V.
Sorman Union s’était rapidement développée. La petite cité médiévale avait été envahie par des milliers d’êtres portant le pentacle, mais également par de nombreux êtres non-marqués. Il semblait y régner une quiétude particulièrement déconcertante par rapport à l’ambiance pesante de Terre Noire.
Les murailles qui encerclaient la ville avaient été rehaussées par l’usage de la magie et offraient une vision étonnante aux nombreux voyageurs qui s’y arrêtaient. Les hauts murs scintillaient de l’énergie mystique dont ils étaient faits. Des Sorciers y patrouillaient, veillant sur les champs alentours et protégeant la population.
Les Oracles avaient vu un danger émanant de ce peuple. Sans pouvoir l’identifier, ils étaient certains qu’un bouleversement se préparait ici. Je m’étais porté volontaire pour venir espionner les Sorciers, nourrissant l’espoir secret de revoir Syrine. La mission était claire : aucun contact, visuel ou physique, avec les habitants.
Je maitrisais mieux mon pouvoir, à présent.
Mon corps était encore caché dans les souterrains de Terre Noire, mais un vent étrange portait mon esprit dans les ruelles de Sorman Union. Je devrai simplement me concentrer pour ne pas me matérialiser au milieu des Sorciers. Un jeu d’enfant.
J’arpentais la ville, à la recherche de Syrine. Retrouver la chaleur du soleil et l’étendue infinie du ciel rouge me faisait du bien. Depuis quand n’avais-je pas vu la lumière du jour ? En y réfléchissant, je crois que la folie me guettait au milieu des catacombes. Elle nous guettait tous.
Je trouvai la sorcière sur une placette, au centre d’une effervescence organisée. Il s’agissait d’une sorte de marché. Syrine était encore plus belle que dans mon souvenir. Ses cheveux roux étaient remontés en chignon négligé sur le haut du crâne, ses bottes étaient usées, ainsi que ses vêtements ; et pourtant, elle dégageait une force et une assurance éblouissantes. Elle s’affairait, avec deux autres personnes, à décharger les caisses de nourriture posées sur un chariot. Une foule commençait déjà à se masser autour des provisions.
De l’autre côté de la place, une activité semblait tout autant passionner les badauds. Je m’approchai un peu pour voir ce dont il était question. De petits cristaux étaient présentés sur les étals. Ils brillaient de mille couleurs différentes et dégageaient diverses énergies plus ou moins puissantes. Les visiteurs déambulaient devant les stands et proposaient d’échanger leurs propres cristaux avec ceux présentés. S’ensuivait, généralement, une grande discussion pour marchander et fixer les termes du troc.
Un gamin traversa la place en bondissant suite au succès de son échange. Le cristal dans ses mains était un cristal de foudre et, visiblement, il l’avait largement désiré. Les Sorciers étaient-il véritablement capables de s’échanger une partie de leurs pouvoirs ? J’aperçus son poignet pendant qu’il sautait dans tous les sens. La marque des Sorciers y était présente. Un petit de huit ou neuf ans.
Je ne m’étais jamais posé la question, mais il s’avérait que La Levée du Voile avait également touché les enfants. L’idée me dérangea. Je repensai à mon enfance, à ce que nous avions vécu, avec mes frères, à cause de cette magie envahissante. Le pouvoir corrompait, même l’innocence infantile. Cela me paraissait obscène.
Je retournai vers Syrine, sans m’approcher de trop. Elle connaissait mon énergie, alors je devais garder mes distances pour qu’elle ne la perçoive pas. Elle ne devait pas me savoir ici. Pourtant, j’aurais tout donné pour venir l’envelopper de mon corps immatériel. Comme autrefois.
Elle se figea. Son visage au teint laiteux se fit soudain très dur. Ses yeux me transpercèrent. Elle n’ouvrit pas la bouche, ne bougea pas. On aurait dit une statue. Avait-elle perçu ma présence ?
« — Bonjour Syrine.
Un homme me traversa. Il avançait d’un pas mesuré, prenant son temps, les yeux rivés sur la Sorcière. Ses cheveux noirs, ondulés, effleuraient sa mâchoire virile. Je connaissais vaguement cet homme. Je l’avais croisé, à l’époque, lorsque j’avais rencontré Syrine pour la première fois.
— Bonjour, Adam.
***
J’avais suivi les deux jeunes gens dans la petite maison où Syrine vivait. Elle était située très près de la grande église de Sorman Union. L’homme était installé dans un fauteuil, le visage serein, ses yeux bleus posés sur la femme. Elle, semblait chamboulée. Ses joues étaient en feu et ses yeux n’arrivaient pas à se concentrer.
— Je suppose que tu as beaucoup de questions…
— J’ai pensé que je ne te reverrai jamais.
La jeune Sorcière caressait la lame de sa rapière, évitant de lever le visage vers Adam. Il me sembla qu’elle serrait les dents. Peut-être pour ne pas pleurer. Ou pour contenir sa colère. Je n’arrivais pas à déchiffrer ses sentiments.
— Tu m’as cru mort ?
— Non. J’ai cherché ton visage dans le Lac de Rui-Del-Amo mais je ne l’ai pas trouvé.
— Je t’avais dis que je reviendrai. C’était une promesse.
— Mais, depuis, j’ai traversé l’Europe et puis il y a eu l’Apocalypse. Presque quatre ans se sont écoulés. J’ai l’impression de t’avoir connu dans une autre vie.
— Le temps a été très long pour moi aussi.
Elle le regarda avec une intensité surprenante. Je m’étais installé à l’autre bout de la pièce, pour ne pas risquer un contact involontaire qui m’aurait trahi, mais je ressentais la tension extrême entre les deux. L’atmosphère était chargée de reproches muets et d’un désir trop longtemps oublié.
— Où étais-tu ?
— Avec les miens.
— Avec ta famille ?
— Avec mon peuple. Ils savaient ce que préparaient les Descendants d’Eren. Ils pensaient avoir plus de temps pour se préparer. Mais, lorsque les choses se sont accélérées, ils ont œuvré pour trouver chacun des futurs membres du peuple élu et pour les protéger.
Je retins mon souffle. Le danger perçu par les Oracles se tenait dans cette pièce. Je venais de le comprendre.
— Mais pourquoi tu ne m’as pas prévenue avant ? La Levée du Voile a été déclenchée il y a presque deux ans maintenant.
Elle avait légèrement élevé la voix.
— Mon peuple avait décidé de ne plus prendre part aux affaires du Monde. Nous vivons dans un endroit particulier. Pas tout à fait sur ce plan. Pas tout à fait un endroit à vrai dire. Enfin, j’ai passé tout ce temps à organiser les choses là-bas, mais je n’ai jamais cessé de chercher une solution pour te retrouver malgré l’espace de confinement dans lequel je me trouvais.
— Je ne comprends pas. Quel est ton peuple ? Nous les connaissons déjà tous depuis un moment.
Adam souleva le bas de son pantalon écru. Une sorte de petite serpe étaient tatouée sur sa cheville et fourmillait d’une énergie puissante.
— Nous nous considérons comme les Druides de ces nouveaux temps. Nous avons la capacité de capter l’énergie de la planète et de l’utiliser à nos fins. Certains lieux sont propices à l’exercice de notre pouvoir. On appelle ça des nœuds d’énergie. Beaucoup de lieux de culte, si ce n’est tous, sont construits sur ces nœuds. C’est pour ça que, lorsque vous faites votre chemin mystique à l’intérieur d’une église, l’énergie de la planète jaillit et vous recouvre. Nous, les Druides, sommes capables de canaliser cette force et de lui donner un but. A ces endroits là, sur les nœuds, nous sommes capables de presque tout. Mais, éloignés de cette source, nous n’avons plus beaucoup de pouvoir individuel. A peine plus qu’un non-marqué.
Elle avait traversé la pièce pour se pencher sur la marque d’Adam. Agenouillée, elle caressait du bout des doigts la peau de l’homme.
— Vous êtes exactement l’inverse de nous, alors. Nous sommes incapables de comprendre et d’utiliser l’énergie de la planète, alors nous avons développé une énergie personnelle pour compenser.
— Mais vos ressources sont très limitées.
Syrine se releva, s’écartant légèrement d’Adam.
— Attends une seconde. Les prophéties sur la Fin des Temps ont toujours mentionné douze tribus. S’il y a un treizième peuple, le vôtre, c’est que l’un des douze premiers est un usurpateur.
— C’est exact.
Elle avait immédiatement saisi ce qu’impliquait l’existence de ces Druides.
— C’est pour ça que ton peuple a décidé de reprendre part à ce qu’il se passe dans le monde ?
— Pour éviter un drame. Si c’est encore possible.
— Nous devons donc trouver les imposteurs.
Adam se leva du fauteuil et attrapa la main de la Sorcière. Il avait l’air de se concentrer pour ne pas perdre le fil de la conversation. Ses larges épaules tremblaient imperceptiblement. Son regard dévorait celui de Syrine.
— Nous connaissons déjà le peuple qui n’a pas été élu.
Mon esprit s’effaça peu à peu, à la recherche de ma chair restée à Terre Noire. Dans les derniers instants de ma projection astrale, je distinguai les lèvres de Syrine rencontrer celle du Druide. Mon cœur se serra.
Puis je retrouvai les catacombes des Descendants d’Eren.
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