Monsieur Delphin
La journée de travail de Tristan fut morne, à l’image du temps gris. Il ne rentra pas tout de suite chez lui, car ce soir, il avait prévu de faire un crochet chez son plus vieux client, le sympathique Monsieur Delphin. Ce dernier lui avait téléphoné la semaine passée. Sur le ton de la plaisanterie, il lui avait appris qu’il n’allait pas pouvoir venir les embêter durant de longues semaines car il avait eu la bonne idée de se casser la jambe. Tristan s’était douté au son de sa voix que son client en avait gros sur le cœur. Veuf depuis deux ans, il prenait grand plaisir à venir passer du temps à la boutique et discuter. A chaque fois qu’il repartait avec un disque de musique classique, c’était pour lui un vrai trésor. Tristan s’était lié d’une réelle amitié avec ce charmant monsieur. Il gardait en mémoire cette matinée où monsieur Delphin avait testé avec bienveillance le professionnalisme de Patrick qui effectuait alors sa première semaine. C’était un personnage haut en couleur qui malgré sa solitude, refusait de se laisser gagner par la morosité. Il voyait toujours le bon côté des gens et de la vie en général. Combien de fois Tristan s’était-il rechargé en énergie à son contact ? Il l’avait longuement écouté s’épancher sur son accident. Pour lui faciliter les choses, il lui avait proposé, de lui apporter le dernier album qu’il lui avait commandé. Monsieur Delphin en avait été profondément ému et l’avait remercié à l’avance pour ce geste. Or, le disque en question figurait parmi le carton réceptionné dans la matinée. Il lui téléphona donc pour le prévenir s’il pouvait passer le soir même et ne manqua pas de noter son adresse. Au vu des explications, il comprit que celui-ci habitait le même quartier que celui de Charlotte.
Il n'eut d'autre choix que de passer devant l'hôtel particulier, aussi accéléra-t-il le pas pour éviter de replonger dans des tourments inutiles. Deux rues plus loin, il trouva enfin l’adresse recherchée. À peine avait-il sonné à la porte qu’il entendit une voix l’invitant à entrer.
Monsieur Delphin habitait une petite maison discrète au fond d’une impasse. Son intérieur était à l'image de ce que Tristan s'en était fait, à savoir une véritable brocante un peu farfelue qui plongeait le visiteur dans l’époque d'après-guerre. Son client s'amusa à le voir écarquiller les yeux.
— Je sais ce que vous vous dites, toutes ces vieilleries…
— Non pas du tout, au contraire. Ouah, un vieux tourne disque portatif en forme de valise. Elle est d’époque ?
— Elle fonctionne toujours, figurez-vous. Mais regardez plutôt ma belle platine. C’est du haut de gamme.
Tristan siffla d’admiration en inspectant le matériel.
— Le son doit être dément !
— Je vous ferai écouter un morceau tout à l’heure si vous voulez.
— Avec plaisir !
— Vous êtes gentil, mon petit.
Monsieur Delphin était manifestement ravi d’avoir de la visite, qui puis est son disquaire. Il lui proposa un apéritif. Tristan hésita et osa à lui demander plutôt un café.
— Pas de problème, jeune homme, vous êtes mon invité ! Et à vrai dire, j’en prendrais volontiers moi aussi. Mais vu l’heure, je vais nous en faire un léger si cela ne vous embête pas trop.
Quand il vit son hôte se lever difficilement avec sa béquille, Tristan prit les choses en main, ce que le vieux monsieur ne manqua pas d’apprécier.
— C’est très gentil à vous, mais dites-vous bien que quand je suis seul, je suis bien obligé de me débrouiller, alors…
— Ne me dites pas que personne ne vient vous aider ?
— Ne vous inquiétez pas. Il y a Nadine, la voisine. Elle a la gentillesse de venir m’aider pour le déjeuner et parfois le soir quand je suis trop fatigué. Et puis j'ai de la chance, mon petit-fils est aussi venu me voir il y a deux jours.
— Je préfère ça. Bon en attendant que le café soit prêt, voici votre disque !
— C’est exactement la version que je cherchais. Merci mille fois. Vous me direz combien je vous dois.
— C’est exactement la version que je cherchais. Merci mille fois. Vous me direz combien je vous dois.
— On verra ça plus tard, ne vous inquiétez pas, monsieur Delphin.
— Ah non, j’insiste. Les bons comptes font les bons amis.
— Très bien, si vous y tenez.
Tristan lui donna le ticket de caisse qu’il avait glissé au cas où avec le disque. En contrepartie, son client sortit de sa poche de pantalon en velours son porte-monnaie, et lui remit deux billets.
— Merci monsieur Delphin, mais c’est trop. Ce disque ne coûte pas autant.
— Laissez, laissez, gardez tout.
— Il en est hors de question. Les bons comptes font les bons amis, vous avez déjà oublié ? Répondit Tristan avec un petit rire gêné.
— Oui, j’ai déjà oublié et je ne veux plus rien entendre, compris ?
Il était vain de lutter, alors Tristan se contenta de le remercier doublement, puis pour cacher sa gêne, lui demanda dans quel placard il rangeait ses tasses. Mais alors qu’il était en train de leur servir le café, sans qu’il comprenne pourquoi, des larmes lui vinrent spontanément.
— Mais enfin, Tristan, qu’est-ce qui vous arrive ?
— Je… Je suis désolé…Réussit-il à dire faiblement.
— Je sais bien qu’il n’y a pas toujours de raison pour pleurer, mais inutile de se faire de la peine comme ça, vous ne croyez pas ?
Tristan se sentait honteux. Il était incapable de répondre quoi que ce soit, sinon de continuer de pleurer.
— Moi qui voulais vous proposer d'écouter mon nouveau disque des nocturnes de Chopin, ça risque de casser encore plus l’ambiance, tenta son hôte pour le détendre.
Cela eut l’effet escompté, Tristan réussit à se reprendre et à esquisser un sourire.
— Et si je nous commandais une pizza ? Ne me regardez pas comme ça, je ne suis pas encore un vieux croûton. Tenez, j’ai reçu un prospectus dans ma boîte aux lettres. Voilà qu’ils livrent sept jours sur sept à présent, les andouilles. Choisissez ce qui vous fait plaisir.
Tristan sécha ses larmes et consulta le flyer posé sur la table.
— Une quatre fromages, ça vous tente ?
— Banco, mon garçon !
Lorsqu’il quitta monsieur Delphin, il était déjà vingt-deux heures. Tristan avait passé une soirée hors du temps. Il réalisa que la vie était vraiment pleine de surprises et qu’il s’agissait de savourer le moment présent plus souvent que ce qu’il avait fait ces dernières semaines.
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