Changée en pierre
Une fois de plus, nous étions repartis sur les routes, comme des fugitifs, avec un passager de plus, Billy était du voyage.
Marsh m'avait donné la destination et l'itinéraire, comme je ne connaissais pas, je lui faisais confiance. Confiance... Je crois que c'était la première fois que j'acceptais de me reposer sur quelqu'un d'autre. Etrange sensation. Malgré tous les ennuis qui nous poursuivaient et nous attendaient probablement, j'étais sereine. Quel paradoxe !
On s'est arrêté pour acheter de quoi survivre pour les prochains jours, du chaud, du confortable, du chocolat et des bouquins.
Une sorte de routine s'installait dans notre périple, je lisais à voix haute des histoires pour Marsh, on faisait des arrêts pour se dégourdir les jambes et sortir Billy, on trouvait des coins perdus dans des paysages de cartes postales, on admirait, on s'embrassait et parfois plus. On avait 17 ans et le cœur qui battait avec ce tempo-là.
En roulant toujours sur la 285, on a vu des panneaux pour le parc de Great Sand Dunes, on s'est regardé et instantanément, on s'est compris. Il fallait y aller. On s'est retrouvé dans un endroit impensable, improbable, le Sahara au milieu des montagnes, des lacs, de la neige, de la toundra avec herbes minuscules et des forêts d'arbres immenses. Encore des paradoxes rassemblés au même endroit. Il n'y avait pas grand monde, heureusement, on ne passait pas inaperçus avec notre coyote.
On a rencontré un couple de belges qui prévoyait le même itinéraire que nous, on a un peu discuté, ils étaient sympas, Victoire et Guillaume, on s'est dit en rigolant qu'on risquait de se recroiser.
Et on a continué à tailler la route. On voulait rejoindre Denver dans un premier temps, et ensuite ... j'avais oublié et je crois bien que je m'en moquais ! Marsh, Billy et moi mettions en action le plan numéro un de notre projet : des vacances pendant très longtemps. Pour le moment, personne à nos trousses mais pour combien de temps ?
J'en avais ras-le-bol de dormir dans la bagnole, quand on est arrivé à Fairplay, on s'est arrêté dans une pension de famille, Marsh est resté planqué dans le Mitshu.
J'ai pris une chambre et les ai fait monter en douce par les escaliers de secours. Enfin, prendre un bain, la chaleur et le confort d'un King Size, ça m'avait manqué ! Marsh s'est endormi, alors Billy et moi, on est parti se balader.
Il y avait un sentier qui longeait un lac, je voyais presque les truites sauter hors de l'eau, je n'avais pas l'impression d'être dans la réalité tellement c'était beau. On a marché longtemps. Il n'y avait aucun bruit, à part ceux de la nature et la musique de l'eau.
Puis, j'ai entendu des voix, voix d'hommes, ils étaient trois. Le peu que je comprenais de leur conversation m'a intrigué alors je me suis approchée discrètement, Ils étaient en train de pêcher, et je n'aimais pas beaucoup ce qu'ils se racontaient en riant. Une histoire de meurtres de femmes, de viols, ils avaient l'air d'être fiers d'eux.
Qu'est-ce que je fais ? Je ne peux pas intervenir, je suis seule. Je ne peux pas aller voir la police, on est des fugitifs. Je les observe en bouillant de rage, l'un a une cicatrice qui lui barre le visage, le second, un brun grand et carré porte un blouson avec un emblème TAK, et le dernier, plus frêle a les cheveux d'un roux flamboyant. J'enregistre tous ces détails, polaroïd de la mémoire.
Et c'est là que Billy a senti du gibier, il est parti en courant et le bruit a alerté les trois gars. Merde, je suis repérée. Je ne peux pas m'enfuir, ils courent plus vite que moi, je vais jouer la fille perdue. J'espère que ça va suffire.
...
Ils sont partis et je suis recroquevillée sur moi-même. Je suis devenue une pierre. je veux devenir une pierre, une branche, une feuille, quelque chose qui ne ressent plus rien et qui va vite disparaître et pourrir. J'ai fermé toutes les écoutilles, construit une forteresse pour que rien ne me touche désormais.
Je ne sais pas combien de temps je suis restée sans bouger. Billy a fini par revenir, il s'est couché à mes côtés en gémissant. Il me poussait avec son museau, se levait, me montrait le chemin pour rentrer, et comme je ne bougeais pas, il recommençait. Et puis, il a filé comme une flèche. Il avait sûrement encore senti quelque chose, l'instinct animal. Finalement, cela m'a arrangé. La pierre n'a plus envie de vie à ses côtés.
J'ouvre les yeux, Marsh est devant moi avec Billy.
Ne me demande rien, je ne pourrais pas te parler.
Il comprend, et doucement me prend dans ses bras pour me ramener avec lui.
Sur tout le chemin, je n'ai entendu que le son de sa voix qui psalmodiait :
Chut, ça va aller, je suis là.
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