Chapitre 76 : Chroniques des jours suivants
Les obusiers avaient cessé de tirer, relayés par les renforts aériens de tout le Duché de Golèn.
Les premières rangées de croiseurs arrivées sur place patrouillaient dans les hauteurs de Tabantz pour arrêter la montée des derniers chars ennemis. Ils les clouèrent sur place avec leur toile, avant d’ordonner l’assaut au sol face à des barbares déboussolés et à court de flèches. La deuxième vague descendait jusqu’au port, se divisant au passage de troupes avazen en fuite ou de lotissements en ruines. Il fallait sortir tous les civils de ce bourbier.
Dix vaisseaux de la Milice entourèrent le District, occupé par les bastions les plus enragés des envahisseurs. Dans leur ronde, ils trouvèrent sur un embarcadère reclus derrière les bâtiments de l’Etat-Major des alliés en attente de secours. Ils découvrirent avec horreur la dépouille de la capitaine Morgän. Une jeune femme blessée et en état de choc était restée à ses côtés, hagard.
Les miliciens s’occupèrent de soigner ses plaies superficielles. Elle était enduite d’une crasse abominable, montrait plusieurs hématomes et, à leur plus grande stupeur, était munie de cornes sur la nuque.
Alors qu’on lui posa les premières questions, elle sombra, éreintée après tant d’efforts.
On la remonta à bord d’un croiseur tandis qu’une cohorte de miliciens sécurisait l’embarcadère. Beaucoup contemplèrent, atterrés, le corps sans vie de la grande et valeureuse Irina Morgän. Ils ne pouvaient compter la totalité des ecchymoses, ni la totalité des entailles. Deux flèches étaient encore plantées dans sa chair, quand une troisième semblait avoir été arrachée. Sûrement le coup fatal.
Les croiseurs chargés du transport des civils arrivèrent à No’Olia au soleil couchant, loin des confrontations de la capitale. Pendant la bataille, des milliers de tentes furent dressées dans la ville marchande, remplissant l’intégralité de l’espace sur les grandes places. Replacés hors de la ville, les réfugiés évacués avant le siège de Tabantz purent, par regroupements familiaux raisonnables, rejoindre les leurs.
Le No Jagolèn, informé des tristes découvertes, demanda à escorter la jeune femme au pavillon réservé pour les membres du palais. Il évoqua son histoire et son rôle dans cette guerre. C’est ainsi que le restant des hauts gradés firent la connaissance de Lonka, la naufragée de Nygönta qui avait prévenu le cataclysme.
Au crépuscule, il se rendit à son tour dans la vallée pour tenir une réunion d’urgence avec tous les hauts gradés, venus de toutes les cités du Duché. Le premier bilan tomba, entraînant un sentiment de victoire mêlé à une peine profonde dans les rangs de la Milice. Des messagers partirent annoncer aux civils, rassemblés aux portes de No’Olia, qu’un millier d’envahisseurs avaient été terrassés, mais que le double des défenseurs de Tabantz avait péri pour protéger la ville.
Ils contèrent telle une légende le bombardement d’un immense bateau-forteresse, heureusement stoppé par l’action divine des obusiers. La plupart des bâtiments ceinturant le port étaient détruits, tout comme les quartiers au centre et au nord de la ville basse. La grogne et les pleurs se firent d’abord entendre. Beaucoup avaient perdu un être cher ou leur logement.
Cependant, une timide allégresse s’installa au gré des faits d’armes triomphants.
Le milicien Gojïn Hiegel, après avoir escorté une dizaine de rescapés et prit un repos bien mérité, fut convié à la nuit tombée dans la chambre de Lonka, accompagné par le Duc en personne. La jeune fille était réveillée, mais totalement désorientée. Lorsqu’elle vit le milicien enthousiaste à son chevet, elle comprit qu’il ne savait pas encore.
Les poings serrés, Gojïn ne put retenir ses larmes à l’annonce du décès d’Irina.
***
Le lendemain, Lonka se réveilla en pleine après-midi. Tout son corps la faisait souffrir et elle sentit l’envie de se rendormir, mais les rayons du colosse enflammé à travers l’ouverture de la tente l’exhortèrent à se dégourdir les jambes.
Peu regardante sur son accoutrement, elle sortit ainsi en nuisette légère au beau milieu d’un jardin du pavillon du Duc, là où les fleurs aux teintes jaunes et violettes étaient entreposés par lignes de gros pots. L’herbe était douce sous ses pieds bleus d’hématomes. La végétation se mêlait à la pierre blanche des remparts de la grande bâtisse.
Derrière les rangées de pots, deux gardes surveillaient l’extérieur par des meurtrières en haut d’un escalier. C’était la seule présence, silencieuse.
C’était calme.
On est à No’Olia, c’est ça ? Songeuse, elle se sentit sans aucun repère. Gojïn et le No Jagolèn l’avaient laissée se reposer, seule. Où étaient-ils, maintenant ? Et Bojän ? Et Deön ?
Elle hésita à se rendre auprès des gardes lorsqu’elle entendit une voix l’interpeller. « Jeune fille, restez dans votre lit, vos soins ne sont pas finis ! », c’était une dame plutôt âgée qui se dandinait jusqu’à elle. Elle devait arriver de la petite tour, érigée dans la pierre et le bois, derrière la tente.
– Excusez-moi, qui êtes-vous ? demanda Lonka d’une petite voix, les yeux ronds de surprise.
– Je suis chargée par le Duc en personne de veiller sur vous. Et parce que je suis en charge de vous, j’estime que vous devez retourner dans votre lit.
– Mais…
– Pas de “mais”, coupa la dame en agrippant la manche de sa nuisette.
Lonka se laissa tirer dans la tente. La dame la réinstalla avec autorité dans son lit. « C’est bien, vous êtes sage », se contenta la soignante une fois sa mission achevée. Elle tourna les talons, mais sa patiente l’interpella :
– Excusez-moi… Le No Jagolèn vous a parlé ?
– Comment ça, ma petite ?
– Qu’est-ce qu’il se passe à Tabantz ?
« Oh », la dame revint au chevet de Lonka et en profita pour inspecter ses multiples ecchymoses.
– Eh bien, les renforts s’occupent des envahisseurs retranchés dans les quartiers nord de la ville basse et du port. Il y a encore quelques endroits chauds, notamment le District, d’où vous venez… – Elle vit les yeux de sa patiente se brouiller – Mais tout va bientôt redevenir comme avant, à la différence que… – La dame hésita sur ses mots – Nous sommes… sur un bateau, si j’ai bien compris…
– Un Navire-Monde, c’est ça ! confirma Lonka devant l’air abasourdi de sa bienfaitrice. Et vous savez où il se trouve le Duc, actuellement ?
– Pour l’instant ce ne sont pas vos affaires, rétorqua-t-elle dans sa raideur naturelle. Lorsque vous serez remise sur pied, on se chargera de vous envoyer quelqu’un.
Lonka n’avait pas la force de lutter contre cette femme rabougrie, mais imposante dans le ton. Cependant, alors que la soignante s’éloignait de nouveau, une nouvelle question traversa l’esprit de la fille-méduse :
– Il vous a parlé de Deön ? Est-ce qu’il…
– Aucune idée de qui est ce Deön, maintenant reposez-vous !
Déboussolée. Lonka la regarda s’en aller d’un pas pressé.
***
Les messagers se pressèrent dans les jardins de la grande pyramide.
Délaissant le trône peu confortable de l’ancien souverain, le Meid’Jrol Mol Tepos observait depuis le haut des gradins les reliefs de la Nygön Zön. « Nkosi ! Umyalezo wako ![1] », s’exclama le garde depuis les escaliers menant aux tribunes. Le chef de guerre tourna sa solide carcasse pour recevoir la missive de son subalterne : c’était un message crayonné en avalozien sur un bout de papier.
<La conquête des mers du sud a échoué à Suän Or. Le Larj Xoneineim est mort.>
Le Meid’Jrol lut trois fois le message.
Cette écriture, il l’avait déjà vue au contact de Kommogus. Le roi recevait ses lettres manuscrites de la part des autres Averhozen[2]. En l’occurrence, c’était l’écriture de Gunmeizia.
D’un geste de main, Mol Tepos somma au messager de partir, puis sortit de sa toge pourpre une cryptoradio. Il bidouilla le canal de ses gros doigts.
La fréquence se mit à grésiller, puis se stabilisa. La gorge de Mol Tepos se noua.
– Ximoli ?
– C’est moi, Kommugus.
– Que veux-tu me dire ? demanda le seigneur de guerre, dont la voix grave et rocailleuse tentait d’apaiser le timbre discordant de son général.
– Xoneineim est mort. Il est temps pour nous de rejoindre les rangs.
Il y eut un instant en suspens. Finalement, Kommogus répondit :
– Rejoins-moi. Le meilleur va bientôt commencer.
***
Ce matin comme les précédents, un plateau de fruits posé sur la table de chevet accompagnait le réveil de Lonka. Le colosse enflammé brillait au plus haut dans le ciel.
Elle se sentait mieux.
Une fois repue, elle passa les premières gradas à se promener dans le jardin et visiter les remparts. Mais très vite, elle tournait en rond, ressassant les événements comme si tout ceci n’était qu’un mauvais rêve. Peut-être allait-on venir lui annoncer qu’elle dormait depuis tout ce temps au fin fond du Duché de Java, que ses parents s’inquiétaient pour elle. Peut-être que Jorïs allait surgir d’un rempart et qu’ensemble ils s’évaderaient pour de nouvelles aventures. Elle sautait sur place, frissonnait, se grattait rageusement les cheveux à revoir toutes ses images défiler en elle.
Exténuée comme à la fin d’une bataille, elle se posa l’après-midi aux abords d’une grande place fleurie entourant une fontaine.
Puis, captivée, elle observa un chariot volant tournoyer dans le ciel. Elle avait l’impression de ne pas en avoir vu depuis une éternité. La dernière fois qu’elle se trouvait à bord d’un voilier des airs, Deön l’emmenait à la découverte du territoire Zhivän et du colosse endormi. Ces pensées la replongèrent dans les souvenirs de la traque jusqu’au berceau des abysses. Elle se gratta de nouveau le cuir chevelu.
L’ombre du chariot volant grossissait. L’engin descendait vers cette place perdue dans les hauts vergers de la bâtisse. Ils ont le droit d’atterrir ici ? se demanda-t-elle en épiant les mouvements de la nef. « Eh ! Lonka ! », son cœur fit un bon.
Elle reconnut la voix enthousiaste de Gojïn, dont la silhouette à contre-jour la saluait tout en tenant la barre.
– Nom d’un glazon ! Ça ne va pas de me faire attendre si longtemps ?! s’emporta-t-elle en voyant l’engin se déposer sur le parterre ratissé et granulé.
– Allez, fais tes affaires si t’en as, on doit repartir, exposa-t-il en repliant sa grande voile, insensible à ses trépignements.
– Comment ça ? Qu’est-ce qu’il se passe encore ?
Son corps se crispa, réveillant ses courbatures.
– Nous sommes attendus à Mannfratt. – Gojïn sauta de l’embarcation et s’avança vers elle. Son regard était plus sérieux qu’à l’accoutumée. – Les Ducs des trois Duchés vont se réunir et tenir un discours pour les miliciens qui se sont vaillamment battus. Il semble que nous aurons droit à une attention toute particulière.
– Qui ça, “on” ?
Gojïn s’arrêta, face à elle. Il huma l’air et regarda les nuages dorés défiler.
– L’escadron des Oiseaux du tonnerre. – Le milicien blondinet ne put s’empêcher d’esquisser un sourire nerveux, tendant les rides des derniers jours. – Ça… ça va être une belle cérémonie, je pense.
– Mais… Mais je n’ai pas d’affaires avec moi… Enfin, je ne sais pas où elles sont.
– Parfait ! J’ai ce qu’il faut pour toi, du coup nous pouvons partir sans attendre.
Gojïn attrapa la manche de Lonka et la traîna vers le vaisseau. « Eh mais attends ! Et Tabantz alors ? », elle rouspétait, mais tout comme avec la soignante, elle se laissa tirer jusqu’au chariot volant. Au fond d’elle, elle était rassurée de retrouver le contact d’un compagnon d’aventures. Derrière ses attitudes pittoresques, Gojïn n’en restait pas moins un jeune homme grand et large d’épaule. « Ouh ouh, Lonka, tu montes ? », elle tiqua. Elle ne s’était pas rendu compte qu’il avait lâché son bout de tissu pour monter à bord du rafiot. « Oui… oui, je monte. ». Il pouffa de rire en observant sa mine déboussolée et lui tendit la main pour l’aider à monter.
Une fraction de temps plus tard, Lonka observa la grande demeure secondaire du No Jagolèn, nichée au flanc d’un des deux monts cloisonnant la vallée, s’éloigner derrière les trainées de fumée des tonnomoteurs.
Le chariot volant plana vers l’ouest, survolant la grouillante No’Olia et ses alentours où les tentes et les chantiers dessinaient de nouveaux reliefs.
Gojïn dirigea le voilier haut dans le ciel, à la lisière des nuages. « Regarde, on voit la coque d’ici », s’extasia-t-il en pointant du doigt les remparts lactescents visibles au large de l’archipel. C’est comme à Nygönta… Peut-être que, si j’y allais, je trouverais des réponses… pensive, la vue de cette structure la ramenait à son dernier jour sur sa terre natale, lorsque, à l’intérieur d’un grand mur blanc, des voix l’avaient guidée.
– Gojïn, est-ce que nous avons vraiment gagné ?
Le milicien blondinet, qui tenait la barre d’une mine candide jusque-là, se plongea dans une profonde réflexion, les yeux rivés sur le trajet.
– Je ne sais pas… Il y a six jours de ça, Irina était encore là… Cheiki, Naebel, Zoèn, ils étaient tous encore là aussi… Tu penses qu’on a gagné en ayant perdu tant d’amis ?
– Tu aimais Cheiki et les autres ? demanda Lonka, quelque peu circonspecte.
– Non, pas jusque-là. – Il échappa quelques esclaffes, mais son regard restait triste – Mais c’est une sensation pesante... En vrai, je les admirais. Chaque terravolution, ils faisaient rêver les gens aux Jeux de Suän Or ; de plus, ils étaient tous vaillants.
– D’accord… acquiesça-t-elle en baissant les yeux. Et heu… tu as des nouvelles de Bojän ?
– Oui ! Maintenant lui et la petite Perra ne se séparent plus ! S’il doit bien y avoir une victoire dans cette guerre, c’est celle-ci !
Lonka prit le temps de digérer l’information. Ce grand homme aussi gaillard que gentil avait trouvé l’amour, lui. Était-ce en les voyant qu’Irina pensa à ses dernières paroles ? Elle sentit sa poitrine se comprimer. Troublée, elle se tourna vers l’horizon pour se changer les idées.
– Et… Deön ?
Il y eut un temps en suspens.
– Lorsque nous sommes revenus à l’obusier après la bataille, il n’était plus là. J’ai survolé la forêt pour retrouver le temple, mais aucune trace, là non plus…
Lonka chercha ses mots. Les questions se bousculaient dans sa tête. Face à sa désolation, Gojïn tenta de la rassurer :
– Ça n’a jamais été du genre de Deön de rendre visite à ses amis, donc maintenant qu’il lui manque un bras et qu’il a une tête d’enfumé… Bref, je pense qu’il est en train de se remettre d’aplomb, ne le prend pas pour toi s’il n’est pas venu te voir. Il te manque déjà ?
– Hein ? Non non ! C’est juste que… Je crois que je m’inquiète pour lui.
Gojïn répondit par un sourire.
Au loin, l’orée des plateaux de Talèn s’illuminait. Alors que le colosse enflammé débutait sa descente, les lumières de Mannfratt brillaient déjà.
***
Le Duc d’Uvulèn, qui aux yeux de Lonka était une copie du No Gata, à la différence que sa barbe ne grisonnait pas, laissa la place au No Jagolèn.
Devant les tribunes bondées de monde (avant tout des miliciens et leur famille), les souverains de Suän Or se relayaient sur une estrade dominant le milieu de l’amphithéâtre. Le public pouvait ainsi constater les épaves des navires avazen rutiler sous la première lune. Une arche coupée en deux se trouvait encore échouée au centre de la basse-ville ; il faudrait sûrement une saison entière de travail pour ratisser tous les débris de sa course infernale. Les délégations d’Uvulèn, qui n’avait connu qu’un conflit au milieu des terres, comme l’avait conté leur Duc, restaient encore abasourdies par ce tableau effroyable.
La fanfare dont parlait Gojïn jouait quelques notes pour accompagner les entre-deux. Les instruments à vent et à corde s’épousaient dans des sérénades, en attendant l’entrain des percussions pour la suite des festivités.
« Hommes et femmes de Suän Or ! », interpella le No Jagolèn. Lonka concentra toute son attention. Vêtue d’une belle robe de cérémonie dont le bleu azur rappelait les couleurs de son village de Nyön, elle peinait à se sentir à l’air.
Un peu plus loin, Bojän, qui entourait de son bras non plâtré les épaules de Perra, leva le pouce en sa direction, comme s’il sentait son malaise. Elle esquissa un sourire à son ami, avant de jeter un regard plus perplexe à sa compagne – Qui n’avait d’yeux que pour l’événement ou l’homme qui l’enlaçait –. Elle la trouva bien plus apprêtée qu’elle pour l’occasion. Décidément, la présence de cette jolie blonde aux formes généreuses la perturbait.
– Il serait faible de dire que nous venons de basculer dans une nouvelle ère, car c’est tellement plus que ça, continua le Duc de Golèn, captivant l’attention. Ce soir, Suän Or entre dans l’histoire en devenant un exemple pour tous les territoires libres qui résistent à l’envahisseur. Notre victoire concerne les trois Duchés et nos relations s’en trouvent renforcées, aujourd’hui. Au-delà de la vaillance de chacun pour stopper la terrible invasion barbare, j’aimerais, au nom des trois Ducs et de l’ensemble des habitants de Suän Or, vous conter l’histoire des seize hommes et femmes qui ont rendu possible notre triomphe commun. Cet escadron était composé de nos plus grands champions, mais aussi de quelques individus dont le nom s’apprête à rayonner dans le cœur de chacun…
Lonka serra les poings. C’était le moment tant attendu. Les Ducs de Talèn et d’Uvulèn acquiescèrent les mots de leur compère et ce dernier débuta l’énumération des Oiseaux du tonnerre. Cheiki Kanana fut le premier cité, suivi des autres champions de Talèn.
Lorsque Zoèn et Dän furent évoqués, Lonka sentit les larmes monter, encore... Elle contracta les muscles de son visage, espérant freiner l’éruption. Gojïn l’extirpa de sa torpeur d’une tape sur l’épaule.
– Je voudrais aussi vous parler du milicien Gojïn Hiegel, continua le Duc, attisant la fierté du grand blondinet. Il n’aurait pas été bon de juger sa valeur lorsqu’il n’était qu’un simple voleur de basse-cour, car après s’être repenti et avoir rejoint le camp de la justice, il fut l’une des pièces maîtresses de cette expédition. Si vous me demandiez pourquoi lui et pas un autre, je vous répondrais que le destin ne choisit pas en fonction du grade – Un sourire béat éclaira le visage de Gojïn –. De même, le destin a choisi de mettre le milicien Bojän Biaz sur la route des Avazen. Autrefois simple officier de surveillance, celui que vous nommerez désormais Vice-Capitaine a conduit d’une main de maître notre croiseur jusqu’au territoire Zhivän et, malgré les coups et les blessures, il est revenu sur Tabantz pour protéger du restant de ses forces mon palais. Vice-Capitaine Biaz, les Duchés vous saluent...
Le No Jagolèn trouva rapidement Bojän dans les tribunes et le fixa le temps de son éloge. Le milicien noir se mit à rougir sous le regard amusé de Perra. Lonka observa ses yeux pétiller d’admiration avec une envie qu’elle n’arrivait pas à expliquer.
– ...Enfin, je voudrais rendre hommage à la personne qui a dirigé cette opération d’une main de maître, jusqu’à notre victoire finale, dusse-t-elle en perdre la vie. – Lonka, Gojïn et Bojän, les trois survivants de l’escadron, froncèrent soudainement les sourcils. Attends, mais il ne parle pas de Deön là, si ?! se dit-elle aussitôt – La capitaine Irina Morgän servait dans la Milice depuis plus de dix terravolutions, malgré son jeune âge. Déterminée à protéger les siens jusqu’au bout, cette femme qui s’était faite un nom jusqu’au-delà de Suän Or a continué de se battre jusqu’à son dernier souffle. Lorsque nous l’avions retrouvé, son corps était criblé des flèches ennemies. Ces mêmes ennemis gisaient aussi à ses pieds. Il nous faudra du temps pour se rendre compte de l’exploit de ces miliciens. Irina, Dän, Naébel, Cheïki et tous les défenseurs de Suän Or, si quelque part vous nous entendez, sachez que, grâce à vous, nous sommes libres. D’ici demain, deux stèles occuperont cette scène et vos noms y seront gravés, pour l’éternité...
Le silence s’installa dans les gradins.
Le No Jagolèn laissa à chacun le temps de communier, baigné dans l’aura tamisée des grandes torches crépitantes. D’un signe de tête, il convia le No Jatalèn et le No Javulèn à le rejoindre.
– Maintenant, j’ai une annonce à vous faire. L’invasion avazen a poussé Suän Or à s’éveiller. Depuis toutes ces terras, depuis tant de générations, nous vivions sur un Navire-Monde. – Parmi le public, une clameur se mélangeait à des interrogations – Rassurez-vous, nous ne sommes victimes d’aucun malheur, mais les élus d’une bénédiction. Le monde ne voulait pas venir à Suän Or, alors Suän Or viendra au monde.
« Enfin, moi je trouvais qu’il y avait beaucoup de commerces pour une île qui n’attire personne », plaisanta Gojïn, en douce.
Lonka ne sourit pas. Elle ne comprenait pas pourquoi Deön, le vrai chef de cette expédition, n’avait pas été cité. Elle se rendit bientôt compte qu’aucun mot ne lui serait adressé, non plus.
Le No Jatalèn, qui avait donné le discours d’ouverture, s’avança de nouveau :
– Enfin, nous terminerons par cette question qui nous intéresse tous : la base de commande du Navire-Monde se trouvait depuis tout ce temps sur Mannfratt et c’est en accord avec l’ensemble des Duchés que nous avions choisi notre première destination. Habitants de Suän Or, nous faisons cap sur Nygdai, la grande Terre-Portuaire du sud ! D’ici quelques jours, notre ciel se chargera de nuages blancs, car nous allons sortir de l’Orr Ozfazi.
L’agitation dans les tribunes s’intensifia.
– À présent, je vous invite à rejoindre la scène et, en l’honneur de nos disparus, que la musique accompagne cette douce nuit de triomphe ! s’exclama le No Javulèn en levant les bras.
Le jeu des instruments s'accrut jusqu’à résonner en dehors de l’amphithéâtre.
Les tribunes se vidèrent. Chacun rejoignait à son rythme la scène où les intendants du palais de Mannfratt acheminaient des fûts de liqueurs et des victuailles.
Bojän et Perra rejoignirent Gojïn et Lonka. Ils descendirent les marches jusqu’à la piste, les deux miliciens s’échauffant de quelques pas de danse dans les escaliers. Il avait beau avoir son bras plâtré et plaqué contre sa poitrine, Bojän se tortillait avec aisance sur la mélodie. La fille-méduse divaguait dans ses réflexions, ne comprenant pas pourquoi ces deux survivants de l’escadron pouvaient exprimer leur joie. « Tu es Lonka, c’est ça ? », la voix douce de Perra la surprit. Elle lui fit ses plus beaux yeux ronds, avant de se présenter, penaude.
– Bojän et le milicien Hiegel m’ont parlé de toi et puis, ce n’est pas comme si je ne t’avais pas vu en action sur la terrasse du palais, répondit-elle, cachant sa timidité derrière un rire nerveux. Tu faisais partie des Oiseaux du tonnerre, n’est-ce pas ?
– Selon votre Duc, il semble que non, mais soit. Ce n’est plus si important, maintenant.
La milicienne regarda la fille-méduse s’éloigner, renfrognée, le visage bas et les bras croisés.
Lonka posa ses fesses sur les gradins du premier rang, observant la liesse populaire d’un regard absent. Elle ressassait, encore et encore. « Eh, Lonka ! », Gojïn l’interpella en s’extirpant de la foule. Avant même qu’elle ne pose de questions, il lui prit la main et la tira vers lui. « On a besoin de toi, c’est urgent ! », à ces mots, elle prit une mine sévère. De quoi voulait-il parler ?
Il l’emmena au centre de la scène, non loin des estrades. Bojän dansait en sirotant un verre. Perra restait en retrait, observant la ferveur d’un œil plus apaisé.
– Bon, de quoi ? Il se passe quoi maintenant ? demanda la fille-méduse dans sa mauvaise humeur.
– Vous avez reçu un ordre de la capitaine Morgän, très chère.
– Hein ?!
– Oui, vous avez bien entendu. Depuis le nuage où elle est perchée, elle nous a donné une missive et cette dernière dit : Lon-ka-doit-dan-ser-pour-moi !
– S’il-te-plait, je ne peux pas…
– Je sais pourquoi tu es comme ça. Ne t’inquiète pas, le No Jagolèn aura l’occasion de s’expliquer. Maintenant, viens.
Lonka se ravisa de le contredire, son regard trahissant ses pensées. « Allez, Lonka ! Si tu ne profites pas maintenant, tu le regretteras dès demain ! », ajouta Bojän. Elle roula des yeux et resta plantée entre les deux miliciens qui se mirent à enchaîner les mouvements les plus ridicules possibles.
Après de nombreuses tentatives, ils finirent par lui arracher un rire. La mélodie s’infusa dans ses oreilles et embua son esprit. Lonka se mit d’abord à bouger les hanches, sans s’en rendre vraiment compte.
Gojïn et Bojän trinquèrent à sa santé.
Elle se décida à servir son propre verre. La mousseuse semblait avoir un goût meilleur en cette chaude soirée.
Finalement, elle trinqua à son tour. Elle se surprit même à faire mieux connaissance avec celle qui attirait ses regards les plus perplexes. Perra se révéla attentionnée, gentille et même rigolote.
Le temps s’égrainait de plus en plus vite. Les lunes pointaient au plus haut.
Lonka sentit une présence. Elle se retourna vers les trois colosses blancs. Une ombre se tenait au centre du premier des astres. En plissant les yeux et se concentrant pour enlever le flou sur ses rétines enivrées : elle perçut un homme ailé.
D’aussi loin qu’il était, il semblait lui aussi la regarder.
[1] Traduction Yotrop – Nkosi ! Umyalezo wako ! : Seigneur ! Un message pour vous !
[2] Averhozen(z) : cf. Glossaire/Civilisations. Un haut gradé militaire de l’armée Avazen, correspondant à un seigneur de guerre. Par cette appellation, l’Averhozen dispose du commandement d’une population sur bien des aspects. Jusqu’à présent, seuls les Averhozen peuvent avoir l’autorisation de défier l’Empereur pour le trône et, usuellement, le nombre d’Averhozen se porte à 4.
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