II.

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    J’ai traversé de nombreux pays pendant mon voyage. Je suis partie au hasard, me laissant guider par mes sens pendant les premières semaines. Les paysages que j’ai traversés étaient tantôt fabuleux, tantôt apocalyptiques. Certaines régions étaient dévastées, incarnant parfaitement la désolation et le chaos, mais d’autres rayonnaient de force et de vie grâce à une flore luxuriante et une faune effervescente.

    Je dus rapidement faire attention à mes vivres car je ne trouvais que rarement une âme charitable acceptant de me donner un peu de nourriture. Les êtres humains semblaient se faire plus rares sur Terre, depuis la Levée du Voile, et pénétrer les villes abandonnées, pour piller les magasins, était trop dangereux pour une jeune femme seule. Heureusement pour moi, mon instinct me soufflait quelles plantes me seraient profitables ou non et je devins, petit à petit, une végétalienne accomplie.

    Ce voyage sans destination connue me lassait parfois. Je pouvais ne croiser personne pendant de longs moments, ce qui me plongeait dans une profonde détresse, puis déboucher sur une vallée où s’étaient organisés plusieurs villages. La solitude me soignait, un peu, de ma pudeur exacerbée. J’avais toujours éprouvé des difficultés de communication avec mes congénères. Dans ces villages, je glanais un maximum d’informations pour en savoir le plus possible sur le Nouveau Monde et ses règles. Pourtant, je ne m’y attardais jamais bien longtemps.

    Au début du printemps, j’entendis parler d’un bateau en construction non loin de la bourgade où je passais, sur les côtes nord-italiennes. Le but était de relier le continent africain et de créer, à terme, une navette qui ferait des allers-retours en permanence. Impossible de le faire depuis le sud de l’Italie car on disait qu’aucune vie humaine ne pouvait perdurer dans cette région.

    Ma curiosité avait été piquée au vif et je me précipitai pour voir le chantier naval de mes propres yeux. Comment construire un bateau sans aucune technologie ? Savait-on encore faire ça ?

    Lorsque j’arrivai sur place, une agitation particulière animait le port. De gigantesques poulies travaillaient pour déplacer une masse impressionnante et la déposer sur l’eau. Il s’agissait d’une embarcation en bois, aussi grande que deux baleines bleues, peu esthétique mais apriori très résistante.

    La coque était faite d’un bois très sombre et visiblement tout à fait étanche. L’attroupement n’en finissait pas de prendre de l’ampleur. On criait de partout, des ordres fusaient au milieu du brouhaha général, des enfants couraient dans tous les sens, surexcités par le spectacle.

    Quand ils lâchèrent totalement le bateau, tout le monde retint sa respiration. Flotterait, flotterait pas ? Un homme était monté le long d’une échelle en corde, avait disparu un instant dans le vaisseau puis était réapparu, le pouce levé. La foule explosa de joie dans un tonnerre d’applaudissements et de sifflets.

    Je restai à errer aux alentours du navire, regardant le rassemblement se disloquer peu à peu. Des gens continuaient à s’affairer autour et sur l’engin, préparant vraisemblablement la première sortie imminente de leur bijou. J’étais impressionnée par la rapidité avec laquelle une construction pareille avait été réalisée. Soulagée par la dispersion de la foule, je m’approchais nonchalamment.

    L’homme qui avait levé le pouce au moment des acclamations se trouvait sur le quai, le visage penché sur des feuillets gribouillés. Il devait avoir une trentaine d’année, une peau déjà burinée par le soleil, et des épaules larges et musclées. Il ne portait qu’un short, malgré la fraîcheur du vent, et laissait apparaître un torse puissant et un ventre rond mais ferme. Mon œil s’arrêta au-dessus de son nombril. Le taijitu, représentation du yin et du yang, irradiait sur sa peau de la même façon que le croissant de lune sur ma nuque.

    « — Bonjour, me lança-t-il. Vous êtes venue pour embarquer sur L’Écarlate j’imagine ?

    Sa question m’avait prise de court. Il avait parlé dans un français parfait, avec un léger accent britannique tout à fait charmant. Je ne n’avais pas réalisé qu’il m’avait aperçue et je restai sans rien dire pendant un long moment. Ses yeux noirs étaient fixés sur moi et me parurent emplis d’assurance et de franchise. Partir pour l’Afrique ? Cette pensée me plongea dans une intense réflexion.

    — Tout va bien mademoiselle ?

    Je balbutiai quelques mots inintelligibles avant de me ressaisir. Ses lèvres fines et décolorées s’étrécirent sur un minuscule sourire devant mon air ahuri.

    — C'est-à-dire que… Je n’y avais pas vraiment songé. J’ai entendu parler de la construction d’un bateau, alors je suis venue. Mais l’idée de vous accompagner me plaît énormément.

    — Et bien, vous avez jusqu’à demain pour vous décider. Je m’appelle Lasher Cartwright.

    — Je suis Sarah, répondis-je en serrant la main qu’il m’avait tendue. Le contact avec sa peau chaude et granuleuse me plut.

    — Nous serons une quarantaine à bord et il faudra faire beaucoup pendant la traversée, même si elle ne durera que quelques jours tout au plus. Si le vent n’est pas avec nous, nous devrons ramer. Une fois en Afrique, nous débarquerons aux alentours de Tripoli. Arrivés à destination, chacun est libre de partir ou non. Le navire reviendra en France dès qu’il y aura assez de monde pour lui permettre de faire le trajet inverse.

    — Êtes-vous le capitaine de ce vaisseau ?

    — Non, uniquement le concepteur et le chef de chantier. Nous avons décidé qu’il n’y aurait pas de capitaine.

    — Vous remettez en cause des principes maritimes séculaires, Monsieur Cartwright.

    — Nouveau monde, nouveaux principes, ne croyez-vous pas ?

    Je me renfrognai légèrement. Ses manières de voyou-dandy me déstabilisaient profondément. Il était d’une élégance certaine, dans son maintien notamment, mais dégageait une aura un peu provocante.

    — Peut-être. Construisez-vous des bateaux depuis longtemps ?

    — A vrai dire, c’est la première fois. Depuis la Levée du Voile, de l’apparition de la télépathie et de cette marque sur mon ventre, j’ai une espèce de connaissance très approfondie de techniques et savoir-faire dont j’ignorais tout jusque là. Au début, les gens étaient effrayés par cette marque. Il y a eu beaucoup de rumeurs sur les gens marqués, et de gros problèmes suite aux évènements qui ont eu lieu dans la cité du pentacle. Mais, maintenant, ça va mieux. Depuis qu’il y a eu ce renversement au sein même de leur « peuple ».

    Je secouai la tête. Je n’avais pas encore eu connaissance des évènements dont il me parlait.

    — Enfin, les choses commencent à changer, et puis j’ai su me rendre utile. On me fait confiance ici. Il n’y a pas de ségrégation quelconque.

    — Et les autres personnes marquées du taijitu ? N’avez-vous pas envie de les retrouver, au moins pour comprendre ce que cela implique ?

    — A vrai dire, je n’arrive pas à me décider. Pardonnez-moi, mais vous semblez très intéressée par la question.

    J’hésitai un instant puis découvris ma nuque sous ses yeux.

    — Ho, le fameux croissant de Lune. Je comprends mieux votre désir de traverser avec nous.

    — Je ne saisis pas.

    — He bien, si les bruits sont justes, les autres membres de votre peuple se réunissent justement quelque part en Afrique.

    Ainsi donc, par l’intermédiaire de Lasher Cartwright, je rencontrai un signe de la Providence qui à la fois m’indiquait le chemin à prendre et m’apportait également le moyen indispensable pour réussir cette première étape.

 

***

 

    J’ai rapidement quitté l’équipage du bateau pour me lancer, au hasard, dans la découverte de ce nouveau continent. J’avais tenté de convaincre Lasher de me suivre, mais il n’avait pu se résigner à laisser son œuvre maritime après si peu de navigation. Je dois avouer que j’eus un pincement au cœur en lui disant au revoir. Les quelques jours passés avec lui avaient été forts agréables, malgré la promiscuité et l’absence totale d’intimité. Son beau visage avait souvent éveillé en moi quelques pulsions coupables. Il me manquerait, un peu.

    J’entamai donc une nouvelle marche solitaire dans un environnement tout à fait inconnu. Le ciel était d’un rouge beaucoup plus clair dans cette partie du monde, et le soleil brûlait sournoisement la peau malgré l’atmosphère particulièrement humide.

    Le vent soufflait puissamment et charriait une douceur bienvenue, contrastant avec la chaleur étouffante qui régnait déjà si tôt dans l’année. De minuscules déserts, véritables oasis de sable, tachetaient les grandes étendues verdoyantes que je traversais pendant ces premières semaines africaines. J’imaginais les déserts monstrueux d’autrefois, presque totalement disparus, soulagée de ne pas devoir trouver un moyen de les contourner.

    La monotonie du voyage s’installa cependant très rapidement, et des vertiges me saisirent régulièrement devant l’immensité du vide qui s’offrait à moi. La démographie semblait avoir chuté encore plus fortement qu’en France ou en Italie, car je ne croisais que très peu d’êtres humains ; et plus je descendais vers le Sud, plus cette sensation se renforçait. Les territoires croulaient sous une végétation tropicale, encore plus vivace que celle que j’avais vue en Europe, et j’avais parfois l’impression que les seuls êtres vivants étaient des animaux.

    Les nouvelles espèces étaient, d’ailleurs, particulièrement curieuses et s’approchaient sans mal de moi pour me renifler et tenter de faire connaissance. J’évitais les contacts et fuyais dès qu’un comportement me paraissait potentiellement agressif. Je dus, d’ailleurs, détaler de nombreuses fois devant d’énormes bêtes affamées.

    Je revivais, à chacune de ces occasions, la même expérience que lors de l’attaque dans les ruines de ma ville natale. Je n’en comprenais pas mieux le sens mais, à chaque fois, mon corps semblait se métamorphoser. Il devenait capable de prouesses physiques surhumaines que j’intégrais, petit à petit, dans mon fonctionnement normal.

    Lorsque je quittai les régions luxuriantes et arrivai sur des plaines plus sèches, moins envahies par cette flore monstrueuse, un spectacle étonnant s’offrit à moi. De nombreux chars à voile parcouraient les étendues infinies, formant un ballet surprenant, et fonçaient à une vitesse folle jusqu’à disparaitre, avalés par de multiples horizons.

    Le système était ingénieux et simpliste à la fois. Des roues vulgaires avaient été montées sur des planches en bois, elles-mêmes surmontées par de petits mâts. Les voiles semblaient faites de toiles légères, toutes de couleurs criardes. Ces engins avaient une certaine élégance et présentaient l’avantage de pouvoir se déplacer très rapidement, grâce au vent qui ne désarmait jamais, permettant, visiblement, de relier entre elles les régions encore habitées.

    Ainsi, je me déplaçai pendant un long moment en me faisant ramasser par des pilotes serviables et traversai une multitude de petits villages et de hameaux plus modestes. Malgré le climat très particulier, les gens s’étaient parfaitement organisés. La culture du sol semblait déjà maitrisée, et les nouvelles variétés de légumes et de fruits tout à fait entrées dans les habitudes de consommation courante.

    Personne n’avait entendu parler de grandes villes qui auraient pu résister, ne serait-ce qu’en partie, à la Levée du Voile. Les rares individus ayant un peu voyagé sur le continent n’avaient rencontré que des cités en ruine, recouvertes par la végétation, et gouvernées par les animaux, des déserts anéantis, et de vastes plaines dont le sol craquelé offrait des voies idéales pour les chars à voiles.

 

    J’errai ainsi pendant des mois, à la recherche d’informations sur le peuple du croissant de lune, jusqu’à ce que la rumeur me ramène enfin des renseignements intéressants. On commença à me parler d’un regroupement immense autour des chutes du lac Victoria, puis d’une marque mystique sur la nuque.

    Je remontai la piste, avidement, voyageant aussi vite que mes conducteurs temporaires me le permettaient, tout en me délectant du nombre d’histoires farfelues que j’entendais à propos de ce peuple installé au bord des chutes.

    Le mystère de ma destination se mêlait aux superstitions et paraissait s’épaissir à mesure que je m’en rapprochais.

    Au bout d’un moment, plus aucun char ne voulut m’avancer. Les gens étaient effrayés et m’imploraient de ne pas m’aventurer par là. Je continuai. Bien entendu. Mais, à force, les suppliques de tous ceux que je croisais me remplirent de crainte. Je finis par ne plus croiser personne sur ma route.

    Je marchai dans cette solitude, pendant plusieurs jours, jusqu’à apercevoir un panache écarlate d’eau s’élever dans le ciel. La brume aquatique paraissait vouloir me guider. Je fixai ce repère, entendant un vrombissement de plus en plus fort s’intensifier à chacun de mes pas. Au terme d’une marche épuisante, le lac Victoria se découpa sur l’horizon. De petits ilots étaient disséminés un peu partout dans l’eau, et des ponts tressés les reliaient entre eux ainsi qu’à la berge. A quelques centaines de mètres, l’eau se précipitait dans un vacarme assourdissant. Des milliers de silhouettes recouvertes par le panache d’eau se dessinaient un peu partout. J’étais enfin arrivée à destination.

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