Chapitre 73 : Sauter de la falaise

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« Vas-y, tire ! tire ! », hurla Gojïn, surexcité. 

Lonka appuya sur le socle de gauche ; le tir suivant se chargea, à en croire les puissants vrombissements qui s'accélérèrent. « Feu !!! », hurlant à son tour d’une extase félonne, elle joua du deuxième socle pour larguer la nouvelle missive. 

Le laser au large diamètre perfora cette fois le navire-forteresse en plein cœur.

Le bâtiment riposta à la hâte d’un tir de gozbum, mais ce dernier explosa aussitôt en vol, fauché par la salve d’un autre obusier qui troua une de ses grand-voiles. « Nom d’un glazon ! Ils y arrivent aussi ! Ils l’ont fait, on va gagner ! », Gojïn trépignait d’excitation en baladant son regard d’un écran à l’autre : sur les six obusiers de Tabantz, quatre s’étaient réveillés et offraient un à un leur puissance de feu. L’estuaire se chargea d’une brume de plus en plus opaque à chaque décharge, se mêlant à la poussière des explosions de gozbumz. 

Le catamaran géant tenta en vain d’opérer un demi-tour, calfeutré par les remous démesurés du raz-de-marée. Un premier laser oblitéra le haut de son mât avant de se perdre à l’horizon ; le deuxième traversa le rebord de sa coque centrale et la sépara de toute sa partie gauche dans un geyser explosif. 

L’immense navire pencha dangereusement et, percé une nouvelle fois par la mitraille des obusiers, se désagrégea dans une dernière chaîne de pétarades.

Les croiseurs amarrés ou flottant près du Port s’entrechoquèrent et se retournèrent dans la puissante houle.

– Gojïn ! J’aperçois quelque chose au loin !

– Oui moi aussi ! J’essaie d’établir la communication avec les autres miliciens pour les prévenir !

Lonka plissa les yeux : l’écran zooma sur son objectif. Elle tentait de distinguer ce qui se rapprochait dans la baie, mais les champignons de brume et de poussière masquaient les contours de l’ombre immense. 

Puis elle vit des mâts et des voiles. La brume s’écarta, dévoilant des bâtiments et des esplanades, tableau d’une ville bâtie sur un bateau géant.

– Mais c’est quoi ?!

– Pas de doute, c’est la troisième arche ! Elle fonce droit sur nous. On doit concentrer nos tirs sur elle avant qu’elle n’atteigne la côte.

Lonka braqua la cible sur le navire-cité avant qu’il ne disparaisse à nouveau dans un champignon vaporeux.

– Gojïn, on a un problème !

– Non, fais-moi confiance, cette arche va regretter d’être revenue.

« Les gars, vous m’entendez » ; « Gojïn Hiegel sur crypto, quelqu’un reçoit ?! », Lonka entendait le milicien bidouiller les machines, s’époumonant dans l’espoir d’avoir une réponse. « Milicien Sharra, je vous écoute », « J’ai tout entendu, milicien Hiegel, on bombarde l’arche en approche », une à une, des voix se diffusèrent dans des cryptoradios à différents endroits du cockpit. Gojïn exultait toujours plus. Elle ne pouvait pas le voir, mais elle l’imaginait sauter de partout en levant les bras, ce qui tendit un peu plus son sourire. 

– Très bien ! Milicien Sharra, tout le monde ! Une arche se dirige droit sur le District de la Milice. Visez le brouillard derrière la forteresse flottante, elle passe par là !

« Bien reçu » ; « Avec plaisir » ; « Pour Tabantz ».

– Lonka…

– Tu n’as même pas besoin de demander, coupa-t-elle en dirigeant l’obusier vers le centre de l’estuaire.

– Alors feu !!

Tous les canons actifs pivotèrent, réglant leur mire sur la baie embrumée. L’instant d’après, les tirs se déchaînèrent. 

Exaltée, Lonka sentit sa vision se troubler. Lentement, elle sombra.

***

Il y eut un instant en suspens.

Puis le craquèlement des feuilles.

Lonka courut à poumons ouverts pour fuir la sangiterre qui défonçait tout sur son passage. Heureusement, la belle sauvageonne savait jouer de sa vivacité et de son agilité. Il fallait courir au moins sur une bonne demi-lieue pour échapper aux cornes du mastodonte, quoique ce dernier n’avait vraiment pas apprécié l’assurance de Lonka, mettant du cœur à l’ouvrage pour la rattraper. 

Lorsqu’elle sautait par-dessus un tronc, la sangiterre l’écrasait. Son corps musculeux broyait les obstacles. Lorsqu’elle se hissait sur un amas de gros cailloux, le monstre bondissait à son tour. Ses cuisses surdimensionnées propulsaient sa carcasse volumineuse avec une facilité déconcertante. 

Il fallait courir encore et encore, de racines en petits sentiers de terre, croisant la route d’animaux affolés. À nouveau perturbés dans leur quiétude, les rondoraurs déguerpissaient à l’approche de l’exploratrice. Les petits ursidés bondirent parmi les fourrières et hurlèrent au passage dévastateur du porcin. Lonka tourna la tête de gauche à droite pour tenter de comprendre le capharnaüm. Ça va, c’est qu’une sangiterre enragée... ironisa-t-elle en son for intérieur, tandis qu’elle sentait son souffle s’amenuir. 

Elle aperçut l’horizon derrière une ultime barrière de conifères. La bordure de la falaise était proche. Je fais quoi maintenant ?!

Un morceau de tronc frôla sa joue. Son cœur loupa un battement.

Le puissant rondin roula-boula avant de ricocher sur des racines. Très bien, je saute ! La jeune exploratrice s’élança entre les conifères et, d’une foulée bondissante, franchit une dernière saillie avant de sauter de la falaise.

« Non, non, nooooon !! », elle qui pensait voir le fleuve découvrit un parterre se rapprocher en une fraction de temps.

Après une chute de soixante pieds de haut, Lonka se rétama dans la glaise. Arrrh, ça fait mal... pensa-t-elle aussitôt, sentant la douleur se répandre dans tous ses membres embourbés. Elle n’osa point bouger.

Puis une chaleur l’enveloppa. Quelque chose semblait grossir dans sa nuque. Médusée, Lonka s’abandonna au cours des événements. 

Sa conscience s’effaça peu à peu, remplacée par un voile rouge.

Des petits cliquetis résonnèrent dans ses tympans.   

***

Les percussions avaient cessé.

La vague de barbares qui remontait la ville s’était rapidement dispersée lorsque les Avazen virent leurs arches et leurs croiseurs se faire atomiser. 

Les barbares avaient abandonné leur volonté de conquête, paniqués par la vision dantesque des épaves reposant dans la baie fuligineuse. Un gigantesque nuage de poussière restait suspendu au centre de l’estuaire, ajoutant un filtre apocalyptique aux rayons du soleil. 

Les plus déterminés occupaient la poignée de chars restants, se lançant avec l’énergie du désespoir dans la conquête des obusiers de Tabantz. 

***

Gojïn suivait Lonka sous les vives lumières, variant du bleu au mauve, qui remplaçaient maintenant l’obscurité. 

Le socle de la structure était légèrement penché.

 – S’il-te-plaît, tes “tenta-cornes » et toi, ne faites rien d’insensé cette fois.

Inquiet du sort de Deön, Gojïn gardait un œil à l'affût d’une ultime présence belliqueuse, mais aussi sur les transformations chimériques qu’il observait chez Lonka. Depuis qu’elle avait activé le poste de commande et déclenché les frappes laser, elle s’était muée en hybride mi-humaine mi-hant et, en plus de son aspect chimérique, un liquide luminescent et visqueux se répandait sur sa nuque, puis descendait le long de son buste et de son dos. La couche épousait peu à peu les formes de son corps, telle une seconde peau.  

La chose étrange qu’elle était devenue daigna lui répondre. Il pouffa et continua sa marche d’une attitude plus alerte encore. Le milicien n’était pas pleinement rassuré, alors qu’ils s’enfonçaient tous les deux dans les dédales de la base de maintenance. 

Les lumières multicolores clignotaient par endroit, de même que les globes oculaires rougeoyants perlant au plafond. 

Les premiers corps apparurent au détour de renfoncements muraux. Leur tête était carbonisée, leur dernier cri figé dans une expression horrifique. Gojïn ravalait une remontée acide de dégoût et se boucha le nez pour atténuer l’odeur extrêmement nauséabonde qui s’en dégageait. Malgré la vision effroyable, il constatait à leurs tenues et leurs armes le profil des membres de l’escadron barbare. « Ils sont tous morts, ici », déduit Lonka en s’enfonçant toujours plus dans l’obscur dédale. 

Gojïn n’entendait plus aucun bruit, hormis les grincements des tentacules sur le sol à chaque pas de la fille-méduse. 

Était-ce vraiment la fin ? 

Dans la pièce suivante, les fils jonchaient le sol et l’éclairage s’emballait toujours plus. Il y avait des corps supplémentaires et de grandes traînées de sang. Lonka et Gojïn reconnurent l’endroit :

– C’est là qu’ils étaient ! s’exclama-t-il en fronçant le regard.

Il sentait ses entrailles brûler.

– Ils ne doivent plus être très loin, renchérit-elle d’une voix plus grave et déraillante.

– Qu’est-ce qu’on fait ? 

– On fonce !

La rage de Gojïn se mêlait à de l’appréhension et de la vigilance, mais Lonka était prête à en découdre. Elle s’élança sans attendre dans le virage. « Eh mais attends ! », Gojïn trottina à son tour, découvrant une lueur de plus en plus vive au fond de l’étroit couloir bandé de câbles noirs sur ses parois arrondies. 

« Là ! », s’exclama Lonka. Gojïn accéléra et se faufila dans l’ouverture, débouchant à sa plus grande surprise dans un tunnel immense, incliné comme le reste du cortex central. 

Sur un versant, l’aura du soleil matinal se présentait à la sortie du terrier encore suffoquant de chaleur. Sur l’autre versant, Lonka, qui avait pénétré les lieux à son tour, remontait vers un assemblage mécanique bouchant le passage de ses filins. Des raies de différentes teintes striaient les parois incurvées jusqu’au milieu du tube et des grosses traces de carbonisations tapissaient le revêtement en métal. Il scruta plus en détail les antennes assemblées au centre de cette machinerie complexe. Elles pointaient vers la baie de Tabantz. 

Soudain, ça lui paraissait clair : ils se trouvaient dans le canon de l’obusier. 

« Deön... », dit Lonka sur un timbre de voix atterré. Gojïn loupa un battement. « Eh, il est là ?! », tonna-t-il en accourant. 

Des ricanements faibles arrivèrent jusqu’à ses oreilles. 

Lonka restait figée en fixant un petit renfoncement sous le réacteur incrusté dans le mur. De la fumée et une odeur de cramée s’en échappaient. 

Il se présenta au détour du renfoncement et se figea à son tour : il était bien là. 

À travers la fumée, son corps nu était noir, fripé et atrophié. Méconnaissable, seulement distinguait-on son sourire et ses dents encore claires. « Deön... C’est... », un rire glauque s’éleva de la carcasse fumante et Gojïn ne put trouver les mots. « La... prochaine... fois... », c’était la voix de Deön, tentant mollement de s’exprimer entre deux râles. Ce qui restait de sa main gauche restait collée au réacteur ; son bras droit était bel et bien tronqué sous le coude.

– Deön, qu’est-ce que tu veux dire ?! interrogea Gojïn en s’agenouillant – Il jeta un regard paniqué à Lonka, qui restait immobile, en pleine désillusion –.

– La... prochaine fois... soyez juste... un peu plus rapides...he he

– On est désolé Deön, vraiment ! Mais tu ne vas pas nous laisser comme ça !

– Je... ne suis pas mort... espèce d’abruti. Je te rappelle que je... que je suis un Jugger.

Gojïn et Lonka l’entendaient ; il reprenait du souffle et de l’énergie.

– Il va me falloir... pas mal de temps pour récupérer... je pense, continua-t-il.

– Attends, ça va vraiment aller ?!

– Mais oui... rooh... là... là je suis en train de régénérer mes organes internes... Après je verrai ce que je peux faire pour mon bras...

– Mais... mais c’est fantastique, vous êtes beaucoup à pouvoir faire ça ?!

– Heureusement, non. – Deön tourna sa tête vers Lonka et ria de nouveau –. Bien joué le monstre... Tu nous as débarrassé de ces... de ces guerriers... plus embêtants que je ne le pensais.

– Qui s’est-il passé ? demanda-t-elle finalement, probablement sortie de sa torpeur par les déclarations de l’Oiseau du tonnerre. 

– Ah... Bah comme tu peux le voir tu t’es bien déchaînée aux commandes. Mais en soit, dès le premier tir... tu les as vaporisés... pouf, a’plus Avazen – Deön se marra de plus belle –. 

– Tu parles du grand costaud aux nattes rouges et de l’autre chauve avec les yeux en amandes ? demanda Gojïn, son sourire s’agrandissant sur son visage.

– Tout à fait... Maintenant que le petit prince d’Alixen n’est plus, l’avenir s’annonce... radieux.

Son fou rire finit par l’étouffer. Ses multiples et horribles blessures freinèrent rapidement son humeur, aussi cynique que joviale.

Un bruit d’explosion acheva le sentiment de triomphe naissant.

– Les... les arches sont détruites, exposa Lonka en reprenant son souffle, comme si elle avait retenu sa respiration tout au long de sa torpeur.

– Je sais.

– Mais... il reste encore plein d’Avazen et Irina est en danger...

– Je sais... Vas-y.

Elle serra les poings ; ses tentacules se dressèrent au-dessus de sa tête. 

Sa couche liquoreuse et translucide la couvrant à présent du cou aux chevilles luisait de reflets cyans ou azurs sous les rayons du jour. Elle regarda tour à tour ses deux compagnons d’aventure avant de raconter :

– Lorsque j’étais sur Nygönta, j’adorais parcourir les vastes forêts de ce que je pensais être le monde et dans mon monde, je fuyais des sangiterres enragés en me jetant des falaises, car je me sentais invincible. – Elle se tourna alors vers la vue sur Tabantz – Depuis que je suis ici, je n’ai fait que geindre et me cacher derrière les autres, oubliant ce que j’étais réellement malgré ces... – Elle fixa une dernière fois un de ses tentacules – améliorations. Je reviens !

Lonka tourna les talons et s’élança vers l’objectif. 

Après une course bondissante, elle se jeta dans le vide, sans l’once d’une hésitation.

Sans réagir, Gojïn et Deön la regardèrent commettre l’impensable. Le milicien tira une mine perplexe.

– Tu comptais rester ici, toi ? demanda finalement l’Oiseau du tonnerre, blasé.

– Bah non, justement... J’ai des civils à sauver dans l’histoire. – Gojïn se frotta les yeux – Au fait, tu comptes faire quoi pour ton bras ? Tu ne veux pas te refaire la peau avant ?

– Tes civils t’attendent, Gojïn.

Le milicien blondinet s’accroupit à côté de la dépouille vivante, le regard taquin et le sourire jusqu’aux oreilles.

– Oui, mais genre, tu peux te le faire repousser, ton bras ? Comme un lézard ?

– Gojïn...

– Le “lézard du tonnerre” ?!

– Va t’occuper de tes civils !

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