Allegro

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Lucas, paradant sur une petite scène en bois au fond de la salle du Petit Marcel, réclamait l'attention de tous.

— Mesdames et messieurs, me revoilà, entonna-t-il avec entrain. Voici le moment que vous attendiez tous, surtout toi, Philippe !

— Mon dieu, je m’attends surtout au pire, qu’est ce qu’ils m’ont encore préparé ? déclara bien fort l’intéressé, la voix haut perchée, un verre de champagne à la main. Mais où est mon mari, vous me l’avez enlevé ou quoi ? Au secours, Rickiiiie !

Tous les invités scandèrent son prénom, impatients de le voir se matérialiser devant eux. Lucas invita Philippe à venir s’asseoir sur une chaise placée au premier rang de la scène. Celui-ci obéit tel un enfant qui sait qu’une grosse surprise l’attend à la condition d’être sage.

Tristan, quant à lui, s’était réfugié loin de la scène où il avait préféré rester. Il était bientôt minuit, la fatigue l’avait rattrapée depuis une heure déjà. Malgré l’épuisement, il luttait pour apprécier cette soirée qui s’était déroulée finalement comme prévu. Rickie avait réussi à ramener Philippe les yeux bandés aux portes du café et ôter son foulard devant une cinquantaine d’invités, le sourire aux lèvres, entamant la chanson traditionnelle d’un joyeux anniversaire. Philippe avait été sidéré et contre toute attente, il n’avait pu avoir la moindre repartie fleurie dont il était maître en la matière dans de telles occasions. Il n’avait pu s'empêcher d’essuyer quelques larmes. La vive émotion qu’il s’était emparé de lui avait aussitôt contaminé ses amis qu’il avait embrassés un par un, en retrouvant heureusement la parole et ses bons mots.

Tristan adossé au mur observait les festivités avec un mélange de bonheur et de mélancolie. Ce soir, tout le monde était manifestement heureux. Alors pourquoi n’arrivait-il pas à profiter de leur enthousiasme ? Même Tom et Paul semblaient s’être réconciliés. Ce dernier avait son bras sur les épaules de son ami et venait de déposer un baiser discret dans son cou. A ses côtés, sa sœur, Ariane. Elle avait du mal à rester en place sur sa chaise, tellement elle était excitée par l’ambiance. Elle était en compagnie de son camarade Vincent, qui offrait lui aussi un visage rayonnant et plein de curiosité vis à vis de tous ces gens qui lui semblaient tous si cools ! A défaut que Patrick puisse aller les chercher en voiture, tous les deux avaient réussi à venir en ville en prenant le dernier train qui avait pu partir de la gare, avant qu’une météo plus défavorable ne les en empêche. Tristan avait donc fait la connaissance du fameux “Vince” quelques heures plus tôt au magasin de disques. C’était un jeune homme timide, au premier abord. On sentait qu’au contact de l’énergie pétillante de son amie, il ne demandait qu’à s’ouvrir davantage aux autres. Son père avait répondu présent à l’invitation de derrière minute de Tristan. Il s’était néanmoins éclipsé plus tôt dans la soirée, le temps d’être totalement rassuré de voir son fils entre de bonnes mains. Tristan dans son rôle de chaperon s’était engagé personnellement à lui ramener son fils en un seul morceau, ce qui l’avait fait sourire, aidé par une Ariane des plus convaincantes dans son rôle de jeune fille responsable. A peine Patrick parti, les deux lycéens s’étaient métamorphosés en deux adolescents plus exaltés mais néanmoins intimidés d’être les deux seuls mineurs d’une soirée qui s’annonçait des plus survoltées.

— Mesdames et messieurs, veuillez accueillir comme il se doit nos deux talentueuses et sulfureuses sœurs jumelles de la ville. Je peux vous assurer qu’elles ont répété pendant des heures comme des folles, à s’en faire péter un talon. Derrière le rideau noir que vous voyez derrière moi, elle trépignent d’imaptience de vous retrouver. A mon avis, elles n’en mènent pas large, mais c’est pour la bonne cause, n’est-ce pas ? s’écria Lucas, ravi.

A ce moment-là, les invités virent le rideau trembler et le serveur jurer en pliant le genoux, signe qu’il venait de recevoir un petit coup. On entendit alors une voix grave et nerveuse lâcher un “vas-y tais toi et balance la sauce”, ce qui fit rire le public qui n’en pouvait plus d’attendre, impatient lui aussi de découvrir de quoi il en retournait.

— Heureusement que je les adore ces deux chipies, dit-il en jetant un regard réprobateur derrière lui. Je ne vais donc pas les faire attendre plus longtemps et vous non plus ! Ça vient, les filles, laissez-moi juste envoyer la musique.

A peine les premières notes de Michel Legrand se firent entendre dans la salle, que le rideau se retira comme par magie pour dévoiler deux belles jeunes femmes, imitant Françoise Dorléac et Christine Deneuve, dans leur robe blanche courte, l’une avec un chapeau jaune et l’autre identique de couleur rose. Elle se firent face avec synchronicité et entamèrent le refrain bien connu de tous :

Nous sommes deux soeurs jumelles

Nées sous le signe des gémeaux

Mi fa sol la mi ré, ré mi fa sol sol sol ré do

Toutes deux demoiselles

Ayant eu des amants très tôt

Mi fa sol la mi ré, ré mi fa sol sol sol ré do

Le public se mit aussitôt à applaudir, siffler et hurler de rire. Philippe se leva d’un bond :

— Oh mon dieu mon chéri, tu es divine ! Et toi Julien, merveilleuse…

Malgré la pression, on ressentait l’enthousiasme et le plaisir de ces deux apprenties vedettes. Julien Perrin était manifestement plus à l’aise que son comparse, mais Rickie se défendait à merveille et avait à cœur d’offrir à son compagnon le meilleur de lui-même.

Nous fûmes toutes deux élevées par Maman

Qui pour nous se priva, travailla vaillamment

Elle voulait de nous faire des érudites

Et pour cela vendit toute sa vie des frites.

L’effervescence soudaine réveilla Tristan et le fit sortir de ses pensées. Lui aussi fut finalement entraîné par la bonne humeur générale.

— Je rêve où quoi ? La fille à côté de Rickie, elle s’appelle Julien, Julien Perrin, c’est ça ? lui cria Ariane, stupéfaite.

— Oui, pourquoi ?

— J’y crois pas, c’est notre prof d’Histoire-Géo, cria à son tour Vince, abasourdi.

Les deux lycéens gloussèrent de concert. Ils n’en revenaient pas de le voir ici, au Petit Marcel et encore moins, dans cette tenue. Au-delà de cette surprise incroyable, ils furent admiratifs et captivés par sa prestation ainsi que celle de Rickie dont la chorégraphie était exécutée à la perfection.

Nous sommes toutes deux nées de père inconnu

Cela ne se voit pas, mais quand nous sommes nues

Nous avons toutes deux au creux des reins

C'est fou...

... là un grain de beauté...

... qu'il avait sur la joue

— Attendez que Julien capte de vous voir ici, vous ses élèves, lança ironiquement Tristan, imaginant déjà une scène surréaliste.

Nous sommes deux soeurs jumelles, nées sous le signe des gémeaux

Mi fa sol la mi ré, ré mi fa sol sol sol ré do

Aimant la ritournelle, les calembours et les bons mots

Mi fa sol la mi ré, ré mi fa sol sol sol ré do.

La chanson toucha à sa fin sous un tonnerre d'applaudissements. Julien et Rickie furent portés en triomphe. Ils accueillirent avec humilité mélangée d’une fierté non feinte les félicitations généreuses d’un public conquis. Philippe manifesta lui aussi une joie décuplée en les remerciant d’un baiser sur la bouche à chacun, sous les sifflets railleurs de quelques-uns. Lucas en profita pour envoyer un autre morceau de musique du célèbre compositeur.

Comme une pierre que l'on jette dans l'eau vive d'un ruisseau

Qui laisse derrière elle des milliers de ronds dans l'eau

Comme un manège de lune avec ses chevaux d'étoiles

Comme un anneau de Saturne, un ballon de carnaval

Comme le chemin de ronde que font sans cesse les heures

Le voyage autour du monde d'un tournesol dans sa fleur

Tu fais tourner de ton nom tous les moulins de mon cœur

Aussitôt une émotion différente mais tout aussi vive envahit les uns et les autres. Une boule à facette aux couleurs de l’arc-en-ciel balaya avec magie et harmonie le café tout entier. Rickie prit alors la main de son petit ami et tous deux montèrent prestement sur la scène, s’enlaçant délicatement pour danser, les yeux dans les yeux. Philippe était au comble du bonheur. Rickie, aux bords des larmes, profitait lui-aussi de ce moment de grâce suspendu. Ils furent rejoints par d’autres couples qui formaient déjà autour d’eux une galaxie de satellites fébriles et légers. Parmi eux, Tom et Paul, à la mine radieuse et amoureuse. Tristan pouvait-il en être vraiment soulagé ? Il l’espérait de tout cœur.

Ariane et Vincent s’étaient autorisés à les rejoindre. Tristan s’amusa d’observer le jeune lycéen regarder avec une insistance non dissimulée son professeur qui ne l’avait encore pas reconnu. Lui aussi était au bras d’un homme élégant, à la veste ajustée, col de chemise ouverte, évacuant la sueur d’un corps brûlant. Lorsqu’il aperçut enfin ses deux élèves, il stoppa net sa danse, rougit affreusement, décontenancé de se retrouver d’autant plus dans une telle tenue. Puis, parce qu’au Petit Marcel, il pouvait être qui il voulait en toute liberté, il se mit à sourire, haussant les épaules, retrouvant le regard de son chevalier servant qui lui demandait déjà des explications en lui chuchotant à l’oreille.

A quelques mètres d’eux, Chantal, Corinne et Claudie, les collègues de Philippe, qui selon ses dires étaient à cent pour cent des vieilles filles endurcies. Pourtant, elles avaient trouvé chacune leur cavalier. A voir comment elles s’en donnaient à cœur joie, elles allaient sans aucun mal clouer le bec de leur responsable du rayon parfumerie des Grandes Galeries de la ville.

Tristan aperçu également Lucas qui d’habitude si discret sur ses fréquentations amoureuses, s’était enfin autorisé à s’afficher au bras d’un garçon. Sandro était arrivé juste avant la prestation des demoiselles. Malgré la fatigue qui aurait dû se lire sur son visage (les journées à l'hôpital étaient longues pour lui), il était manifestement en pleine forme et très heureux d’un corps à corps langoureux bien mérité. Leur couple ne manqua pas de faire des jaloux, Tristan s’en aperçu en voyant deux ou trois regards insistants dans leur direction, sans parler de grossières messes basses. Sur le moment, Tristan aurait bien voulu féliciter cet italien qui avait su faire baisser la garde à son ami. Il l’avait rarement vu aussi décontracté et spontané. Une pointe de jalousie vint l’emporter subitement. Ce n’était pas un relent de sentiments amoureux qu’il avait pu éprouvé l’été dernier envers le serveur. Des sentiments forts et durables avaient cimenté leur amitié et c’était très bien ainsi. Non, la jalousie que ressentait Tristan était d’une toute autre nature. Il sentit son cœur se resserrer. Malgré la chaleur du lieu, son corps s’était refroidi d’un cran supplémentaire. La fatigue n’en était pas l’unique raison. Le monde devenait d’un coup injuste et oppressant.

Charlotte, Charlotte, Charlotte. Il avait tant besoin d’elle à cet instant. Lui aussi, n’avait qu’une envie, celle de partager avec elle des sentiments vrais. Se surprenant lui-même, alors qu’il ne l’avait présenté encore à personne, il aurait eu envie de crier à la Terre entière qui était cette formidable jeune femme qui avait réussit en une étincelle à illuminer son coeur et à le réchauffer avec passion. Ne pouvant supporter plus longtemps cette situation inéquitable, il préféra quitter les lieux sur la pointe des pieds, espérant que personne ne lui en tire rigueur. Au moment de partir, la main de Marie le rattrapa. La patronne du café lui lança un regard interrogatif. Tristan surpris de se faire prendre, lui donna un simple baiser sur la joue en la rassurant que son locataire préféré était juste très fatigué et qu’il allait rejoindre Morphée. Il savait qu’elle n’était pas dupe mais celle-ci ne fit aucun commentaire, hormis celui de lui souhaiter une bonne nuit.

Dehors, la neige avait repris mais tombait cette fois-ci faiblement. Il s’alluma une cigarette qu’il prit le temps de fumer sur le pas de la porte de son studio. Sa belle Charlotte occupa inévitablement ses pensées. Lorsque la dernière cendre de sa cigarette tomba par terre, il était frigorifié.

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