Paul Desmond
Pour accompagner ce chapitre : My funny valentine de Paul Desmond
https://www.youtube.com/watch?v=_2cTgUK3MQY
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Il était dix-neuf heures passé de quinze minutes. Patrick venait de partir du magasin. Tristan, quant à lui, avait réussi in extremis à convaincre Rickie d’attendre avant d’annuler quoique ce soit concernant l’anniversaire de son petit ami. A peine avait-il raccroché, qu’un ultime client franchit la porte, malgré la fermeture. Ce dernier, connu du Microssilon, avait la fâcheuse habitude de débarquer à l’approche de la fermeture, à croire qu’il le faisait encore plus exprès cette fois-ci . Une façon de tester ma patience se disait Tristan pour se consoler. Il prit sur lui et se montra avenant comme si de rien n’était. Une fois le client enfin parti et la boutique en ordre, il était déjà dix-neuf trente.
Le froid de l’extérieur le saisit brutalement. Il s'emmitoufla dans son manteau, ajusta son écharpe au-dessus du nez et enfonça ses mains dans les poches. Par réflexe, ses épaules s’enroulèrent légèrement sur elles-même, tout en se contractant, comme pour se protéger davantage, en vain. Les températures avoisinant le zéro, la neige serait probablement de retour dans la nuit.
Il se réjouit à l'avance de la soirée au calme qui se profilait. Sa douche prise, il avala une soupe instantanée qui le réchauffa complètement. Il s’affala ensuite sur son fauteuil, après avoir choisi un vinyle à écouter. La version raffinée de My funny Valentine par Paul Desmond emplit la pièce. Il ferma les yeux et profita de ce standard de jazz qu’il appréciait pleinement. Le reste de l’album le plongea dans une ambiance des plus relâchées. Il savoura d’autant plus sa cigarette qu’il n’avait pas pu s’en octroyer une de la journée. Il repensa à la terrible nouvelle concernant le père de Rickie, comme un cruel écho au décès de son patron quelques semaines auparavant. La vie lui semblait soudain terriblement injuste. Elle choisissait pour vous un destin funeste sans que vous puissiez avoir votre propre mot à dire.
Il écrasa son mégot dans un cendrier, en profita pour retourner la face de son vinyle avant de revenir s’asseoir confortablement. Il soupira, la mélancolie le gagnant subitement. Il porta sa main à sa boucle d’oreille et la fit tourner sur elle-même, le mouvement circulaire ayant la vertue de l’apaiser. Il revisita toute sa journée dans sa tête. Son cerveau établissait déjà pour lui une longue liste de choses à faire le lendemain. Il fut interrompu par le visage angélique de Charlotte. Il avait espéré, sans trop y croire, un appel de sa part au magasin. Il maudit son impatience un tantinet puérile et se raisonna une fois de plus. Entre les heures passées au Microsillon et les fêtes de Noël, les journées passeraient vite. Revoir sa petite amie serait en définitive une belle récompense, après de longs jours d’attente et surtout, ce serait un moment éminemment précieux et hors du temps. Il se voyait déjà à son bras, quittant la gare pour réveillonner ensemble.
Alors qu’il commençait à sombrer dans le sommeil, on frappa à la porte. Il sursauta. Tristan se leva de mauvais grâce, se demandant qui cela pouvait-il bien être. Lorsqu’il ouvrit la porte, il vit Tom, transi de froid qui s’excusa, gêné, de venir à cette heure-ci, avant de rentrer sans qu’on ne l’y invite. Pris au dépourvu, Tristan lui proposa un café.
— C’est gentil, merci, répondit son invité du bout des lèvres en enlevant son manteau.
Le temps qu’il lance une cafetière, Tristan n’eut pas à se poser mille questions pour deviner le sens de sa venue. Il lui jeta un regard depuis la cuisine, Tom faisait mine de s’intéresser à la pochette du vinyl posée sur une table basse. Nerveux, il regardait autour de lui, sans que son regard se pose sur quelque chose de précis. Pas de doute, celui-ci était soucieux.
— Qu’est-ce qui ne va pas, Tom, c’est à propos de Paul ? lui demanda-t-il doucement en lui offrant sa tasse de café.
— Merci. Oui, tu t’en doutes. Je ne savais pas vers qui me tourner. En tant que meilleur ami, je me suis dis que…
— Il s’est passé quelque chose depuis que je suis parti de chez vous samedi ?
— Non, mais j’aurais préféré. On aurait peut-être avancer. Paul a construit un vrai mur autour de lui, c’est horrible de le voir comme ça. Je sais qu’il souffre. Chaque fois que j’essaie d’aborder le sujet, il me renvoie chier. Je ne le reconnais plus. Je ne sais plus quoi faire.
— Je vois tout à fait.
— A toi, il t’a dit quelque chose ?
Tristan redoutait cette question et sur le coup, en voulut à Tom, même s’il lui pardonnait déjà. Il avait en face de lui quelqu’un d’affolé et impuissant. Inutile d’en rajouter.
— Je me sens con, je sais que je n’ai pas le droit de te demander ça, s’il t’a confié quoi que ce soit, tu n’as pas à trahir sa confiance, mais…
— T’inquiète, à ta place, j’essayerais tout ce que je peux pour le sortir de là. Je connais suffisamment notre loustic pour te dire que de mon point de vue, c’est peine perdu. Quand il a décidé de se renfermer, mieux vaut le laisser, même si c’est dur pour son entourage. Il finira bien par revenir vers toi, ne t’inquiète pas.
— C’est aussi ce que je me suis dit, mais j’en peux plus d’attendre. J’ai même envisagé que c’était dû à son agression de l’année dernière. Ça va faire un an presque jour pour jour. J’en viens à remettre en doute ses paroles quand il me dit qu’il a tourné la page.
— Moi aussi, j’y ai pensé, figure-toi, je lui ai même dit. Mais ce n’est pas ça, tu peux être rassuré de ce côté.
— C’est quoi, alors ? s’impatienta Tom, excédé.
Sans s’en apercevoir, ce dernier avait élevé la voix. Tristan se doutait bien que ce n’était pas contre lui, mais il se sentit agressé mais surtout très fatigué. Il n’avait plus la patience requise pour l’écouter davantage.
— Punaise, Tom, j’en sais fichtrement rien !
— Je… Je suis désolé, je ne voulais pas…
— Je sais, je sais…je suis épuisé, là, tu comprends. La journée a été chargée et ce n’est que le début de la période des fêtes, alors s’il te plaît…
Tom ne dit plus un mot et remit son manteau, prêt à prendre congé. Tristan n'eut pas envie de rajouter un dernier mot réconfortant avant que son ami parte. Il fit diversion en retirant ses lunettes pour les nettoyer. Sa vue devint un instant flou. Tom en profita pour partir en s’excusant timidement. La porte claqua, Tristan s’en voulait déjà. Il poussa un long soupir de mauvaise humeur. Le bruit du saphir sur le disque se fit doucement entendre. Tristan replaça le vinyl dans sa pochette, alla se brosser les dents, se glissa dans son lit et éteignit sa lampe de chevet. Il eut bien du mal à s’endormir, luttant contre sa nervosité qui refusait que son corps ne s’apaise. Il entendit le bruit d’une voiture passer dans la rue, puis plus rien. La fatigue finit par l’emporter dans son sommeil.
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