Chapitre 67 : Divine nef des ténèbres
– Blekk, c’était quoi ça ?!
– Si je le savais, je te le dirais.
Claustrés dans le grand cellier d’une des cuisines de la Noneimwald, les deux fugitifs avaient semé les estropiés qui les suivaient aveuglément dans leurs pérégrinations.
Après avoir été témoins de la houle déchaînée au point d’engloutir arches et croiseurs, ils avaient décidé de se cacher en attendant un moment plus propice à leur fuite.
En quête d’un moyen de s’échapper définitivement de cet enfer, Jorïs sortait de temps à autres de la pièce, rendue exigüe par l’amoncellement de viandes, de bacs à salades et d’ustensiles en pagaille.
Seulement, cette puissante détonation au son si particulier les paralysa un long moment. Que venait-il de se passer ? Qu’est-ce qui les attendait en sortant d’ici ?
Fesses au plancher et adossé à un solide amas de barbaque malodorante, Blekk déboucha, sous le regard perplexe de Jorïs, une deuxième jarre remplie de liqueur d’amabaz et porta le goulot à sa bouche. La plaie sur son flanc suintait et le Bouseux commençait à avoir le teint sérieusement pâle, mais son acolyte se demanda si l’alcool n’y faisait pas aussi son effet :
– Ne me regarde pas comme ça. Après tout ce que l’on vient de traverser, un petit remontant fait toujours du bien.
– Il faut qu’on sorte d’ici, Blekk. Qu’on trouve une barque ou je ne sais quoi, mais il faut que l’on parte maintenant. Je le sens pas du tout.
– Comment ça ?
– J’ai l’impression que l’air qui nous entoure est en train de changer. J’ai l’impression que respirer devient de plus en plus dur.
Blekk abaissa sa jarre et fixa Jorïs. Il se racla la gorge et dit :
– Je pense que ce que l’on vient d’entendre a quelque chose à voir avec ce que tu ressens. Mais ce n’est pas le moment de faire une crise d’angoisse.
– On doit partir, Blekk !
« D’accord d’accord, pas la peine de me gronder », le Bouseux se releva en laissant échapper un râle de douleur et de colère lorsqu’il sentit sa chair se compresser dans la plaie.
Hors du cellier, les deux fugitifs slalomèrent entre les étables de la cuisine pour rallier la sortie. Les fourneaux émaillés de fer reluisaient en renvoyant les reflets des parures dorées, mais, même vide, l’endroit restait menaçant : des bruits de tôles résonnaient et des vibrations incessantes donnaient l’impression que cette salle sans fenêtre pouvait s’effondrer à tout moment. Jorïs restait en alerte, percevant des ombres qui se mouvaient çà et là. Sa rétine ne supportait pas la luminosité ambiante, engendrée par des lampes à huile d’ozkola incrustées aux parois et au plafond tels des hublots.
– Il doit bien y avoir un endroit qui nous mène au pont ! s’exclama Blekk, contrarié par ses douleurs. On doit se trouver juste en dessous normalement.
La vue de portes battantes laissant entrevoir un grand salon orné de diverses parures stoppèrent les deux fugitifs dans leur élan. Alors que Blekk se demandait s’il fallait poursuivre cette route, Jorïs restait obsédé par cette sensation de compression dans la poitrine et ce terrible pressentiment.
– J’ai peur qu’on ne trouve rien sur le pont, insinua-t-il.
– Au contraire, on aura une vision d’ensemble. Il faut juste rester dis’…
Un étrange écho coupa le Bouseux dans ses mots. Puis un râle d’autant plus biscornu s’ensuivit. Jorïs sentit son cœur se soulever et porta la main à sa poitrine. « Jorïs… Tes cheveux… », souffla Blekk en pointant le crâne de son acolyte. Ce dernier passa la main dans sa chevelure et remarqua que tous ses poils se hérissaient. Médusé, il se tourna vers le Bouseux et constata le même phénomène sur lui. « On fonce ! », ordonna le captif de Nygönta en repoussant les portes battantes.
– Quelque chose de très mauvais est en train de se produire, constata Blekk en pointant cette fois le plafond.
Des coussins et des tissus s’y déposaient, attirés par une force contraire aux lois universelles. Les nappes usuellement disposées sur les deux grandes tables formaient à présent des serpentins qui se dressaient pour danser.
Puis un flash.
Le silence s’interposa avant de voler en éclat, telle une onde de choc. Une puissante aura aveuglante inonda leurs rétines.
Jorïs voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa bouche.
Puis ses pieds se détachèrent du sol. Paniqué, le jeune homme gesticula, en vain. « On est foutus ! », malgré sa voix étouffée, Jorïs perçut les mots de Blekk. Il le chercha des yeux avant de le trouver à son tour plaqué au plafond, comme écrasé par cette force souveraine.
« Attends, Jorïs ! Tu vois ce que je vois ?! », ce dernier arrêta de se tortiller et constata à son tour ce que pointait de plus belle le doigt levé de son ami : les murs commençaient à se distordre. Les parois ondulaient ; le toit se creusait.
Sur le point de heurter à son tour le plafond, Jorïs opposa ses mains au moment de toucher la voûte.
Et, dans un vacarme sans nom, le dôme se déchira.
« Non… », souffla le captif de Nygönta, parvenant in extremis à s’agripper à un bord fendu, ses jambes irrémédiablement attirées vers le haut. Il découvrit le ciel et la nuit froide, baignés dans un bleu à l’éclat aveuglant.
Blekk glissa jusqu’au trou et, instinctivement, s’accrocha à la tunique de son camarade, manquant de lui faire lâcher prise.
– Blekk ! On va tomber !
– Mais on peut pas tomber dans le ciel, voyons ! s’exclama le Bouseux en s’accrochant à un autre bout de ferraille. Et c’est quoi ce truc ?!!
Devant le mât central, une gigantesque colonne d’un bleu incandescent perçait les nuages et frappait le pont du navire. L’onde semblait attirer et repousser à sa guise les particules gravitant tout autour. Dans son sillage, d’autres colonnes se formaient, constituées de débris et d’Avazen paniqués emportés vers les cieux.
– On fait quoi maint’nant ?! éructa Jorïs en serrant le rebord de toutes ses forces.
– Je sais pas !! Je n’ai jamais vécu ça, moi !
Le courant invisible changea subitement de trajectoire : Jorïs et Blekk redoublèrent d’efforts pour s’accrocher, sentant leurs membres inférieurs prendre la direction de l’horizon. « Nom d’un glazon ! qui peut faire ça ?! », Jorïs observa les colonnes de débris onduler à leur tour, comme si chaque strate était habitée d’une gravité différente – Seuls les mâts de l’arche ne se déformaient pas –.
Deux projectiles fusèrent depuis de la hune centrale, suivis dans leur course par des filets de flammes. Ces gros bâtonnets volants explosèrent en plein vol, illuminant les ténèbres de nuances safranées.
– Jorïs ! Au-dessus de nous ! Il y a quelqu’un qui vole !
– J’vois pas ! Je vais lâcher pr’…
Ses doigts ne purent tenir plus longtemps. Jorïs lâcha prise, emporté par le courant. « À l’aide ! », il hurla, déboussolé, et manqua de peu de s’empaler sur l’autre versant du trou, avant de rouler-bouler sur le pont.
« Attends-moi, j’arrive !! », Blekk se laissa emporter à son tour, prenant soin de viser une partie non accidentée avant de glisser le long de la passerelle, sur le ventre, tête en avant.
Il distinguait les vaines tentatives de Jorïs pour s’accrocher à tout ce qui pouvait former un obstacle, évitant miraculeusement les colonnes de débris qui perpétuaient leur danse.
Le captif de Nygönta se retint finalement à une boursouflure du pont (probablement un bout de taule prêt à se déchirer). Blekk s’aida de ses pieds pour dévier sa trajectoire et le rejoindre, si bien qu’il ne put freiner son élan et percuta son acolyte.
– Raaah, ça fait mal ! s’énerva ce dernier.
– Désolé – Blekk appuya sa main sur sa plaie rouverte – Maintenant regarde bien, il y a un homme avec des ailes, juste là !
Jorïs leva les yeux et le remarqua à son tour : un grand être ailé brillait de la même aura que la colonne qui lui faisait face, « C’est qui lui ? », demanda-t-il, médusé.
Des nouveaux projectiles fusèrent depuis la hune du mât central, contournant le pilier incandescent pour atteindre l’être ailé. Cependant, une nouvelle fois bloquées par un mur invisible, les missives explosèrent avant de le toucher.
– Jorïs, je crois que c’est un ange, un vrai !
– Attends ! Du coup c’est lui qui fait tout ça ?
– Je ne sais pas, sûrement ! Il a l’air d’en vouloir à cette arche.
L’ange parcourut les bulles gravitationnelles qui tentaient de le repousser et piqua vers le pont. En rase-motte, il frôla de sa main la taule. Les deux fugitifs eurent du mal à croire ce qu’il se passa ensuite : la taule le suivit dans son mouvement, se déchirant et découvrant l’intérieur du vaisseau. D’un battement d’ailes, l’ange redécolla en emportant la mélasse de ferraille derrière lui.
La matière se fusela jusqu’à devenir un pic de cinquante pieds de long. L’ange virevolta autour de sa création, qui se modelait au gré des rotations.
– Ne me dis pas que tout ce que je vois arrive vraiment !?! questionna Jorïs, incrédule.
– Je vois la même chose que toi !
Le grand être ailé avait bâti une immense phalange, alors qu’une dizaine de projectiles fusaient en même temps pour contrecarrer ses plans.
Jorïs et Blekk sentirent leur cœur louper un battement.
Des déflagrations en chaîne frappèrent le pont de la Noneimwald.
L’ange était toujours là. Son ombre, visible à travers la fumée, brandissait le pic de ferraille, devenue une lance majestueuse qui faisait vingt fois la taille de son porteur.
La divinité lança son arme, qui perfora la colonne incandescente avant de s’enfoncer de moitié dans la hune du mât. Éventrée, l’onde bleue se chargea en énergie ardente. L’ombre s’échappa dans la fumée, alertée par un fracas semblable à la foudre. Les courants onduleux se délitèrent dans l’instant.
Les fugitifs sentirent enfin leurs corps attirés comme il se doit par le sol.
– C’est fini ? demanda Jorïs en reprenant son souffle.
– Jorïs…
– Qu’est-ce qu’il y a encore ?
– Je pense que c’est fini, oui… c’est fini pour nous, soupira Blekk en fixant le ciel.
Jorïs leva les yeux : tous les débris suspendus dans les airs allaient retomber sur le pont dans une cacophonie cataclysmique.
Les fugitifs fermèrent les yeux et crièrent, comme si c’était l’ultime chose à faire avant de mourir.
Un calme fragile s’installa.
« Je… ce n’est pas moi, monsieur… », en entendant le ton tremblotant de Blekk, Jorïs rouvrit les yeux.
Ses prunelles s’écarquillèrent en grand.
Il était si distinct qu’ils pouvaient même voir les détails de ses veinules irradiées de lumière : l’ange se tenait juste au-dessus d’eux, tenant de sa main levée une grande plaque de ferraille tel un simple plateau de bois.
Leur cœur loupa un nouveau battement quand le plateau de ferraille fondit instantanément sur leur tête. Le grand être capable de tous les miracles avait transformé cette plaque prête à les écraser en flaque d’eau froide et grisâtre, d’où se dégageait une odeur de houle.
Il atterrit et se posa devant eux. Ses quatre ailes au plumage satiné s’affaissèrent, puis s’évaporèrent lentement dans un nuage de particules scintillantes.
Grand et élancé, la peau craquelée telle une roche qui s’effrite, il toisa les deux jeunes hommes de son regard luminescent.
– N’… Nous ne sommes pas des Avazen, on veut juste partir d’ici, implora Jorïs, démuni.
– Quels sont vos noms ? répliqua-t-il d’une voix résonnante.
– M’… Moi c’est Blekk monsieur, Blekk de Walla Faya.
– Et moi, c’est Jorïs, Jorïs de Nygönta.
L’ange fronça les sourcils et fixa ce dernier.
– Jorïs, tu dis ?
– Ou’…oui… Jorïs… de Nygönta. Nous avons été faits prisonniers… On veut juste s’en aller.
Sa voix déraillait et le fugitif sentait les larmes lui monter, mais le regard dur de l’ange se transforma en un éclat d’espoir :
– Je suis si heureux de te trouver, Jorïs.
– Quoi ?!
Le râle des taules reprit de plus belle. « Woh ! non, pas encore ! », beugla Blekk : alors que les colonnes de débris se reformaient, le corps des fugitifs recommencèrent à léviter.
L’ange les agrippa par le col et prit son envol. « Woooh ! Attendez, vous faites quoi ?! », hurlèrent-ils en chœur. Sans prêter attention, le grand être ailé porta ses protégés à travers les courants et les vents contraires.
Il les déposa au pied de la tête de proue, où l’atmosphère semblait revenir à la normale.
Jorïs et Blekk hoquetèrent, crachèrent et soufflèrent, exténués par cet enchaînement d’émotions et de sensations fortes. Ils mirent du temps à se relever, mais lorsque Jorïs vit l’être prêt à repartir dans sa lutte, il poussa sur ses jambes pour le rattraper.
Sa main toucha une des plumes lactescentes. Une douce variation de chaleur brisa l’amertume. L’ange se retourna.
– Pourquoi vous avez fait ça ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
Le regard de la divinité retrouva du sérieux :
– Je me bats contre ce qui vous a rendu captif. Ce navire est envoûté par le pouvoir d’un ange responsable de tout ce qui a pu se passer dans vos contrées. J’en suis désolé et j’en assumerai mes responsabilités, mais pour l’instant, je dois en finir avec cette nef des ténèbres.
– Vous… Que quoi ? C’est le bateau qui fait ça ? questionna Blekk en pointant les colonnes du doigt.
– Plus pour longtemps, répondit l’ange en contemplant la rangée de mâts dont les sommets étaient dissimulés par la fumée. Blekk et Jorïs – l’ange insista du regard sur ce dernier –, mettez-vous à l’abri et cachez-vous le temps que j’en finisse, je reviendrai vous chercher.
L’ange se recula sans tourner les talons – Ses ailes frémissaient, prêtes à battre l’air de nouveau –.
– Pourquoi vous faites tout ça ? Pourquoi autant nous aider ? questionna Jorïs, de plus en plus perturbé par la familiarité soudaine de cet être extraordinaire.
L’ange s’arrêta momentanément. « Parce que ta sœur t’attend », dans un vibrant coup d’ailes, l’ange se propulsa dans le ciel sous le regard sidéré des fugitifs.
– Ta sœur ? répéta Blekk, sceptique. Ah mais oui, c’est vrai que les autres t’en voulaient à cause de ta sœur ! Du coup, ça doit vraiment être un ange, dis-moi.
Si Blekk souriait, récupérant aussi vite sa bonhomie habituelle, Jorïs tremblait de tous ses membres, muré dans le silence. Après sa vue, ses oreilles ne voulaient pas croire ce qu’elles venaient d’entendre.
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