Chapitre 39

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Noah traine des pieds en direction de la maison de Jimmy. Celle-ci est juste à côté du lycée, à dix minutes à peine de chez lui, mais il décide de prendre le chemin le plus long, longeant le lac jusqu’à l’auberge pour s’y rendre. Il n’a pas du tout envie de se retrouver dans ce garage sombre et humide, empestant la cigarette et la bière bon marché. Un vent froid vient lui fouetter le visage à mesure qu’il avance vers le centre du village. Noah rentre le cou dans ses épaules, essayant de se protéger avec le col de son manteau. Il avait d’autres plans pour la journée. Il devait partir en trek dans la montagne pendant deux jours avec Tadi et Yuma. Il adore cette saison, quand la neige est encore bien présente au sol, que les animaux sont encore endormis, mais que l’air change imperceptiblement. Le dégel n’est pas loin, le printemps proche de pointer le bout de son nez, mais tout est encore figé dans l’hiver. C’est la meilleure période pour aller dans la montagne, chasser et dormir dans un igloo de fortune. Et voilà, qu’il a fallu que Zack lui envoi un sms avec le code urgent. Une part de lui a voulu faire comme s’il ne l’avait pas vu, mais le visage d’Evan est apparu dans son esprit. Il ne peut pas laisser son frère seul avec eux. Il est déjà trop impliqué dans leurs affaires.

Noah bifurque dans la rue du lotissement qui mène au lycée. Il sent sa main trembler dans la poche de son blouson. Il ferme le poing en pensant à Zach et à son groupe. Il les déteste du plus profond de son être. Il ne comprendra jamais ce que son frère leur trouver. Il sait bien que ce n’est pas facile de vivre dans une réserve, il y est né ! Mais quand même, ce n’est pas une raison pour faire de la merde. Et pourtant… Noah s’arrête et soupire lourdement. Le plus gros problème dans tout ça, c’est qu’il y participe activement et consciemment. Jamais il ne s’était imaginé que ses années lycées ressembleraient à ça. Naïvement, il se voyait être exactement comme il l’avait toujours été, entouré de son frère et de ses deux meilleurs amis, passant le plus clairs de son temps dans la forêt. Aujourd’hui, il se rend compte qu’il passe tous ses moments libres dans une cave étouffante, avec des gens qu’il n’aime pas, à faire des choses illégales qu’il supporte de moins en moins. Par-dessus le marché, il est en train de perdre son amitié avec Tadi et Yuma qui ne comprennent pas pourquoi il traine avec ces mecs. Il ne pensait pas non plus que la fille dont il est amoureux depuis le primaire veuille bien sortir avec lui. Que la plus jolie fille de la réserve s’intéresse à lui. Et pourtant. Tala a accepté d’aller au bal de troisième secondaire avec lui et depuis, ils ne se sont plus quittés. Il sent bien que depuis quelques temps, elle ne supporte plus qu’il annule leurs plans à la dernière minute sur demande de Zack, qu’il ne veuille pas qu’elle vienne passer les après-midis avec eux. Elle se sent délaissée et ne comprend pas pourquoi. Il est en train de la perde elle aussi, comme ses amis. Ils ne peuvent pas comprendre. Mais comment le pourraient-ils ? Ils n’ont pas de frères jumeaux. Ils ne peuvent pas.

Arrivé devant une petite maison en bois bleu, Noah prend une grande inspiration en fermant les yeux et pousse le portillon blanc qui mène à l’allée du garage. Depuis un certain temps, il a l’impression de jouer un rôle en permanence, au point de ne plus savoir quelle version de lui est la vraie. Le Noah jovial et taquin qui passe ses journées en pleine nature, qui s’amuse à faire la course avec Yuma ou à pousser Tadi dans la rivière quand il ne s’y attend pas ? Le Noah charmeur et mystérieux, qui aime faire des cadeaux à sa petite amie, l’embêter pour ensuite l’embrasser avec ardeur ? Le Noah obéissant et toujours serviable qui souhaite alléger le quotidien de sa mère épuisée ? Le Noah qui a un rêve secret, mais qui n’ose pas en parler de peur de décevoir les gens autour de lui ? Le Noah que rien n’atteint, arrogant et dangereux, qui n’hésite pas à se battre, à faire peur aux autres et à tremper dans des histoires illégales de guerre de territoire et de trafic ? Ou encore le Noah qui a peur de ce qui pourrait arriver à son frère ? Celui qui se sent seul depuis que son jumeau, son acolyte de toujours avec lequel les mots ne sont pas nécessaire pour communiquer, a décidé de s’éloigner et semble sans cesse lui reprocher quelque chose ?

Des rires lui parviennent de l’intérieur. Quand il ouvre la porte, une vague de fumée âcre vient l’accueillir. Il faut quelques minutes à ses yeux pour s’habituer à la pénombre. La chaleur dans la pièce est étouffante.

- Ah te voilà enfin ! Tu en as mis du temps ?

La voix de Zachary lui rappelle le crissement désagréable des craies sur un tableau noir. Noah se dessine un sourire arrogant sur le visage et tape dans la main du leader, comme si de rien n’était. Ce dernier lui tape dans le dos en retour, tandis qu’il le contourne pour aller dire bonjour à John et Jimmy affalés sur de vieux fauteuils en cuir défoncés par le temps. Evan est assis jambes écartées, sur l’un des canapés miteux en train de siroter une bière. Noah se laisse tomber à côté de lui en faisant grincer les ressorts rouillés. Il se retient de lui faire une remarque à propos du mélange alcool et médicaments qu’il prend pour son bras cassé. Il se contente de tendre la main vers son paquet de cigarette posé à côté de lui. D’un signe de tête Evan lui donne son accord. Noah remarque une lueur étrange dans son regard qu’il n’arrive pas à interpréter. Au même moment, Zack prend la parole.

- Bon les mecs, c’est ce soir qu’on fait le coup de l’année.

John pousse un cri de joie en levant sa canette dans les airs, avant de la porter à ses lèvres.

- On ne change rien au plan initial, sauf qu’au lieu que ce soit Evan, c’est Noah qui va le faire.

- De toute façon, ça revient au même, remarque Jimmy.

- C’est-à-dire ?

A son côté, Evan s’est tendu, sur la défensive.

- Ben c’est vrai quoi. Vous êtes jumeaux, donc l’un ou l’autre c’est la même chose. C’est flippant à voir, mais on dirait que vous êtes qu’une seule personne qui sait se dédoubler. Heureusement qu’on peut vous différentier avec vos yeux. Un chien à deux têtes, c’est ça ! s’écrit-il fier de lui. On dirait un chien à deux têtes.

- Tu as trop vu de films, ricane John qui se met à faire des mimes grotesques tout en aboyant.

Evan tend son bras valide sur le côté et vient percuter l’épaule de Jimmy. Sa cannette lui échappe et son contenu se répand sur son t-shirt.

- Putain, mais qu’est-ce qui te prend ?!

Personne ne répond. Noah secoue la tête et tire longuement sur sa cigarette. Il sent la fumée descendre dans sa gorge, jusqu’à ses poumons, puis faire le chemin inverse pour ressortir. Les premières fois, il avait détesté, pensant que son corps entier allait s’embraser de l’intérieur. Petit à petit c’était devenue une habitude. Il ne sait pas s’il aime réellement ça, mais ce rituel a quelque chose de réconfortant. Il n’aime pas non plus qu’on lui dise qu’ils ne forment qu’une seule personne avec Evan. Ils sont même assez différents. C’est pour ça qu’il décide de ne pas intervenir, mais il sait que pour son frère, c’est une des pires insultes qu’on puisse lui dire.

Tout en buvant, ils reprennent ensemble le déroulé du braquage. Noah le connait sur le bout des doigts. Rien n’est laissé au hasard, tout est calculé dans les moindres détails. A participer à de tels projets, autant que ce soit bien fait et rapidement, sans dommages collatéraux. Avec le temps, Noah a réussi à compartimenter son cerveau. Il évite de trop penser aux gens à qui il fait du mal, à qui il vole le fruit d’un travail difficile et honnête. Si durant un braquage ou un vol il se met à trop réfléchir, cela peut devenir dangereux pour lui et pour les autres. Il a donc appris à verrouiller toutes ses pensées, pour qu’elles ne ressortent pas au pire moment.

- J’ai une surprise pour vous les mecs, déclare Zack avec un grand sourire.

Il se lève et revient avec une mallette en plastique qu’il pose sur la table basse entre eux. Evan se penche en avant, curieux. Jimmy et John se tapent dans la main, tout excités. Noah les regarde perplexe. Il ne sait toujours pas quoi penser de ces deux idiots. Ils ne sont pas méchants, mais ne sont pas des plus intelligents non plus. Très vite ils se sont trouvés sous l’influence néfaste de Zachary. Ce dernier n’a jamais inspiré confiance au garçon. Outre sa tendance à la violence physique et verbale, il a un côté vicieux, calculateur et manipulateur, qui a toujours dérangé Noah. Face à l’incompétence évidente de ses deux amis, il a vite cherché à s’entourer de personnes qu’il pouvait envoyer sur le terrain, lui permettant de rester en sécurité dans l’ombre. Il a pris l’habitude de confier les tâches les plus complexes aux jumeaux.

Avec une lenteur délibérée pour faire durer le suspense, Zach déverrouille un côté dans un clic sonore. Un mauvais présentiment vient faire accélérer le cœur de Noah. Un second clic résonne dans le garage.

- Tada ! Alors ? Class hein ?!

Noah en reste sans voix, tandis que ses compagnons se penchent avec des sifflements admiratifs sur le contenu de la mallette. Deux révolvers noirs brillent sous la lumière du plafonnier. L’air reste coincé dans les poumons du garçon. Sa tête se met à tourner et il n’arrive pas à réfléchir. Evan se penche plus près, le regard brillant d’excitation et de fascination. Avant un grand sourire, il regard Zack.

- Où est-ce que tu as trouvé ça ? Ce sont des vrais ?

- Bien sûr que ce sont des vrais. Tu me prends pour qui ? répond Zack en rigolant, mais sans s’attarder sur leur provenance.

Sans hésitation, Jimmy plonge la main et attrape l’une des armes. Il la retourne plusieurs fois pour l’inspecter sous tous les angles. Puis, d’un geste brusque, il le pointe devant lui, s’amusant à viser ses amis. Noah fait un mouvement de recul, qui fait rire tout le monde, même son frère.

- Tu verrais voir ta tête Jacob, s’esclaffe John. On dirait un lapin pris dans les phares d’une voiture.

Face à l’hilarité générale, Jimmy prend pour cible Noah. Il a l’impression d’étouffer dans l’espace réduit. Tout son corps lui cri de prendre les jambes à son cou. Zackary, pose une main sur son épaule et se penche vers lui.

- Ne t’en fais pas Noah, ils ne sont pas chargés. Pas encore.

Un frisson glacé descend le long de sa colonne vertébrale. Cette histoire est en train de partir beaucoup trop loin. Il essaye de garder son calme, mais la panique est en train de l’envahir, surtout en voyant son frère autant fasciné. Il sait que la question qu’il s’apprête à poser va le faire passer pour un idiot, mais il est obligé. Il a encore un petit espoir de se tromper.

- Qu’est-ce que tu veux faire avec ça ?

- A ton avis ? se moque Zack. On va jouer aux billes.

Evan se tourne vers son frère. Ses yeux noisette lui renvoient un mélange de mépris et d’exaspération, comme s’il ne comprenait pas sa réaction. Comme si sa peur face aux armes était futile.

- J’ai eu assez de mal pour me les procurer, donc on ne va pas les laisser prendre la poussière dans leur jolie boîte. On va s’en servir. Tu vas les inaugurer. Ce soir, déclare Zack en plantant son index dans le torse de Noah.

- Mais… commence à protester Evan, avant d’être coupé par le dealer qui lève une main autoritaire.

Noah est soulagé. Son frère prend sa défense et va le soutenir. Il est de son côté pour une fois.

- Je n’ai pas acheté ces armes pour rien. Enfin, on va arrêter de me prendre pour un moins que rien et on va me respecter. Avec ça les mecs, on va devenir invincibles. Oliver ne pourra plus rien contre nous !

Des cris de joie retentissent tout autour de lui, mais les oreilles de Noah bourdonnent tellement qu’il les entend à peine. Quand il a commencé à participer à tout ça, jamais il n’aurait imaginé que ça aille aussi loin. Déjà que les armes factices lui donnent des frissons de dégoûts quand il les a dans les mains, il ne veut même pas imaginer la sensation de tenir un objet qui peut hotter la vie de quelqu’un.

- Non.

Noah pensait que sa voix reflèterait son état de panique intérieur, mais non, il a parlé d’un ton calme et posé. Zack se tourne vers lui, le regard interrogatif.

- Non quoi ? demande-t-il, amusé.

- Je refuse d’utiliser des armes.

- Oh allez, arrête de nous faire ta petite crise. A chaque fois, on utilise des armes, sauf que là ce sont des vraies. Ça ne change rien.

- Je ne le ferais pas. Ça va trop loin tout ça.

- Poule mouillée, lui dit Jimmy

- Ouais, t’es qu’un froussard Noah, enchérit John.

Le garçon ne leur accorde même pas un regard. Il fixe Zack d’un air décidé. A côté, il sent Evan tendu, prêt à intervenir.

- Tu vas te rendre à la station-service avec un de ces flingues, tu vas récupérer le fric et l’alcool. Un point c’est tout. C’est non négociable.

- Je n’irais pas.

Zack avance vers lui le regard mauvais. Le silence autour d’eux est épais. Plus personne ne fait de remarques.

- Je crois que tu ne comprends pas bien, alors je vais me répéter pour la dernière fois et en articulant bien. C’est non négociable.

- Et je crois que tu n’as pas bien compris ma réponse. C’est NON.

Un cri de rage s’échappe de la bouche de Zackary qui l’agrippe par le haut du t-shirt. Noah aurait eu peur avec quelqu’un d’autre en face, mais pas avec lui. Ce n’est pas pour rien que le dealer s’entoure de gros bras. Il est peut-être rusé et la tête pensante de l’opération, mais il ne fait certainement pas le poids physiquement face à Noah qui le dépasse de plus de dix centimètres. Pour se défendre, il lui attrape le poignet et le serre dans son poing, forçant Zack à le lâcher. Il avance d’un pas, le surplombant de toute sa hauteur, menaçant.

- Qu’est-ce que tu vas faire ? gronde-t-il. Tu vas me frapper ? Ou mieux, me tirer une balle dans la tête avec tes nouveaux joujoux ? J’ai accepté de faire beaucoup de chose, mais là c’est non. Ça devient n’importe quoi.

- No, c’est bon, pourquoi tu t’énerve pour si peu ? intervient Evan, visiblement énervé.

Noah se tourne vers son frère. Il n’en croit pas ses oreilles.

- Parce que tu le défends en plus ? Tu ne vois pas qu’il est en train de faire de la merde ? Toute cette histoire va mal finir.

- C’est toi qui fait de la merde à monter sur tes grands chevaux. Si je ne m’étais pas cassé le bras, j’irais immédiatement le faire ce braquage. Pourquoi tu fais ta chochotte d’un coup ?

Noah sent une brèche s’ouvrir au fond de lui. Il tente de passer outre, de l’oublier pour se concentrer sur le moment présent, mais il sent la déchirure comme si sa peau était à vif. Comment Evan peut-il cautionner tout ça ? Comment peut-il défendre Zack ? Il plonge son regard dans le sien, faisant appel à leur lien invisible et ce qu’il y voit le terrifie. Il n’y a plus rien à faire. Il se détourne, récupère son manteau et sort dans le froid mordant. Il entend à peine les autres l’interpeller et lui demander ce qu’il est en train de faire.

Il a déjà parcouru quelques mètres, quand il entend des pas précipités derrière lui. Il n’a pas besoin de se retourner pour savoir qui l’a suivi.

- Noah ! Putain, No, qu’est-ce que tu es en train de me faire comme plan ? Arrête-toi ! Bordel, arrête-toi quand je te parle ! NOAH ! hurle Evan.

Le garçon se retourne d’un coup, forçant son frère à s’arrêter net, dérapant sur le verglas de la route déserte. Il a enfilé sa veste à la va-vite, handicapé par son bras immobilisé.

- Tu te prends pour qui à faire une scène comme ça et à te barrer sans rien dire ?

- Non mais tu t’entends ? Ce sont des flingues Evan. Des armes à feu !

- Et alors ?

- Et alors ?! Non mais tu es devenu complètement fou ou alors la beuh a fini par te bouffer le cerveau, c’est pas possible ? Ce ne sont pas des jouets en plastique.

- Ne me parle pas comme ça, espèce de salaud !

Le froid forme un nuage de buée devant sa bouche quand il parle. Ses traits son déformés par la colère. Ses yeux d’habitude si chauds et chaleureux, sont devenu aussi noir qu’un ciel d’orage. Noah à l’impression de s’être pris un coup dans l’estomac. Jamais Evan ne lui a parlé comme il vient de le faire. Des disputes, ils en ont eux de nombreuses, mais jamais il ne l’a traité de la sorte. La déchirure s’écarte un peu plus à l’intérieur de lui.

- Je ne vais quand même pas m’excuser de ne pas vouloir pointer une arme sur la tête d’un innocent pour lui piquer son argent, au risque de le tuer. Non mais est-ce que tu te rends compte du danger que c’est pour les autres et pour nous même ? Tout peut mal tourner avec ces merdes. Tout va mal tourner, mais tu es trop borné pour le voir.

- C’est toi qui est en train de faire tout foirer pour ne pas trahir tes soi-disant principes et c’est moi qui suis trop borné ? Si, ça ne te plaisait pas, il ne fallait pas nous rejoindre.

Evan le toise, le regard mauvais. Noah n’a jamais vu autant de haine dans le regard de son frère et ce qui lui fait encore plus de mal, c’est qu’elle lui est destinée

- Alors c’est ça le fond du problème ? Tu ne voulais pas que je fasse parti de ton petit groupe ?

Aucune réponse ne vient. Seul le sifflement du vent dans les sapins bordant la route vient rompre la quiétude du silence alentour. C’est ce que Noah trouve fascinant avec la neige, sa capacité à étouffer tous les sons, plongeant le monde dans un écrin préservé. Son cœur martèle dans ses tempes. Le mutisme de son frère est pire que tout, lui qui est toujours bavard.

- Pourquoi ? demande Noah.

Il aurait voulu paraitre sur de lui, ou en colère, mais sa voix se brise sous le coup de l’émotion.

- Parce que c’était la seule chose qui m’appartenait vraiment. Qui n’était rien qu’à moi. Mais non, il a fallu que tu te ramènes. Que tu prennes ta part du gâteau, comme toujours.

- Tu es jaloux ?

- Je ne suis pas jaloux ! s’énerve Evan. Depuis toujours je suis obligé de tout partager avec toi. Mes jouets, ma nourriture, mes amis. Les gens attendent de moi que je pense la même chose que toi, que je me comporte comme toi, le petit fils modèle. Mais je ne suis pas comme toi. J’avais enfin trouvé ma place, une bande de pote qui m’accepte pour ce que je suis, mais non, il a fallu que tu viennes tout gâcher. Tu ne pouvais pas supporter que j’aie une place plus importante que la tienne, alors il a fallu que tu te l’accapare. Il a fallu que tu deviennes le bras droit de Zack. Ce n’est pas moi qui suis jaloux. C’est toi.

- Tu es vraiment aveugle Evan. Tu ne vois pas que Zack n’en a rien à faire de toi ? Il t’utilise pour faire le sale boulot, c’est tout. Il ne veut pas se mouiller, c’est pour ça qu’il nous envoi régler ses affaires à sa place. Comme ça il reste bien en sécurité au chaud.

- Tu dis n’importe quoi parce que tu ne supportes pas d’être relégué au second plan. C’est toujours comme ça avec toi. Il faut que tu sois le meilleur, celui qu’on remarque, qu’on félicite.

- J’en ai rien à foutre qu’on me regarde ! s’emporte Noah à bout de patience. Tout ce que j’ai fait, c’était pour toi. Je t’ai suivi là-dedans parce que je ne voulais pas te laisser y aller seul. C’est trop dangereux. Je n’ai jamais voulu faire de mal au gens, dealer ou voler. Ce n’est pas moi. Et ce n’est pas toi non plus.

- C’est ça, fais-toi passer pour le sauveur. C’est toujours la même chose avec toi.

Noah soupire en se passant une main dans les cheveux. C’est un dialogue de sourd. Ils ne se comprennent pas. Ne se comprennent plus. Il s’apprête à s’excuser pour calmer le jeu, mais Evan le prend de court.

- Tu es juste un sale égoïste. Comme papa.

- Quoi ?! s’étrange Noah.

- Tu es comme lui, tu ne penses qu’à ta gueule !

- N’importe quoi ! Pourquoi tu dis ça ? Il a toujours tout fait pour nous, malgré la distance.

- De toute façon tu prends toujours sa défense. Il nous a abandonné, mais toi ça ne te fait rien. C’est de sa faute si tout est parti de travers.

- C’est pas parce qu’ils se sont séparés avec maman qu’il nous a abandonné. Il a toujours fait en sorte de venir nous voir ou qu’on puisse y aller. Mais je ne vois pas du tout le rapport.

- Evidemment…

Evan passe une main sur son menton. Ses sourcils sont froncés et il tremble. Noah n’arrive pas à savoir si c’est de froid à cause de son manteau qui a glissé sur son épaule ou si c’est de colère. Discuter ne sert à rien, ils tournent en rond. Le mieux est que chacun se calme dans son coin. Ils s’excuseront ce soir et la vie reprendra son court normal.

- C’est bon, je rentre, dit-il en commençant à s’éloigner.

- C’est ça, casse toi ! C’est tout ce que tu sais faire de toute façon, abandonner les gens sans te retourner ! cri Evan dans son dos.

- Quoi ?!

Noah se retourne. Evan a les yeux brillants d’émotion contenue. Sa voix est roque et basse, menaçante.

- Tu m’as très bien compris.

- Je n’ai jamais abandonné personne, qu’est-ce que tu racontes ?

- C’est pas ce tu avais prévu de faire ? Partir sans rien dire à personne ? Depuis quand tu l’as prévu hein ? Depuis quand ?

Noah reste sans voix. Comment a-t-il pu deviner ? Pourtant il a bien pris soin de tout camoufler, de ne laisser trainer aucune trace. Cela fait un moment qu’il réfléchit à son avenir. C’est ce qui lui permet de tenir au lycée, de tenir le soir quand il traine avec Zackary. Il a besoin de se dire qu’il peut avoir un avenir s’il le veut. Qu’il peut devenir quelqu’un. Il a toujours aimé travailler le bois avec son père. Même à l’état naturel, la forêt est l’endroit où il se sent bien, vivant. Le bois fait partie de sa vie depuis toujours et il n’avait jamais pensé en faire un métier, jusqu’à ce que son père lui en parle aux dernières vacances. Evan n’a pas voulu venir. Pour lui, faire quatre heures de route pour aller à Trois-Rivières, là où vit leur père avec sa compagne Nathalie, c’est trop. C’est la première fois qu’ils ne passaient pas les vacances ensemble.

. Au début, Noah a été très perturbé, triste, mais rapidement son père l’a pris sur ses chantiers et l’a laissé l’aider. Il a adoré. Quand son père lui a demandé s’il avait une idée de ce qu’il voulait faire une fois son diplôme en poche, il n’a pas su répondre. Noah n’avait jusqu’alors pas pensé à son avenir. Pour lui, il était destiné à rester à Manawan, avec Evan et sa mère. Ça ne pouvait pas être autrement. Et puis, au court du séjour, il a commencé à poser des questions à son père sur la formation qu’il fallait suivre pour devenir ébéniste, sur le métier, sur les différents aspects. Il s’est pris au jeu, rêvant à ce que pourrait être sa vie. Il aimait ce qu’il voyait, travailler de ses mains, dessiner des meubles, sentir la rugosité du bois sous ses doigts, l’odeur de la sève dans l’atelier, voir voler la sciure dans les rayons de soleil. Voyant que ça l’intéressait de plus en plus, ils ont établi tout un plan. Noah devait finir son année scolaire et s’inscrire dans une école pour passer son diplôme d’étude professionnelle en alternance. Le centre de formation se trouvant à Victoriaville, à une heure de route de Trois-Rivières, Noah devrait finir de passer son permis rapidement. Bien entendu, il devrait quitter la réserve pour vivre avec son père. Tous ces changements lui faisaient vraiment très peur, surtout de quitter le village qui l’a vu grandir, où il connaissait tout le monde. Il avait peur de la réaction de sa mère et surtout de celle de son frère. Arriverait-il à vivre aussi loin de lui, aussi longtemps ? Est-ce qu’Evan comprendrait son choix ? Son père lui a dit de prendre le temps de réfléchir et c’est ce qu’il a fait. Plus il y pense, plus cette perspective d’avenir lui donne envie. Plus que celle de finir dealer professionnel, à airer dans la rue à la recherche de clients ou derrière les barreaux.

Il aurait dû en parler à son frère pour avoir son avis ou pour le préparer, mais il a eu peur. Il sait qu’il a été lâche et aussi égoïste. Même s’il ne veut pas le reconnaître, Noah souffre autant que son frère du fait que les gens les associent toujours. Et ce projet, c’est le sien.

Evan est immobile en face de lui. Il attend une réponse, mais Noah ne sait pas quoi lui dire. Il a l’impression qu’un gouffre les sépare.

- Tu ne veux pas répondre ? Je vais te dire depuis quand. Tu sais que tu vas te tirer depuis que tu es rentré de chez papa. C’est lui qui t’a mis ces idées à la con dans la tête ? Ça ne peut être que ça !

- Arrête de toujours incriminer papa. Il n’y est pour rien. C’est moi. C’est moi qui ai envie de devenir ébéniste Tu devrais être content pour moi plut…

- Content pour toi ?! Comment veux tu que je sois content, alors que je ne suis même pas sensé être au courant de tes plans ? Si je n’avais pas trouvé la brochure de l’école nationale du meuble, je n’aurais jamais su que tu voulais faire ça. Tu ne m’en as jamais parlé.

La voix d’Evan se brise. Noah voit toute la peine qu’il lui a fait dans son regard triste. Sans le savoir, ni le vouloir, ils se sont blessés mutuellement.

- Je suis désolé Ev, je… j’avais peur de ta réaction, de ce que dirait maman aussi. C’est pour ça que je n’ai rien dit. Je sais que j’aurais dû, mais j’ai été lâche.

- J’en ai rien à foutre de tes excuses. Tu sais pourquoi ? Parce que, quoi que je dise, quel que soit mon avis sur le sujet, ta décision est prise. On ne s’est jamais rien caché. Jamais. On ne devait pas. On se l’était promis, mais toi tu l’as brisé aussi facilement qu’une brindille d’herbe. Alors tes excuses, tu peux te les garder. Tu partiras quoi que je fasse. Tu vas m’abandonner sans te retourner comme tu viens de le faire à l’instant dans le garage. Tu vas vivre ta vie bien tranquillement, loin d’ici et tu vas nous oublier. Et avec maman pendant ce temps on va galérer, comme on le fait depuis que papa nous a lâché. Mais tu sais quoi, vas le retrouver, pars vivre avec lui. Vous êtes pareil tous les deux. Des lâches. Des sales égoïstes.

- Evan, je…

- Non. Tu sais quoi, casse toi. J’ai plus envie de te voir. Jamais !

Un mélange de désespoir et d’incompréhension embrouille l’esprit de Noah. Il ne sait plus quoi dire, ni comment réagir. Chaque mot que prononce son frère est comme une claque, un coup qu’il reçoit en plein cœur.

- Attends, on peut en parler. Tu pourrais venir avec moi.

Evan se moque d’un rire sans joie. Il le toise, le regard plein de mépris. Un regard froid et noir que Noah n’oubliera jamais.

- Venir avec toi et laisser maman toute seule. Non mais tu t’entends ? Jamais je ne ferais une chose pareille. Tu me dégoûte. J’aurais préféré que tu n’existes pas. Depuis notre naissance tu me pourris la vie, à toujours être là à me coller, à me tourner autour, à m’empêcher de respirer. Pars, ça me fera des vacances. Au moins, sans toi, je vais enfin pouvoir vivre.

Sur ces paroles, Evan se retourne et redescend la rue en direction de la maison de Jimmy, laissant Noah seul, au bord des larmes. La déchirure dans sa poitrine finie par céder, coupant son âme en deux, le laissant avec une douleur insoutenable et un désespoir tel, qu’il en a la nausée.

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