III.

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    Celui qui n’a jamais monté un cheval pendant une longue période ne pourra jamais comprendre que la fatigue engendrée est aussi éprouvante que celle du marcheur. Mais la grande difficulté dans ce genre d’épopée est de prêter autant d’attention à la fatigue de sa monture que d’indifférence à ses propres douleurs.

    Dès nos premiers mètres avec nos nouveaux amis, j’ai su que le voyage serait bien meilleur dorénavant. Leurs crinières, brumes colorées sans consistance, m’avaient immédiatement fait penser aux chevaux des cavaliers de l’apocalypse. Je montais donc celui à la crinière noire, et Syrine était sur celui dont la brume était plus écarlate que ses propres cheveux. Kami n’avait pas vraiment trouvé la comparaison de bon augure, mais s’était résolu à monter celui à la brume verte et avait ensorcelé le dernier, un poulain au crin immaculé, pour qu’il nous accompagne docilement et porte nos quelques bagages.  

    Nous avons galopé ainsi pendant longtemps, traversant des paysages désolés et magnifiques, voguant à travers les flocons rouges figés. Nous avions l’allure de monstrueux cavaliers sur nos montures fantomatiques. Pourtant, ma jument était d’une douceur sans pareille. Ses yeux humides, aussi noirs que sa crinière, me touchaient terriblement. J’avais fini par la nommer Mona, en référence à une monstrueuse petite fille héroïne d’un roman que j’adorais.

    Les plaines, à peine gelées, laissaient encore paraître quelque flore recroquevillée. La ferme nous avait permis de prendre des provisions et des vêtements chauds, si bien que le voyage  parut moins pénible. Nous allongions les pauses le soir, pour ménager nos montures qui avançaient à un rythme très soutenu en journée, et chassions parfois pour économiser nos vivres.

    En traversant le paysage Russe, sur nos chevaux fantômes, nous nous rendîmes à deux évidences. D’abord, nous n’étions pas les seuls êtres humains à avoir changé. Ensuite, les chevaux et l’humanité n’étaient pas les seules espèces concernées pas ces transformations.

    En effet, dès les premiers jours de notre chevauchée, l’on nous confirma que les loups de la région s’étaient largement développés en taille et en force. En intelligence également, si bien qu’ils s’organisaient et sévissaient dans les endroits bassement peuplés, terrifiant les quelques âmes isolées. D’énormes chats sauvages, sûrement affamés, avaient également décidé de s’attaquer aux petites bourgades et usaient de leurs nouvelles griffes projetables pour tuer bêtes et hommes imprudents. Une dizaine d’histoires nous furent ainsi contées, mettant en scène d’étonnantes créatures hybrides ou totalement inédites.

    Mais, dans toutes ces mutations, quelque chose paraissait étrange. Les changements n’étaient pas communs à tous les spécimens de la même espèce. Aussi, nous eûmes à faire à un chat de compagnie tout à fait normal, hormis sa petite langue de serpent, ou à un cheval aux dents acérées et recouvert de laine. C’était inexplicable. Aucune logique ne semblait guider ce nouveau règne animal.

    Dans les quelques villages que nous avons rencontrés, la panique avait envahi les esprits. Esprits devenus, a priori, tous télépathes. Chacun y allait de sa superstition pour expliquer la Levée du Voile et les modifications qui en découlaient. Heureusement, ces endroits n’étaient pas très peuplés et la violence engendrée par la peur semblait être contenue. Certains nous affirmèrent que lors du Réveil, beaucoup de personnes avaient disparu. Mais, compte tenu de l’état de confusion général, Kami supposa que beaucoup de ces portés disparus avaient seulement fui en proie à la terreur.

    Syrine était, elle, obsédée par le pentacle apparu dans le creux de nos poignets gauches. Personne, sur notre route, ne présentait cette marque. Aussi, la sorcière nous incita à la dissimuler soigneusement. D’après elle, lors d’un bouleversement inexpliqué, les gens différents étaient soit vénérés comme des Dieux, soit persécutés.

 

    Heureusement pour nous, la plupart des gens n’avaient aucune rigueur psychique et nous pouvions lire leurs esprits à loisir tandis que les nôtres leur restaient totalement fermés. Malgré la désorganisation générale, certaines informations étaient déjà parvenues aux oreilles de ces villageois isolés. On disait que Moscou avait été totalement rayée de la carte par l’énergie libérée lors de la Levée du Voile. Saint Petersbourg, quant à elle, ressemblait, à présent, à une ville abandonnée depuis des millénaires.

    Il semblait également que toute trace de technologie électronique ou informatique avait été effacée de la surface du monde. Les appareils avaient fondu inexplicablement. L’être humain venait d’être projeté, violemment, deux cents ans plus tôt et se retrouvait totalement démuni. Dans les villes, des émeutes avaient éclaté. L’anarchie régnait.

 

    Lorsque nous pûmes nous repérer enfin sur une carte, nous étions à quelques centaines de kilomètres de Moscou, ou de ce qu’il en restait, à équidistance avec la frontière biélorusse. La question du chemin à prendre m’apparut alors avec toutes ses implications. Rester en Russie pour retrouver Antha, ou poursuivre vers la Biélorussie puis vers la France en laissant notre amie dernière nous. Et avec cette question, je compris alors les conversations secrètes de Kami et Syrine et leurs conflits masqués à chacune de nos haltes.

    Syrine, depuis le début, recherchait mentalement une trace de la violoniste sans réussir à obtenir le moindre signe de vie. Elle voulait poursuivre les recherches, arpenter le pays jusqu’à la retrouver. Mais Kami, lui, n’était pas de cet avis. Seuls, sur un territoire aussi vaste, nos chances étaient nulles à ses yeux, même avec toute la puissance magique à notre disposition. Persister sur cette voie lui paraissait à la fois une pure perte de temps et une mise en danger de nos vies inutile.

    Laisser Antha, notre amie polonaise, aux mains des Descendants d’Eren me révoltait. J’avais encore en tête ses traits délicats déformés par la peur lorsqu’elle avait été enlevée. Elle était enceinte, fragile et seule. L’abandonner ne pouvait être le bon choix. Je savais aussi qu’elle s’était battue, ainsi que Stefan et Anna, son amant et sa sœur, pour qu’on me sorte du cirque. Stefan était mort, par la faute d’Anna que nous avions donc chassée de notre groupe. Ces deux là me manquaient, malgré tout. Je ne supportais pas l’idée de perdre Antha, à son tour. Je lui devais beaucoup.

    Malgré tout, les arguments plus froids de Kami semblaient également plus rationnels. J’étais déchiré par ce faux dilemme. Il s’agissait d’une renonciation cruelle et, si j’étais prêt à suivre Kami, qui représentait un modèle à mes yeux, Syrine luttait avec acharnement contre cette idée.

    Ainsi, notre bivouac s’éternisa deux jours entiers pendant lesquels Kami et Syrine s’affrontèrent au sujet de la décision à prendre.

    — Tu es inconsciente Syrine. La question ne se résume plus à notre amie et à ce que nous pouvons faire pour elle. Le monde a changé. La Bête n’a plus rien à protéger et fera surement son apparition bientôt. On a besoin de nous. Ailleurs.

    — Antha a besoin de nous, ici !

    — Nous nous épuiserons à la chercher vainement. Nous ne savons même pas si elle est vivante. Et si c’est le cas, les Descendants d’Eren l’ont sûrement emmenée loin de la Russie avec leur hélicoptère. Nous n’avons aucune chance. Aucune. C’est insensé.

    — Elle est vivante ! Tu n’as pas trouvé ses souvenirs au cratère, c’est suffisant pour la chercher. Et leur hélicoptère n’a pas pu aller très loin si toute la technologie a disparu. Elle est encore là, quelque part.

    — Même tes rêves ne t’apportent aucun indice. Tu dois accepter l’évidence.

    Kami faisait allusion au pouvoir de Syrine. Elle possédait un don étonnant. Ses rêves étaient peuplés de prophéties, plus ou moins faciles à interpréter.

    Droite comme un « i », Syrine caressa nerveusement sa tignasse, la lissant sur son thorax où elle cascadait librement.

    — Mes songes nous apporteront des éléments lorsqu’on se rapprochera d’elle. On doit continuer.

    — On ne peut pas ratisser la Sibérie à l’aveugle. L’Hiver arrive et je ne crois pas que le temps restera figé bien longtemps. Nous serons morts avant même d’avoir une vague idée de l’endroit où la chercher. En France, avec les autres, nous pourrons agir. Nous pourrons parcourir le monde à distance. Mahé, Raven, Raiden, Ayhan, et tous les autres nous aideront. Si tu t’entêtes autant, c’est parce que tu culpabilises. Ton histoire avec Gi a peut-être permis aux Descendants d’Eren de nous amener là où ils le voulaient. Ils ont ainsi pu enlever Antha tout en provoquant la Levée du Voile. Tu veux un moyen de te racheter, Syrine. Mais tu fais fausse route.

    Deux jours d’argumentation, et quelques allusions vicieuses, vinrent à bout des dernières forces de Syrine. Insinuer que son histoire avec Gi, le Descendant d’Eren qui avait enlevé Antha, était à l’origine de nos problèmes n’était pas très fair-play. Mais Kami incarnait parfaitement le dicton « la fin justifie les moyens ». Syrine avait eu une aventure avec Gi, et nous avait tous mis en danger en lui permettant de nous surveiller à son aise.

    Elle capitula. Je la soupçonnais d’avoir toujours été d’accord avec Kami, sur le fond, et d’avoir feint son refus d’abandonner pour que les choses ne se fassent pas simplement. Comment aurions-nous pu accepter de laisser Antha derrière nous sans porter un fardeau immonde ?

    J’observai ma tutrice, les joues en feu, comme si elle venait de se battre. Sa respiration était paniquée, sa poitrine se soulevait à la recherche d’un air qui ne la sauverait pas de sa culpabilité. Ses grands yeux noisette étaient humides, ses cheveux collés sur ses joues.

    — Je veux tenter un dernier rituel. S’il ne donne rien, alors nous abandonnerons.

    Elle entra dans sa tente et en ressortit quelques minutes plus tard, pieds nus, vêtue uniquement de sa longue robe blanche en soie malgré les morsures du froid qui torturait nos chairs. Elle avait remonté ses cheveux en un chignon instable, retenus par deux petites baguettes en bois. S’approchant du feu de camp, inspirant profondément, elle déposa une carte du monde sur le sol gelé. Un cristal de roche obscurci dans une main, elle s’agenouilla devant la carte et jeta la pierre au feu.

    « J’en appelle aux Dieux anciens, maîtres de nos destins. L’énergie d’Antha, cristallisée et dévorée par les flammes, guide mes pas et m’amène à vous en cet instant. Ma prière est mon offrande, que mon humilité vous repaisse et m’assure votre bienveillance. Montrez-moi le chemin, prenez-moi par la main. »

    Elle plongea sa main dans les flammes et en ressortit la pierre brûlante qu’elle colla sur ses pieds, les marquants de brûlures superficielles. La sorcière se releva et éclata le cristal sur la carte.

    Mes cheveux s’hérissèrent, le parfum d’Antha inondait l’atmosphère tandis que les milliers de fragments de pierre se répandaient sur la carte. C’était comme si mon amie polonaise se trouvait parmi nous. Un air de violon s’éleva des ombres et les éclats de pierre scintillèrent d’une belle lueur émeraude. La carte se nimba quelques secondes d’une aura surnaturelle et s’enflamma brusquement.

    Syrine se jeta sur le sol. Cherchant fiévreusement dans les cendres de la carte un indice.

    « Le chemin ! Le chemin ! Il n’y a rien. » Une vague de sanglots me submergea alors que Kami s’approchait de notre amie. « Allons, allons Syrine. Tu as fait tout ce que tu pouvais. Mais maintenant, nous rentrons en France. »

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