Cette soirée doit être absolument parfaite. Ambre s’est levée aux aurores. Son planning est établi à la minute près. Elle n’a rien laissé au hasard. Il ne doit pas y avoir d’accros. Elle se met beaucoup la pression pour offrir à Noah un anniversaire inoubliable. Ces derniers temps, leur relation a été mouvementée, oscillant entre pur bonheur et prise de tête. Elle sait que tout ces hauts et bas viennent en partie de ce que Noah ne lui dit pas, mais ce soir, elle a envie de laisser tout ça de côté. Elle a envie de profiter. De lui offrir une soirée sans problèmes, détendue, pour qu’il oublie un peu ses soucis. Elle a l’impression de courir un marathon entre le départ d’un groupe de touriste, l’arrivée d’un autre dans les gîtes, la préparation des concerts de l’été. Elle ne sait plus où donner de la tête, mais c’est pour la bonne cause. Heureusement, Lila a accepté de l’aider pour préparer le dîner. Elle la rejoint en cuisine.

- Merci mille fois ! Je ne sais pas comment j’aurais fait sans toi.

- Tu parles, ça me fait plaisir. Et puis ça va, tu ne m’as pas demandé un menu trop compliqué.

- J’aurais bien aimé, mais que veux-tu, Noah n’est pas vraiment original niveau culinaire.

Ambre veut lui offrir un repas composé des plats qu’il préfère. Et ce n’est pas bien compliqué. Il est heureux du moment qu’il y a des frites et des burgers. Au lieu de les commander, elles vont tout faire maison, ce sera bien meilleur. Pour le gâteau, c’est Lila qui l’a imaginé avec les indications de Ambre sur les goûts de Noah, à savoir que Noah aime le chocolat et les fruits rouges. Elle laisse le soin à la chef de le réaliser, parce qu’elle est sûre que si c’est elle qui s’en charge, il ressemblera à tout sauf à un gâteau. Elle préfère donc s’attaquer aux burgers, beaucoup plus dans ses cordes.

- Noah t’as dit à quelle heure il allait rentrer ? demande Lila en vérifiant la température du chocolat qu’elle est en train de faire fondre.

- Il a pris la route y a une heure environ. Il devrait être là vers vingt heures je pense.

- Ça doit être fou de fêter son anniversaire avec sa mère pour la première fois en dix ans.

Ambre est en train de préparer une plaque sur laquelle elle dépose des boules de pâtes à pain. Elle l’enfourne avant de répondre en s’essuyant les mains sur son tablier.

- En réalité, ça fait douze ans. Je n’arrive pas à m’imaginer ce que ça doit être. Ce qu’il doit ressentir. Mais en même temps je suis ravie pour lui. Ça a l’air de plutôt bien se passer entre eux finalement. Je pense qu’il en avait besoin.

La jeune femme s’attèle à couper les oignons qu’elle va faire frire pour l’apéritif. Des larmes lui piquent les yeux et lui brouillent la vue. Tout en magnant le couteau, elle ne peut empêcher son esprit de divaguer. Elle se demande à quoi ressemble la maison dans laquelle Noah a grandi. Comment est sa mère. Est-ce qu’il y a des photos de lui dispersées un peu partout sur les meubles. Est-ce que sa chambre affiche toujours les posters de ses groupes de rock préférés ou des joueurs de hockey qu’il admirait.

- Ça va ? s’inquiète Lila en posant une main sur son bras.

Ambre relève les yeux vers son amie. Elle s’aperçoit que ses oignons sont coupés depuis longtemps et que son couteau est resté en suspend au-dessus du plan de travail.

- Oui, oui. Pardon.

- Qu’est-ce qui te tracasse ?

- Rien, ne t’en fais pas.

- Ambre… la prévient gentiment Lila. C’est par rapport à Noah, au fait qu’il soit parti chez sa mère ?

- En quelque sorte, capitule la jeune femme. Je me demandais juste comment était sa maison, sa mère, comment il était quand il ado. Des choses comme ça.

- C’est normal que tu veuilles en savoir plus sur lui. Et comme il n’arrive pas à se confier là-dessus, tu te sens mise à l’écart. Tu ne veux pas le brusquer, mais tu aimerais des réponses à tes questions. Tu voudrais faire entièrement parti de sa vie en rencontrant sa famille, mais lui n’est pas prêt. Tu as l’impression de ne pas faire assez pour qu’il veuille bien s’ouvrir. Et ça te fait peur.

Ambre soupire bruyamment en hochant la tête. Lila la connaît par cœur et a réussi à deviner tout ça en quelques secondes.

- Voilà, tu as très bien résumé la situation. J’ai la trouille.

La jeune femme se redresse, souffle un coup et se remet à cuisiner.

- Je ne sais pas ce qui m’arrive en ce moment. Je suis toujours à fleur de peau. Ça ne m’arrivait jamais avant. C’est chiant !

Du coin de l’œil, elle voit Lila l’observer et ouvrir de grands yeux. Elle pose lentement la spatule avec laquelle elle est en train d’étaler de la ganache au chocolat sur un biscuit moelleux. Ambre se tourne vers elle en la pointant du doigt.

- Non. Je sais à quoi tu penses Lila et je t’assure que non.

- Tu es vraiment sûre de toi ? Parce que quand même, c’est révélateur.

- A cent pour cent !

La cuisinière plisse les yeux, peu convaincue par la réponse qu’elle vient de lui donner. Ambre appuie une hanche contre le plan de travail pour lui faire entièrement face.

- J’hallucine ! Tu ne me crois pas, dit-elle en riant.

- Avoue que c’est troublant ce que tu es en train de me dire.

- Ok, alors mettons les choses au clair. Je ne suis pas enceinte. J’ai eu mes règles la semaine dernière et crois moi, je n’oublie jamais de prendre la pilule. Rien que de penser qu’un accident puisse arriver me panique.

- Mouais, je vais te croire. Mais fait attention quand même.

- Oui maman ! Pour être totalement transparente avec toi, il m’arrive même de demander à Noah de mettre un préservatif encore aujourd’hui, alors que nos tests sont à jour.

- A bon ? s’étonne Lila. Je ne savais pas.

- Je sais, je passe pour une psychopathe…

- Un peu, mais on t’aime comme ça ! la taquine Lila en la poussant par l’épaule.

Ambre se sent mieux. Parler d’un sujet plus léger a fait passer cette vague de tristesse qu’elle a ressenti en pensant au passé de Noah.

- J’y peux rien, ça me rassure !

- Tu as raison. Comment le prend Noah ?

- Bien. Quand j’ai ces vagues de stress, il est super compréhensif. Et puis, il aime trop le sexe pour dire quoi que ce soit et risquer que je me braque.

- Il faudra quand même que tu réfléchisses pourquoi ça te panique autant l’idée d’avoir des enfants, dit gentiment Lila en enfournant le gâteau.

Ambre réfléchit à sa remarque. Elle n’y a jamais pensé réellement. Petite, elle s’imaginait avec des tas d’enfants. Et puis, en grandissant cette envie est passée. Aujourd’hui, elle n’est pas du tout prête à ça. Elle a trop de problèmes à gérer. Elle est déjà totalement dépassée par les évènements, alors si en plus elle devait gérer un autre être humain qu’elle, ce serait un vrai désastre. Mais peut-être qu’un jour, avec la bonne personne… avec Noah… Elle ne finit pas sa pensée. Plusieurs fois elle s’est projetée et s’est mise à imaginer des petits Noah aux yeux verts courir partout dans la maison. Mais avant tout ça, il faudrait qu’il arrive à lui faire totalement confiance. Ils ne pourront pas avancer ensemble s’il n’est pas totalement transparent et honnête avec elle. Si elle ne le connaît pas sous toutes les coutures.

- Et toi alors, ce n’est pas quelque chose qui te stresse ? demande Ambre pour dévier la conversation vers son amie.

- Etonnamment non. Je prends mes précotions, parce que je n’ai pas du tout envie de me retrouver enceinte, mais j’avoue qu’on a vite fait les tests pour être plus libres. En y réfléchissant, ça me fait un peu peur. Ça ne fait que quatre mois qu’on est ensemble, mais j’ai l’impression de le connaître depuis toujours. Je ne sais pas, c’est bizarre comme sensation.

- C’est peut-être parce que c’est quelqu’un de bien, qui te correspond et avec qui tu envisages quelque chose sur le long terme.

Lila acquiesce en rougissant légèrement. Ambre lui sourit en la remerciant d’être toujours là pour lui remonter le moral. Elle aime ces moments où elles se confient sur des choses intimes. Ça lui fait du bien. Après avoir fini en cuisine, elle part vite se préparer avant le retour de Noah. Elle prend une douche rapide, se maquille avec soin et boucle l’extrémité de ses cheveux. Elle veut que tout soit parfait et au goût de son amoureux. Elle met ensuite une éternité à choisir sa tenue, pour finalement opter pour une longue jupe vert foncé et un court haut noir en dentelle. Elle vérifie une dernière fois son apparence. Elle est impatiente de voir la réaction de Noah, quand il découvrira la surprise qu’elle lui a préparé. Elle espère vraiment que ça lui plaira, même si elle n’a pas trop de doute là-dessus.

Huit heures et quart. Ambre n’arrête pas de fixer l’horloge du salon. Noah a dû avoir un peu de retard sur la route. Il ne devrait plus tarder. Lila fini les dernières préparations en cuisine, tandis qu’elle s’attèle à mettre la table. Etant donné que c’est le solstice d’été, elle a choisi de faire une décoration sur les tons blanc et or, avec des fleurs aux couleurs claires. Elle se penche sur la table, craque une allumette en faisant attention de ne rien brûler et l’approche d’un petit photophore blanc. Son regard est attiré sur la droite. Une ombre passe devant la fenêtre. Elle regarde à l’extérieur, mais ne voit rien.

- Je crois que Gab vient d’arriver, déclare la jeune femme.

- Ça doit plutôt être Noah. Gabriel vient de m’envoyer un message pour me dire qu’il aurait du retard. Il a dû vermifuger ses chiens et ça a été plutôt sportif apparemment.

- Bizarre, murmure Ambre.

Elle se dirige vers la baie vitrée qui donne sur la cour de la maison. Le soleil a entamé sa lente descente et les ombres au dehors se font de plus en plus épaisses. Aucune voiture n’est garée devant, pourtant Ambre est persuadée d’avoir vu quelque chose. Elle hausse les épaules en revenant vers la salle à manger. Son imagination doit lui jouer des tours. Quelques minutes passent et la jeune femme ressent une sensation bizarre au niveau de la nuque. Un frisson descend le long de sa colonne vertébrale. Elle a l’impression dérangeante qu’on est en train de l’observer. Elle se retourne vivement, le cœur au bord des lèvres. Rien. Tout semble normal. Elle respire profondément pour se calmer. La pression qu’elle se met pour cette soirée est en train de la rendre dingue. Un peu de musique permettra de détendre l’atmosphère. Elle s’approche de la platine et dépose délicatement un vinyle reprenant les plus grands tubes de Blondie. Alors qu’elle abaisse le bras, une sensation de malaise vient tordre son estomac. Elle est tout proche de la baie vitrée. Elle relève lentement les yeux. Quelqu’un est en train de la regarder au travers de la vitre. Elle voit clairement ses yeux gris la fixer. Elle est pétrifiée sur place. Son corps est incapable de réagir. Elle n’arrive plus à respirer. Elle n’entend que son cœur battre à ses tempes à une vitesse folle. Il lui fait mal, elle à l’impression qu’il va sortir de son corps. Cet échange de regard dure une éternité. Ambre n’ose pas bouger. Puis, la silhouette recule lentement avec un sourire carnassier sur le visage, ne la quittant pas des yeux, avant de disparaître. Son cerveau se reconnecte et elle se met à crier :

- Lila ! Y a un psychopathe dehors !

- Quoi ?!

- Y a un mec que je ne connais pas qui était en train de me regarder par la fenêtre !

Ambre tremble de tous ses membres, mais elle doit savoir. Elle se précipite vers la porte d’entrée avant qu’il ne puisse s’enfuir. A la réflexion, elle ne sait pas très bien ce qu’elle va pouvoir faire si effectivement il s’agit d’un vrai psychopathe qui leur veut du mal. Mais trop tard, elle est déjà en train de traverser la terrasse. Derrière elle, elle entend Lila l’appeler et lui dire de ne pas y aller. Le soir est en train de tomber, mais il fait encore assez clair pour y voir un minimum.

- Qui est là ? crie-t-elle.

Aucune réponse.

- Je sais que vous êtes encore là ! Alors montrez-vous !

Seul le bruit des sapins s’ébrouant dans le vent lui parvient.

- Je vous préviens, je vais appeler la police, continue-t-elle.

Après quelques secondes, un homme apparaît dans le coin du garage. Ambre sursaute et son cœur s’accélère. Il s’approche lentement d’elle.

- Qui êtes-vous ? demande la jeune femme, tendue.

- Je suis vraiment désolé, je ne voulais pas vous faire peur.

L’homme s’arrête à quelques mètres d’elle. Il n’est pas très grand et mince. Très mince même. Sa chemise est au moins deux tailles trop grandes pour lui. Les rides aux coins de ses yeux et ses cheveux grisonnants donne une indication sur son âge. Il doit avoir autour des cinquante ans. L’intru avance d’un pas vers Ambre. Elle recule pour garder suffisamment d’écart entre eux en tendant le bras devant elle.

- Restez où vous êtes, le prévient-elle.

Son regard perçant la met très mal à l’aise. Quelque chose chez cet homme la révulse, la terrifie. Il ne semble pas vouloir parler et reste là, complétement immobile.

- Je me répète. Qui êtes-vous ?

Ambre a parlé très lentement, en détachant toutes les syllabes. L’homme lui sourit et s’apprête à lui répondre quand elle le voit regarder au-dessus de son épaule.

- Qu’est-ce qui se passe ? demande Lila derrière elle, la voix tendue.

Autour d’eux, le temps s’emble s’être arrêté. Ambre n’arrive pas à croire qu’un inconnu s’est introduit sur leur propriété à leur insu, qu’il l’a observé à travers la fenêtre de leur maison. Il l’observait putain ! Et elle sait pertinemment que ce n’est pas l’un de ses clients, c’est elle qui les a tous accueilli un peu plus tôt.

- Je vais me répéter un dernière fois avant d’appeler la police : qui êtes-vous bordel ?! Et qu’est-ce que vous faites à vous balader chez nous ?!

L’homme lève les mains devant lui. Ambre a un mouvement de recul. Il les place paumes ouvertes devant elles pour leur signifier qu’il ne veut pas leur faire de mal.

- Je suis vraiment confus de vous avoir fait peur de la sorte. Ce n’était pas mon intention. Je voulais juste…

Il lève la tête et regarde tout autour de lui avec un petit sourire, sans finir sa phrase. Puis, il reporte son attention sur les filles qui n’ont toujours pas bougé. Il tend la main devant lui, comme s’il voulait qu’elle la lui serre.

- Pardonnez mes mauvaises manières. C’est beaucoup d’émotions de revenir ici après tout ce temps. Je me présente, Michel Laurin. Je suis le petit-fils…

- Nous savons qui vous êtes, le coupe Lila en crachant presque sa phrase. Cela ne nous dit pas pourquoi vous êtes là ? continue-t-elle en se rapprochant de lui.

Ambre la retient discrètement par le poignet pour qu’elle garde ses distances. Malgré son visage rond et son sourire avenant, quelque chose chez cet homme la dérange profondément. Elle ne lui fait pas du tout confiance.

- Vous ne répondiez pas à mes sollicitations. Je voulais m’assurez que tout allait bien pour vous.

- On ne se connaît pas. Vous n’avez aucune raison de vous inquiétez pour nous. Alors que venez vous réellement faire chez nous ? fulmine la brune à bout de patience.

- Je voulais juste revoir cet endroit qui me tient vraiment à cœur.

Un silence passe. Ambre ne sait pas quoi dire. Elle ne sait pas comment réagir. Elle garde dans un coin de sa tête le procès. Tout ce qu’elles font, tout ce qu’elles disent, peut avoir des répercussions sur l’affaire.

- Si on ne vous a pas répondu c’est pour une bonne raison, dit Lila d’une voix ferme mais posée. Vous nous attaquez en justice pour récupérer la propriété que nous avons acheté légalement. Puis, vous nous harcelez depuis des semaines, allant même jusqu’à nous insulter. Alors non, on ne vous a pas répondu. Je pense que c’est facile à comprendre pour n’importe qui.

- Vous n’avez rien à faire ici. Alors partez maintenant, souffle Ambre.

Michel Laurin les fixe tour à tour, pendant un temps qui semble infini. Ambre tremble sous le coup de la colère et de la peur. Il recule d’un pas, mais s’arrête. Un sourire diabolique se dessine sur ses traits.

- Cette propriété est à moi. Vous allez perdre.

- Il me semble que c’est à la justice d’en décider.

Ambre croise les bras sur sa poitrine. Le froid commence à s’insinuer sur sa peau, seulement protégée par la dentelle de son haut. Les poils se dressent sur ses bras. Il ne lui tarde qu’une chose, que l’homme s’en aille au plus vite. Malheureusement, il ne semble pas pressé de le faire. Il avance d’un pas vers les filles. Ambre se tend.

- J’ai engagé le meilleur cabinet d’avocat du pays. Vous n’avez aucune chance contre moi.

- Nous verrons le moment venu. En attendant, vous êtes sur une propriété privée, qui nous appartient. Alors partez avant qu’on appelle la police.

- On peut s’arranger. Je peux vous donner beaucoup d’argent en contrepartie. Il suffit que vous acceptiez de me laisser récupérer la maison. On n’est pas obligé d’aller jusqu’au tribunal pour ça, dit l’homme sans bouger.

Ambre ne peut retenir un rire. Il se répercute dans la cour. C’est un rire amer.

- Vous ne pensez pas qu’il fallait nous faire cette proposition avant de nous attaquer en justice ?

L’homme la regarde fixement et son sourire se fait plus grand. Il se rapproche, mais les filles reculent.

- C’est un arrangement qui vous intéresse alors ?

- Absolument pas. Jamais. Nous ne lâcherons pas l’affaire. Cette maison nous appartient, un point c’est tout. Fin du débat, crache Ambre.

Le visage de Michel Laurin change en une fraction de seconde. Son sourire se transforme en rictus de colère. Ses yeux gris deviennent glacials. Sentant le danger Ambre se fige. L’homme en face d’elle ressemble désormais à un prédateur chassant une proie. Des sueurs froides lui coulent dans le dos. Il faut qu’elles agissent et vite, sinon la situation va dégénérer. Profitant de toujours tenir le poignet de Lila dans ses mains, Ambre trace du bout des doigts trois lettres. Elle reprend la même technique qu’elles utilisaient en classe pour se parler sans se faire prendre. Du coin de l’œil, elle voit son amie hocher très légèrement la tête. Ambre ne quitte pas des yeux l’intru. Il faut qu’elle arrive à faire diversion.

- Vous aurez beau nous menacer, engager le meilleur avocat du pays, nous soudoyer, jamais, vous m’entendez, jamais nous ne baisserons les bras. Nous nous battrons jusqu’au bout.

Les yeux gris se font plus durs, Michel Laurin respire bruyamment. Ambre continue pourtant sa tirade. Il faut que Lila arrive à rentrer dans la maison sans qu’il y prête attention pour appeler de l’aide.

- D’ailleurs, je ne vois pas pourquoi elle vous intéresse tant cette maison ? Si vous étiez si proche de Mme Howard, pourquoi ne pas l’avoir récupérée à son décès ? Pourquoi l’avoir laissée à l’abandon pendant des décennies, n’avoir rien dit quand elle a été mise en vente et vous manifester un an et demi après ? Avouez que y a de quoi se poser des questions.

- Ma pauvre fille, vous ne savez rien ! Vous ne comprenez rien.

- Au contraire, c’est très clair. Vous êtes un escroc. Peut être que vous avez effectivement un lien avec Mme Howard, mais je doute vraiment qu’il y ait eu le moindre lien affectif entre vous.

Le rire que laisse échapper Michel Laurin lui glace le sang. Il lui fait penser au croissement d’un corbeau. Il se rapproche lentement d’elle. Ambre force ses jambes à rester en place. Il ne faut pas qu’elle lui montre qu’elle est terrifiée. Il s’arrête à seulement trente centimètres d’elle, empiétant sur son espace personnel. Quand il prend la parole, elle sent son souffle sur sa peau, son haleine forte. Elle réprime un haut le cœur.

- Vous avez raison, reconnaît-il d’une voix calme. Je n’avais aucun lien avec cette femme. C’était une vieille folle que je n’ai jamais pu encadrer. Je ne sais pas ce que mon grand-père lui trouvait. Je n’ai que du mépris et du dégoût en pensant à elle.

Ambre n’ose pas bouger. Son cœur martèle sa cage thoracique à une allure infernale.

- Je n’en ai vraiment rien à foutre de cette maison ! Elle ne m’a jamais intéressé et ce n’est toujours pas le cas. Mais je dois avouer que vous en avez fait un bien d’exception. Qui se revendra le triple du prix d’achat, dit-il avec un sourire en biais. Surtout si je fais appel à un promoteur la transformer en hôtel de luxe.

Maintenant, tout devient clair pour Ambre. Il ne s’intéresse absolument pas au lieu. Il veut juste récupérer de l’argent dessus. Depuis le début, cela n’a jamais été sentimental comme il le leur a fait croire. Au début, Ambre a même ressenti une certaine compassion pour cet homme. Elle se sent bête.

- Vous vous rendez compte que tout ce que vous êtes en train de me dire peut vous coûter cher lors du procès. Vous venez clairement de vous discréditer.

Un autre silence passe durant lequel Ambre ne peut empêcher ses mains de trembler. Cela ne doit pas fait plus de cinq minutes qu’ils se parlent, mais elle a l’impression que cela fait des heures qu’elle se trouve dans cette cour. Elle espère juste que l’aide que Lila aura appelée, arrivera bientôt. Son courage est en train de fondre comme neige au soleil.

- Je ne vois pas du tout de quoi vous parlez, répond Michel Laurin. J’adorais Eleanor, elle était… sa voix se brise sous le coup de l’émotion.

Ambre écarquille les yeux en comprenant ce qu’il est en train de faire. Il joue la comédie. Elle n’a aucune preuve de ce qui lui a révélé. C’est sa parole contre la sienne. Ce ne sera jamais un élément recevable. Une vague de désespoir la submerge. Le rire fou que fait l’homme en face d’elle la hantera pendant des années, c’est sûr.

Au même moment, les phares d’une voiture viennent les éclairer. Elle s’arrête dans un crissement de pneu. Ambre soupire de soulagement. L’intru tourne la tête vers le nouvel arrivant, mais ne se décale pas. Il est toujours beaucoup trop près d’elle. Noah sort en furie de la voiture. Il se dirige droit sur eux. Une sonnette d’alarme se déclenche dans l’esprit d’Ambre. Quelque chose ne tourne pas rond. Elle fait un pas vers lui, mais il l’évite d’un mouvement souple. Lila débarque à son tour et s’arrête à côté d’elle. Le métis se précipite vers l’intru. Ambre remarque son poing fermé sur son flan gauche. Il est tellement crispé que ses jointures sont blanches. La jeune femme ne réagit pas assez vite. Elle hurle son prénom, mais trop tard. Son poing vient percuter la mâchoire du quinquagénaire dans un bruit sourd. Il est propulsé en arrière sous la violence de l’impact, perd l’équilibre et tombe lourdement au sol. Noah se penche au-dessus de lui. Ambre se précipite pour retenir son bras, mais il se dégage vivement. Il attrape Michel Laurin par le col de sa chemise et le relève d’un simple mouvement. Noah colle son visage au plus près du sien.

- Si jamais vous revenez ici ou si jamais vous vous approchez des filles, ça va très mal se finir. Pour vous, crache-t-il d’une voix sourde.

- Des menaces ? lui rit au nez l’homme aux yeux gris. Vous savez que je peux porter plainte contre vous pour agressions et menaces ?

- Et nous pour violation de propriété privée. Alors maintenant, dégagez !

L’homme le fixe un moment. Il remet sa chemise en place et s’éloigne. Ambre remarque juste maintenant que sa voiture est stationnée derrière leur garage, à l’abri des regards. Avant de monter dedans, il se tourne vers eux.

- Je ne vais pas en rester là. Croyez-moi !

Ambre prend une profonde inspiration saccadée. Elle vient d’avoir la plus grande peur de sa vie. Noah a toujours les poings serrés et lui tourne le dos. Elle ne comprend pas sa réaction. Tout se mélange dans sa tête. Quand Gabriel arrive à son tour, Lila se précipite vers lui pour lui raconter l’incident.

- Pourquoi tu as fait ça ? souffle Ambre.

Noah se tend mais ne se retourne pas. Il ne lui répond pas non plus. Dans son cœur, la peur fait place à la colère. La jeune femme ne peut s’empêcher de penser aux répercutions que peut avoir son geste.

- Noah ! Qu’est-ce qui t’a pris ? Qu’est-ce que tu viens de faire ? Putain, mais qu’est-ce que tu viens de faire ?! Tu l’as frappé ! Tu te rends compte de ce que ça implique ? Pourquoi tu as fait ça ? aboie Ambre.

Il se retourne pour lui faire face. Son expression est neutre. Il ne laisse rien paraître, mais sa mâchoire est serrée.

- La prochaine fois que tu es dans la merde, rappelle-moi de ne pas intervenir, lâche-t-il.

La surprise cloue Ambre sur place. Il ne lui a jamais parlé de la sorte. Elle a l’impression d’être un moins que rien à ses yeux. Le regard qu’il lui lance est glacial.

- Tu sais quoi Ambre, je crois qu’il n’y aura pas de prochaine fois.

Cette phrase est un coup de poing dans l’estomac. Ambre se sent vaciller. Elle ne comprend plus rien à cette soirée. Elle a l’impression d’être dans un cauchemar sans fin. En voyant Noah se diriger vers sa voiture et quitter la propriété, elle souhaite de tout cœur que ce soit un cauchemar. Elle veut se réveiller. Mais elle a beau fermer les yeux, elle sait que c’est bien réel.

***

Ce devait être une belle soirée, pleine de rire et d’amour. Ambre pénètre dans son appartement aussi vide que son cœur. Elle enlève ses chaussures à l’entrée et se dirige directement vers la chambre. En allumant la lumière, son regard est attiré vers le paquet posé sur le lit. C’était la surprise qu’elle avait préparer pour Noah. Tout devait être parfait ce soir. Ils devaient dîner tous les quatre, en famille, pour reprendre l’expression qu’avait une fois employé Noah. Ils auraient bu, se seraient chamaillés, auraient mangé. Au moment du dessert, Ambre aurait éteint les lumières et aurait apporté le gâteau avec les vingt-huit bougies allumée dessus. Elle l’aurait poussé à fermer les yeux et à faire un vœu même s’il trouvait ça idiot. Lila et Gabriel lui auraient offert leur cadeau, du matériel à dessin. Ambre leur avait dit qu’il voulait se remettre à sa passion mais qu’il ne lui restait plus grand-chose. Elle lui aurait offert les sneakers blancs qu’il voulait depuis un moment, ainsi qu’une nouvelle paire d’écouteurs sans fils. Ils seraient partis à Montréal rejoindre les autres, auraient bu de nouveaux, auraient ris, auraient danser. Puis ils seraient rentrés à la maison. Noah aurait découvert le petit paquet violet sur le lit. Il l’aurait ouvert et aurait lancé un regard perçant à Ambre. Le genre de regard qui lui fait perdre la notion du temps. Dedans, il aurait trouvé un ensemble de lingerie en dentelle bordeaux. Elle l’aurait essayé pour lui et il n’aurait pas attendu la fin de son défilé pour l’attraper et l’embrasser avec fougue. Ils auraient fait l’amour toute la nuit à en avoir des courbatures dans tout le corps. Ils auraient dû passer une nuit magique. Au lieu de ça, Ambre se retrouve dans une chambre vide, après avoir vécu la pire soirée de sa vie. Elle s’empare du sac et le jette au sol avant de s’effondrer sur le lit. Son corps est parcouru de sanglot. Elle n’arrive pas à se calmer. Elle a l’impression de se noyer dans le flot de larmes qui se déverse de ses yeux.

Elle ne comprend plus rien à sa vie, à son couple. Tout part en vrille. Elle se sent totalement impuissante. Submergée. Elle aime Noah de tout son cœur, mais ne le comprend plus. Au moment où il est apparu dans la cour, elle a su qu’il n’était pas dans son état normal. Elle ne savait pas que ça irait aussi loin. Qu’il allait être aussi violent. Avec lui, elle ne sait plus sur quel pied danser. Un jour c’est un rayon de soleil qui illumine sa vie, le lendemain, il paraît aussi sombre que la nuit. La prédiction de María Fernanda lui revient à l’esprit. Elle ne sait plus quoi faire pour arranger les choses entre eux. Elle ne veut pas imaginer ce qui se passera s’il continue comme ça. S’il continue à s’enfermer avec ses démons. Le désespoir la gagne de plus en plus. Elle est totalement désemparée. Elle ne peut même pas s’appuyer sur ses expériences passées pour trouver une solution. La seule autre relation qu’elle a eu c’était avec Lucas, quand elle était à la fac. Ils sont restés deux ans ensemble, mais quand elle y repense, ce n’était rien de comparable avec ce qu’elle vit avec Noah. Elle l’a aimé, enfin elle pense. Mais avec Noah c’est au-delà de ça. Ils partagent une relation fusionnelle, charnelle, passionnelle. Tout est plus fort, plus intense avec lui. Elle ne sait pas si au final, c’est une bonne ou une mauvaise chose.

Quand ses larmes se tarissent enfin, Ambre est épuisée. Elle n’en peut plus. Elle n’en peut plus de se battre pour arriver à se sortir un petit salaire à la fin du mois. Elle n’en peut plus de se battre pour garder sa maison, le seul endroit où elle s’est vraiment sentie chez elle. Elle n’en peut plus de se battre pour sa relation avec Noah qui est en train de se briser.

Un bruit la réveille en sursaut. Elle entend la clé tourner dans la serrure et la porte se refermer. Une vague de soulagement vient vite laisser place à la lassitude, quand elle comprend que c’est Noah qui rentre. Il est quatre heures du matin et elle ne sait absolument pas où il était. Cependant, cela n’efface en rien ce qu’il a fait ce soir. Elle est couchée sur le côté, les bras repliés sous sa tête. Elle ne veut pas le confronter et décide de garder les yeux fermés alors qu’il pénètre dans la chambre sur la pointe des pieds. Il se déshabille rapidement et se glisse sous les couvertures. Il sent la cigarette et l’alcool à plein nez.

- Ambre ?

Elle ne répond pas.

- Mon cœur…

Elle n’a pas la force de discuter. Elle veut seulement se rendormir et se réveiller le lendemain en priant pour qu’un miracle arriver et que tout s’arrange. Elle sent Noah se rapprocher dans son dos. Sa chaleur vient caresser sa peau.

- Je… je suis tellement désolé. Si tu savais comme je m’en veux putain… bégaye Noah.

Elle sent sa main au-dessus de sa joue, mais il n’ose pas la toucher et se recule. Un long silence suit. Elle pense qu’il s’est endormi, mais il reprend la parole.

- Je… je ne sais pas ce qui m’arrive… dit-il péniblement. Je ne me reconnais pas. Putain…

Sa voix se brise sous le coup de l’émotion. Ambre n’a jamais entendu une telle détresse dans sa voix. Elle ouvre grand les yeux. Elle s’est promis de ne pas craquer et d’avoir une vraie explication avec lui, mais l’entendre être si mal, si vulnérable, la brise de l’intérieur.

- Pourquoi ? Pourquoi je fais toujours tout foirer ? Pourquoi je blesse les gens que j’aime ? Pourquoi je les laisse tomber ? Bordel, qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez moi ?

Sa douleur est telle qu’Ambre se retourne pour lui faire face. Il est assis, le dos appuyé contre la tête de lit, les poings fermés pressés contre ses yeux. La jeune femme se redresse pour se mettre à sa hauteur.

- Qui je suis ? murmure-t-il pour lui-même. Je suis un putain de lâche, un enfoiré ! Voilà ce que je suis.

Ambre ne peut pas le laisser comme ça, c’est plus fort qu’elle. Elle s’approche de lui et pose sa main sur son bras pour qu’il la regarde.

- Noah, l’appelle-t-elle.

Il enlève ses poings de devant ses yeux et se tourne vers elle. Le désespoir. La peur. Le regret. La culpabilité. Voilà tout ce qu’elle lit sur son visage.

- Pardon, je suis désolé ma puce.

- J’en ai marre de me battre, dit Ambre d’une petite voix. Je suis fatiguée. Fatiguée de ne pas comprendre ce qui se passe, fatiguée de chercher ce qui te rend si malheureux. Je suis épuisée de tout ça.

- Ambre…

- Je ne sais pas où on va. J’ai l’impression qu’on tourne en rond. Un jour tout va bien, le lendemain tout va mal. Je ne sais plus quoi penser.

Noah respire bruyamment. Il a attrapé le bord de la couverture et la serre de toutes ses forces.

- Je suis désolé…

- Je te crois Noah. Je suis juste totalement perdue. Dis-moi ce que je dois faire pour t’aider.

Le brun secoue la tête de droite à gauche en fermant les yeux, tout en prenant une respiration saccadée.

- Si je ne peux pas t’aider, explique-moi au moins ce qui ne va pas. Ce qui te met dans cet état. Cela n’excuse pas ce que tu as fait tout à l’heure, mais j’ai bien vu que tu n’étais pas dans ton état normal. Qu’est-ce qui se passe ?

- Je… (Noah inspire profondément pour se calmer). Je… ne peux pas.

- Je sais que tu me cache quelque chose, on en a déjà parlé. Et on n’arrivera à rien construire ensemble si tu ne me dis pas ce qui te fait autant de mal.

L’ébéniste hoche la tête. Il lève une main tremblante et la passe dans ses cheveux pour relever les mèches qui tombent sur son front. L’espoir renaît en Ambre. C’est peut-être le bon moment pour eux d’avancer. Elle l’encourage avec un sourire, mais il baisse la main et reste silencieux. La déception est plus amère que ce qu’elle pensait.

- S’il… s’il te plait… s’il te plait ne m’en veut pas… ne me déteste pas… bredouille-t-il difficilement. Pas toi...

Sa voix se coupe et Noah fait ce que jamais elle l’aurait imaginé faire et qui la terrifie : il éclate en sanglot.