2ème Partie : Voyages
Journal intime – Premier tome – Sarah
I.
Je m’appelle Sarah. J’entame ici mon carnet de voyage, bien que mon périple ait commencé depuis longtemps maintenant. Pourtant, aujourd’hui, tout est différent. Je reprends la route, mais je ne suis plus seule. Je vais à la rencontre du Monde, à nouveau. Mais j’ai un but, à présent. Je sais qui je suis, et où je vais.
J’étais, jusque là, une jeune femme très banale. Ma vie se passait sans éclat et sans drame. D’une intelligence moyenne, d’une timidité maladive, je n’avais jamais pu accomplir quoi que ce soit de passionnant. Ma famille m’aimait, sans être particulièrement fière de moi. Il n’y avait pas de quoi, cela dit. Mon travail m’ennuyait et mes amis étaient autant d’habitudes auxquelles je m’accrochais sans même savoir pourquoi.
Je vivais en France, dans une ville située aux pieds d’une montagne, lorsque la Levée du Voile m’a surprise. J’avais vingt-cinq ans.
Ce jour là, j’accomplissais ma besogne inintéressante de caissière en repensant aux rêves que j’avais eus et qui me laissaient un goût amer d’échec et de déception. L’énergie blanche s’est soudain répandue sur le monde. La stase dans laquelle je fus plongée ne m’a pas laissée de souvenir précis. Juste un sentiment diffus d’un calme étrange et rassurant. Mais lorsque j’ai repris connaissance, j’ai immédiatement su que j’avais changé. Mon corps me semblait différent. Ma peau était devenue plus luisante, mes muscles plus toniques, et ma température plus élevée bien que cela ne me causa aucun inconfort. Autour de moi, les clients du magasin et mes collègues se réveillaient péniblement. Moi, j’étais déjà alerte.
Mais je n’étais pas la seule à avoir changé. J’avais déjà pleinement conscience d’observer un monde totalement différent. J’avais instantanément noté que la technologie avait fondu et que le bâtiment s’était fissuré. Dehors, un silence pesant avait envahi la ville. Le vent ne soufflait plus. Les neiges éternelles de ma montagne étaient devenues aussi rouges que le ciel infernal au-dessus de ma tête. Beaucoup d’immeubles s’étaient écroulés, au moins partiellement, et le bitume des routes et trottoirs craquelait de toutes parts. Vision apocalyptique.
Il a fallu être rapide. S’organiser. Réagir. Mon instinct était devenu prédominant. Je savais exactement quoi faire sans y penser. Rejoindre mes parents. Stocker de la nourriture. Se faire un abri sûr pour compenser notre maison détruite et trouver de quoi se défendre. Ça ne m’a pris que quelques heures. Nous étions prêts. Ainsi, les huit semaines qui suivirent s’écoulèrent autour de tâches primaires et sédentaires. Mon seul loisir consistait à arpenter la ville, qui se couvrait de végétation, pour reconstituer nos stocks. Mes parents, vieillissants, ne sortaient presque pas.
Parfois, au milieu des ruines abandonnées, je croisais un survivant qui n’avait pas pris la tangente. Parfois, ce n’était qu’un voyageur de passage. Mettant de côté ma réserve naturelle, j’expérimentais alors notre nouveau moyen de communication commun : la télépathie. Personne ne s’éternisait dans les ruines. Mais, aussi court soit-il, le contact humain me galvanisait à chaque fois. Au début, du moins.
Rapidement, les voyageurs me livrèrent des informations sur notre Nouveau Monde. Ce fut, d’abord, un flot de rumeurs chaotiques qui venait à chaque fois contredire le précédent. Puis les choses se précisèrent. La plupart des grandes villes avaient été détruites ; des millions de personnes étaient mortes ou portées disparues ; la végétation se développait de façon exponentielle, je l’avais constaté ça ; et la faune avait muté. La peur grandissait partout où des êtres humains survivaient.
Un jour, un voyageur se présenta comme un « émissaire Sorcier ». C’était un petit homme, chauve, armé d’un grand arc de professionnel. Ses yeux scrutaient sans cesse les alentours. Il était sur le qui-vive. Les traces de sang sur ses vêtements montraient que son chemin n’avait pas été sans encombre.
Il m’expliqua que la Levée du Voile avait été provoquée par une secte et avait fait évoluer certains êtres humains. Certains d’entre nous étaient devenus des « homo apocalypsis ». On les reconnaissait aux marques lumineuses sur leurs corps et à leurs capacités surnaturelles. L’homme, lui, parcourait le monde pour trouver des gens sur lesquels un pentacle lumineux était apparu.
« Nous nous regroupons. Faites passer le mot autour de vous. Ceux qui ont le pentacle sont bienvenus dans notre cité. Elle se situe dans le Sud-ouest de la France. Ils la trouveront facilement, en se laissant guider par leur instinct. »
Quand cet émissaire se fut éloigné, je trouvai un morceau de vitre dans les décombres les plus proches et soulevai mon épaisse chevelure brune. Un croissant de lune brillait sur ma nuque. Il dispersait une légère lueur bleue opalescente. La marque était apparue lors de mon Réveil, tel un tatouage mystique. Je l’avais soigneusement masquée, ne sachant pas ce qu’elle signifiait.
L’homme avait parlé de capacités surnaturelles. Une chaleur étrange ondulait en moi en repensant à ce qu’il m’avait dit. Je sentais quelque chose de puissant couler dans mes veines, une force brutale, bouillonnante, qui aspirait à plus de liberté. C’était comme un esprit captif, prisonnier de mon corps, qui se renforçait de jour en jour et qui désirait ardemment trouver ses semblables.
***
J’ai continué ainsi encore quelques semaines, chassant à travers les ruines de la ville, récoltant quelques informations à la faveur de rencontre imprévues. Les animaux avaient retrouvé un caractère particulièrement sauvage, pour ceux qui existaient déjà avant la Levée du Voile, et j’évitais de m’approcher des nouvelles espèces qui m’effrayaient particulièrement.
Ce soir là, je fouillais des décombres à la recherche d’un miroir intact quand un hurlement déchira la nuit. Mon cœur sursauta puis se serra douloureusement. Mon souffle se coupa, je mis un genou à terre. Quand le hurlement cessa, je tournai la tête dans toutes les directions pour apercevoir l’animal qui en était l’auteur.
Il était debout, sur deux pattes, dépassant les deux mètres de hauteur. Son corps semblait être fait d’une gélatine noire, flasque et collante, mais ses bras se prolongeaient par d’immenses griffes scintillantes. Il reniflait dans ma direction, visiblement affamé.
Il se jeta sur moi, la gueule béante. C’est précisément là que le changement s’opéra. Mon instinct, singulièrement efficace depuis la Levée du Voile, prit immédiatement les commandes. Sans que je puisse comprendre ce que je faisais, mon corps roula sur le côté, bondit en arrière et, évitant de justesse une patte aussi grosse que ma tête, s’agrippa à une poutre juste au-dessus de l’animal. Le rugissement de frustration fit vibrer la ruine déjà bringuebalante.
Avant que le monstre ne puisse lever le museau vers moi, je sautai à terre et m’élançai sur un chemin. Mes narines me donnaient l’impression de s’écarter pour laisser plus d’air entrer en moi. Je sentais ma peau craquer. Chacune de mes veines frappait violemment dans mon corps, mon sang circulant à une vitesse déconcertante ; et mes jambes, comme si elles étaient faites de béton, s’animaient à une allure folle. Je devais courir à cinquante kilomètre-heure au bas mot.
Derrière moi, l’animal était resté hagard, incapable de comprendre ce qu’il s’était passé.
Je courus ainsi pendant une heure avant de m’arrêter au bord d’une falaise. Je n’étais même pas essoufflée. Doucement, j’effleurai ma nuque et repensai à l’émissaire rencontré plus tôt. Quelqu’un m’attendait-il, quelque part ? Cette rage en moi, qui m’avait sauvée, m’appartenait-elle vraiment ?
Une lente mais implacable certitude s’insinua en moi pendant que j’admirais l’horizon. Ma place n’était plus ici, auprès de mes parents. Quelque chose m’appelait dans ce Nouveau Monde, et je devais impérativement répondre à cet appel.
Voilà, en résumé, les premières semaines de mon existence dans le Nouveau Monde.
Les jours qui suivirent mon tête-à-tête avec ce monstre furent totalement consacrés à réunir quelques survivants et à les organiser. Oubliant ma timidité, j’abordais tous ceux qui me paraissaient être des gens de confiance. J’avais besoin de savoir que mes parents ne seraient pas seuls, une fois partie.
Je travaillai rapidement et efficacement. En moins d’une semaine, un petit village de fortune était monté. En plus de mes parents, une dizaine de personnes allaient y vivre.
Je fis mes adieux, douloureusement, aux deux êtres qui m’avaient donné la vie. Puis je pris la route. Je quittais ma région natale pour la première fois de mon existence. Et je n’étais pas certaine d’y revenir un jour. L’air frais des montagnes me manquerait, mais le monde m’ouvrait ses bras. Et je comptais bien m’y jeter à corps perdu.
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