient dans les hauteurs du palais par ce tube étroit et obscur.
– Qu’est-ce qu’on va trouver là-haut ? s’interrogea Bojän, nauséeux et fatigué par tant d’effort et par son épaule démise.
– Ce que nous sommes venus chercher, rétorqua Deön. Les Avazen ne vont pas tarder à rallier notre escalier, il est trop tard pour faire marche arrière.
La lumière des lampes torches accueillit l’escouade à la sortie du passage. Il débouchait à l’arrière de la terrasse, où une dizaine de barbares s'étaient déjà hissés, cueillis par les lances-koroi des miliciens.
Irina se jeta aussitôt dans la mêlée, froide et déterminée, lankoroi en avant. Le premier à se retourner fut un assaillant sur le point d’occire un milicien à terre. La couronne de la lankoroi lui perça l’estomac ; Irina appuya sur la gâchette, soufflant le barbare dont la panse se déchira horriblement.
« Capitaine !! La capitaine Morgän est là ! » ; « Un paquet explosif se dirige vers nous, reculez-vous de la rambarde ! », alors que les annonces se multipliaient pour répondre aux vociférations gutturales des envahisseurs, une nouvelle gozbum virevoltait dans le ciel de Tabantz. L’emballage s’écrasa dans les jardins du parvis : une gerbe de feu éructa jusqu’au sommet de la pyramide, suivi d’un puissant souffle qui fit vibrer les murs.
« Faisons le tour ! Nous y sommes presque ! », les membres de l’escouade reprirent leur route, harangués par la voix déterminée de la capitaine. Le peloton formé par Deön et Lonka contourna deux groupes d’opposants trop occupés à se défaire de leurs adversaires directs. Des cadavres des deux camps jonchaient le sol, devenu glissant de par les nombreuses flaques de sang.
Des guerriers munis de glaives s’interposèrent, scindant le groupe en deux. « Recule ! », somma Gojïn en tirant Bojän par la manche, tandis que les assaillants jouaient de grandes estocades pour tenter de les isoler.
Le milicien Hiegel s’empara d’une lankoroi gisant à côté de son défunt propriétaire et, avant que le coup tranchant ne s’abatte dans son dos, propulsa la paume de sa longe dans l’entrejambe de son adversaire. Gojïn profita de la paralysie momentanée de son agresseur pour mettre en joue le deuxième belligérant. Ce dernier, enragé et oubliant toutes notions de son environnement, prenait plaisir à tabasser Bojän à coups de tête et à coups de genoux. « Gojïn’ uhf... Fuis ! », cria le milicien Biaz qui, à bout de souffle, usa d’un dernier réflexe pour esquiver la pointe du glaive visant son flanc – Le barbare n’avait pas apprécié l’entendre parler en plein déchaînement –. « Baisse-toi ! », répliqua Gojïn.
Son tir toucha la tête du vilain : assommé, il se figea, avant de se laisser tomber sur le côté.
Le milicien Hiegel répéta l’opération avec son propre assaillant (à bout portant) lorsqu’il entendit son râle de haine s’amplifier.
Des étincelles finirent par s’échapper du canon. « Raah, bien entendu... », Gojïn lâcha la lankoroi, déjà inutilisable.
– Bojän, ça va aller ?! interrogea-t-il ensuite en s’élançant pour retenir son ami, sur le point de s’effondrer.
– Uhf’... Il a préféré faire durer le plaisir, du coup ça va, je suis encore en vie.
– Je couvre tes arrières, récupère un peu, mais on doit vite rejoindre les autres, tu le sais !
Soutenu par son compagnon de toujours, Bojän reprenait difficilement son souffle. Il scruta les mêlées chaotiques, tentant de garder son esprit alerte malgré la terrible douleur qui pulsait dans tout son corps. Soudain, ses poumons se regonflèrent, autant que ses yeux s’embrasèrent : « Perra ! », s’écria-t-il en repérant la milicienne aux prises avec deux autres hommes qui faisaient une tête de plus qu’elle.
Lorsque cette dernière remarqua sa présence, elle jeta sa lance sur l’un de ses assaillants et courut le plus vite qu’elle le put en sa direction. Gojïn observa les barbares s’élancer à ses trousses et lâcha le milicien Biaz pour prendre les devants, laissant passer Perra dans son dos – Sans même prendre le temps de dire un mot, elle se jeta au cou de Bojän et l’enlaça –. Épaule piquée dans les genoux, il percuta de toute sa hargne le premier homme, sentant l’articulation plier sous tout son poids. Projeté à terre, le gaillard hurla sa douleur.
Gojïn se présenta aussitôt face au deuxième homme et cria pour se donner de la force devant la menace et ses glaives brandis. De son meilleur réflexe, il esquiva l’estocade portée à sa tête, lui saisit le bras et l’envoya valser d’une rapide rotation sur lui-même. « Aaaaaah ! C’est qui le plus fort ?!! », hurla-t-il, momentanément pris d’hubris en agitant les bras devant les deux guerriers qui se relevaient, la haine dans le regard. « Totèn to go’, tapo ! »[1], vociféra dans son langage le plus en forme des deux.
Gojïn leva les poings, prêt à en découdre à mains nus devant deux belligérants à l’aspect terrifiant. « Gojïn, s’il-te-plait, fuis ! », hurla Bojän, attisant le regard horrifié de la milicienne entre ses bras – Derrière le couple, les miliciens dépêchés de No’Olia accoururent, puis l’entourèrent de leur protection –. Le milicien Hiegel sourit, répondant au rire graveleux des assaillants :
– Il n’y a nulle part où fuir, mon ami. Nous sommes chez nous !
Il s’élança à corps perdu dans la lutte ; un sifflement trancha l’air.
« Woh... », Gojïn se stoppa net. Alors que les bustes de ses adversaires glissaient de leurs bassins, le sang et les organes en jaillirent pour se répandre sur le sol. L’arme du crime gonflait et contractait ses fibres frétillantes sous ses yeux : le tentacule venait de s’allonger de vingt pieds pour lui porter secours, pendant que Lonka se remettait de ses efforts au milieu d’une ronde de cadavres.
Le regard rouge de sang de la fille-méduse le rendit subitement nauséeux, dérangé par l’horreur de la scène. Dans son dos, les éclairs de l’Oiseau du tonnerre pourfendaient les vagues d’envahisseurs qui se hissaient sur la terrasse grâce à leur réseau de cordages. « Ufh, je crois que je vais finir par vomir... », dit finalement Gojïn en tenant son ventre.
Le tentacule se rétracta jusqu’à sa propriétaire, qui leva le pouce en direction de ses camarades. Le milicien blondinet lui répondit d’une gestuelle plus fébrile.
Pendant ce temps, les dépêchés de No’Olia, Bojän et Perra tentaient de reprendre leurs esprits. Larmoyante, horrifiée par ce spectacle de chair et de sang, cette dernière frotta son visage sur le torse plastronné de Bojän, puis saisit les joues sèches du milicien et contempla son regard déboussolé.
– T’es enfin là, merci ! C’est un cauchemar...
Bojän baissa les yeux à sa bien-aimée : son sourire se mêlait aux traits tirés de sa mine traumatisée.
– Je suis désolé d’avoir mis autant de temps.
Lonka contempla de loin ces deux êtres humains se serrer dans leurs bras. Des frissons parcoururent son échine ; elle sentit son cœur se contracter. Que… Pourquoi ça me fait ça ?
Ses tentacules se redressèrent vigoureusement. Mise en alerte, elle tourna sur elle-même et tomba nez-à-nez avec un assaillant. Le barbare leva haut sa hache et cria de toutes ses forces lorsqu’il croisa ses rétines rougeoyantes, mais les extensions rétorquèrent aussitôt en empalant l’homme au thorax.
– Lonka, t’as besoin d’aide ?! s’écria Deön, qui, accompagné d’un valeureux groupe d’archers, usait de la transmission de son pouvoir à ses flèches pour arroser les barbares qui se pressaient aux bordures – Certains d’entre eux, fauchés par la puissance du tir, emportaient dans leur chute d’autres Avazen qui escaladaient par la même corde –.
Elle se retourna et pointa ses tentacules du doigt :
– Laisse, mes “super cornes” gèrent, répondit-elle dans un sourire.
Le groupe s’approcha de la fille-méduse et Gojïn la félicita de quelques tapes sur l’épaule – Les extensions suivaient du bec les mouvements, comme si elles tentaient d’en comprendre le sens, ce qui l’amusait d’autant plus –.
Perra observa, pétrifiée, des lésions se former et se résorber sur le front et les joues (dévoilant succinctement une onde rougeoyante) de la mystérieuse Lonka, puis croisa son regard monstrueux. Elle cramponna plus fort encore le plastron de Bojän, apeurée par l’aspect menaçant de cette soi-disant alliée.
Lonka fit une moue accablée, ressentant dans ses entrailles l’attitude peu tolérante de cette femme pendue au cou de son ami. Puis elle se tourna vers la bataille : il fallait sécuriser la terrasse du palais, peu importent les sentiments.
« Ah ! », s’écria soudainement la milicienne, prise d’une fulgurance :
– Bojän ! Je dois absolument vous dire quelque chose, à toi et aux autres !
Avant qu’elle n’eût le temps de continuer, une détonation bien plus puissante que celles des gozbumz résonna.
Le ciel se couvrit d’une puissante onde bleue. Qu’est-ce que c’est ?! Affolée, Lonka courut de l’autre côté de la terrasse.
Les hostilités ralentirent quand, de plus en plus, les attentions se tournèrent vers l’événement miraculeux : loin, par-delà Suän Or, une colonne incandescente était apparue, se hissant jusqu’aux cieux.
La capitaine Morgän redescendit à la hâte les marches de la chambre du Duc. Ce dernier avait désactivé son bouclier pour observer pleinement le phénomène.
Pendant ce temps, l’Oiseau du tonnerre se rechargeait en flèches auprès de la petite brigade d’archers encore à l’œuvre.
– Deön, qu’est-ce que c’est que ça ?!
– Ça, je mets ma main à couper que c’est la marque d’un Aènjugger.
– Vaä ?
– Non, Vaä n’est pas du genre à faire des fioritures, concéda-t-il en balayant ses mèches rebelles, l’expression de la colère marquant les traits de son visage.
[1] Traduction Dikkèn - Totèn to go’, tapo ! : Tu vas mourir, bâtard (salaud) !
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