Chapitre 2: Je suis un familier

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Trois mois étaient passés depuis mon réveil dans le laboratoire du professeur Leblanc. Après une série de tests médicaux sans particularité notable, il m’avait envoyé dans la petite bourgade de Honchin située dans le sud-ouest d’Europa, sur la Côte d’Azur, à quelques dizaines de kilomètres du mont Argentera. Là, il m’avait inscrit dans un lycée et trouvé un logement au dortoir de l’école. Ma chambre n’était pas extraordinaire — à l’instar de la ville elle-même — mais la banalité de l’intérieur était largement compensée par une magnifique vision sur le littoral où la mer s’étendait à perte de vue.

Je vivais en compagnie d’un garçon du nom de David Himmel, mon colocataire sans pouvoir. Tout comme moi, il était en deuxième année de lycée, et même dans ma classe, lorsqu’il daignait venir en cours. Son physique était assez typique des jeunes de notre âge : ni spécialement musclé, ni spécialement grand, ni spécialement volumineux. Son visage, malgré ses seize ans, possédait encore des traits assez enfantins, plutôt ronds et des yeux d’ébène pétillant en permanence de malice, comme ceux d’un gamin toujours à l’affut d’une blague à faire. Ses cheveux blonds étaient coupés assez court sans pour autant être rasés, ils étaient même assez longs sur le dessus de son crâne et sans cesse en bataille.

David était le genre de personne à vivre sans se soucier de rien ni de personne. Et je le comprenais. Il fallait dire que la vie de lycéen était relativement tranquille. Chaque jour se ressemblait, mais mon quotidien n’était pas monotone pour autant.

Selon le professeur, je devais réaliser une mission d’infiltration dans cette école. Dans quel but ? Je n’en avais aucune idée. Il m’avait simplement demandé de me fondre dans la masse et de lui faire des rapports mensuels sur mon évolution personnelle.

Dans la classe, personne ne semblait se douter que je n’étais pas humain. Ce n’était pas très étonnant puisque je ressemblais à n’importe quel garçon de seize ans du haut de mon mètre quatre-vingt, avec mes cheveux noir de jais me tombant sur le front, mon nez fin et mon visage effilé. Je ne possédais que deux signes distinctifs : mes yeux d’un rouge sang que je cachais avec des lentilles de contact bleues, et une mèche blanche en plein milieu de ma chevelure, sur l’avant de mon crâne. Mais à part cela, mon apparence était humaine de la tête aux pieds.

Cependant, plus le temps passait et plus je sentais que la mission du professeur s’était soldée en échec. Il répondait de moins en moins à mes appels, ne lisait que d’un œil distrait mes rapports et, pour couronner le tout, je n’avais fait état d’aucun pouvoir qui aurait pu me sortir de la norme.

C’est pourquoi, peu à peu, je finis par me résigner à cette cruelle vérité. Ou du moins, étais-je sur le point de me résigner jusqu’au jour où mon existence prit un tournant qui marqua la fin de cette vie paisible que je menais.

**

10 avril 2014. Une nouvelle matinée de cours ordinaire démarrait. J’étais parti de bonne heure en laissant David derrière moi. Comme à son habitude, mon colocataire avait visiblement décidé de dormir jusqu’à midi. Mais moi, j’aimais me lever aux aurores pour pouvoir contempler le soleil. À l’aube, l’astre du jour émergeait d’une mer de feu au-dessus de la côte nacrée et entamait sa longue ascension dans un ciel d’azur. Jamais je ne me lassais d’observer ce spectacle qui m’accompagnait sur mon chemin quotidien.

J’arrivai au lycée une dizaine de minutes plus tard et, après avoir salué mes camarades de classe, je m’installai au fond à droite, près de la fenêtre avec un siège vide pour seule compagnie.

Même si j’essayais de sociabiliser, débarquer en cours d’année ne m’avait pas aidé si bien que, les groupes étant déjà formés, je m’étais retrouvé au fond. Parfois David, dont la place était variable en fonction de son humeur, m’assistait, tantôt au premier rang lorsqu’il voulait se faire petit, tantôt au dernier lorsqu’il n’aspirait qu’à finir sa nuit.

Lorsque notre professeur principal entra dans la classe, mon attention fut attirée par la jeune fille qui l’accompagnait. Je ne me souvenais pas de l’avoir déjà vue un jour au lycée et son uniforme sans aucun pli laissait entendre qu’elle allait être une nouvelle élève dans l’établissement.

C’était une fille asiatique assez grande, proche du mètre soixante-quinze, aux formes assez prononcées. Ses cheveux d’un rouge vif, presque flamboyant, tombaient sur son front en une demi-frange régulière, à l’exception d’une mèche bien plus longue que les autres qui passait pile entre ses deux yeux bridés, d’un magnifique bleu saphir. Son visage était étonnement harmonieux. L’alignement entre son nez droit et sa bouche aux fines lèvres rosées était parfait, comme si elle sortait de l’un de ces tableaux peints avec une précision d’orfèvre.

À la vue du professeur, le silence se fit dans la salle, même si quelques murmures s’élevaient toujours çà et là au sujet de cette étudiante.

Après les salutations matinales, l’enseignant se racla la gorge et déclara :

— Chers élèves, aujourd’hui nous accueillons une nouvelle camarade dans notre établissement. Peux-tu te présenter à la classe, s’il te plait ?

— Je m’appelle Yuki Fuyuku ! commença-t-elle d’une voix pleine d’entrain avec un très léger accent japonais. Je suis originaire de Tokyo et je viens tout juste d’emménager en ville donc je ne connais pas encore grand monde, mais j’espère que l’on pourra s’entendre !

Très conventionnelle, la dénommée Yuki s’inclina devant nous avec un sourire radieux. Cependant, ce qu’il se passa à ce moment manqua de me faire tomber de ma chaise. En effet, lorsque son regard se posa sur moi, son expression devint glaciale pendant une demi-seconde. En un instant, elle venait de perdre toute la gentillesse dont elle faisait preuve. Évidemment, personne ne remarqua ce brusque changement d’attitude, car elle retrouva son sourire juste après, mais je l’avais clairement vu, ce regard rempli de haine et de colère à mon égard.

Je frissonnai. Cette fille avait-elle, en un seul coup d’œil, réussi à percer ma véritable identité ? Se pouvait-il que la nouvelle arrivante ait été de cette classe de gens qui…

Je chassai ces pensées de ma tête. C’était impossible. Personne ne pouvait discerner ma nature, je ne possédais aucun attribut suffisamment visible pour cela. Je devais simplement avoir halluciné.

Mais alors que j’essayais de me convaincre, mon malaise provoqué par le regard de la jeune fille s’intensifia progressivement pendant toute la journée. J’avais l’impression d’être épié en permanence, comme si les yeux de cette Yuki ne me quittaient jamais, et ce, où que j’aille.

À midi, je tentai de contacter David pour penser à autre chose. Évidemment, il était injoignable, certainement encore en train de s’amuser avec des jeux stupides sur son téléphone. Je me mêlais donc à quelques élèves de ma classe lors de la pause déjeuner dans l’espoir d’échapper à ces iris glacés, mais cela me rappela une autre chose : je n’aimais pas les ambiances de groupe. Ils me mettaient mal à l’aise, tout le monde avait l’air de se connaitre tout en s’ignorant. C’était à peine s’ils m’avaient remarqué alors que j’étais à leur table. C’est pourquoi je ne trainais souvent qu’avec David. Je préférais de loin notre petit duo étrange à l’anonymat des grands groupes comme celui-ci.

Ainsi, je ne m’éternisai pas davantage et, dès que j’eus terminé, je filai en quatrième vitesse. Mais dans ma précipitation, je fis un mouvement maladroit qui renversa le plateau de quelqu’un derrière moi. Tout le contenu de son assiette s’écrasa par terre dans un vacarme assourdissant, de même que la propriétaire qui tomba à la renverse.

— Pa… pardon, m’excusai-je aussitôt, gêné.

— Ce n’est rien, ça arrive à tout le monde, me répondit une jeune fille blonde aux cheveux coupés courts. Je fais tout le temps tomber mon plateau, j’ai l’habitude !

À en juger par son uniforme, elle devait être en première année, mais je ne m’attardai pas sur son physique plus longtemps, car, brillant à quelques mètres de moi, je revis les yeux glacés de Yuki qui me fixaient. Sans perdre une seconde, je m’enfuis dans l’espoir de m’éloigner suffisamment de cette personne pour échapper à son regard médusant.

Entre série d’interrogation et malaise permanent, l’après-midi passa à la vitesse de l’éclair. Lorsqu’enfin résonna la cloche de la délivrance, je ne me fis pas prier. Je rassemblai mes affaires pour quitter cette classe qui commençait vraiment à me rendre cinglé.

Malheureusement, j’avais été trop pressé. Mon sac, encore ouvert, déversa dans ma course tout son contenu dans les escaliers. Mes cahiers, feuilles et stylos passèrent au travers des marches pour finir leur dégringolade au sous-sol. Ma conscience avait beau me hurler de ne pas faire de vieux os ici, je ne pouvais pas repartir sans mon téléphone qui avait chuté avec le reste. Le précieux numéro du professeur y était enregistré. Je ne pouvais pas me permettre de perdre.

D’un pas peu serein, je me rendis sous terre et je dus marcher à tâtons une fois en bas. Une lourde porte en métal s’était refermée après mon passage et m’avait plongé dans le noir le plus complet. Lorsqu’enfin je mis le doigt sur l’interrupteur, une ampoule grésilla quelques instants avant de s’allumer faiblement. Des ombres inquiétantes se dessinèrent sur les murs, comme des spectres dansants dans les ténèbres, prêts à m’agresser au moindre faux mouvement.

Je jetai un coup d’œil furtif aux alentours et découvris un véritable dépotoir. Il y avait de tout : des vieux ballons, des tables de billard à trois pieds, des baby-foot sans joueurs, et même quelques fauteuils rongés par les rats. Je repérai assez rapidement mes affaires juste sous les marches qui constituaient le plafond de ce débarras et commençai à les ramasser lorsque, tout à coup, je sentis à nouveau ce regard peser sur moi.

Je fis volte-face et scrutai les moindres recoins de la pièce, mais j’étais bel et bien seul ici. Je soupirai longuement. J’étais en train de devenir paranoïaque…

Je mis quelques minutes à retrouver tous mes biens éparpillés un peu partout, puis m’apprêtai déjà à repartir, l’esprit léger, lorsqu’un bruit de métal rouillé me figea sur place.

D’un mouvement mécanique, je me retournai pour découvrir avec stupeur la silhouette effilée de Yuki Fuyuku dans l’entrebâillement de la porte. Par réflexe, je sursautai et reculai d’un bond, mais elle ne bougea pas d’un millimètre. Elle semblait m’observer, me sonder avec ses yeux bleus glacés. Je pouvais lire dans son regard une certaine perplexité, comme si elle n’arrivait pas à me cerner.

Y voyant une ouverture, je tentai de me détendre et d’entamer la conversation d’un air naturel. Peut-être était-elle juste très étrange, après tout.

— Salut ! lançai-je d’un ton que je voulais amical. Tu es Yuki Fuyuku, n’est-ce pas ? Que fais-tu dans un endroit aussi insolite ? Si tu cherches les gymnases, il fallait prendre…

Elle fonça les sourcils et je me sentis comme transpercé par son regard.

— Toi…, tu n’es pas humain, déclara-t-elle d’une voix tranchante.

Mon sang se glaça dans mes veines et mon cœur s’emballa. Une goutte de sueur perla sur mon front tandis que je tentais tant bien que mal de contrôler les spasmes qui envahissaient peu à peu mon corps.

C’est alors que je me souvins d’un avertissement que m’avait lancé le professeur, peu de temps après ma création. S’il m’avait parlé des pouvoirs des familiers, aussi variés que le nombre d’étoiles dans le ciel, il avait également évoqué un autre type de pouvoir. Des pouvoirs possédés par des personnes aux capacités surhumaines… des personnes appelées Esper. Ceux-ci, selon Leblanc, s’étaient spécialisés dans le combat de familiers tels que moi, parfois même dans leur chasse. Le seul conseil qu’il m’avait donné si un jour j’en croisais un était de fuir au plus vite.

Toutefois, cette option me semblait compromise. La nouvelle élève bouchait l’unique issue, si bien que je n’avais encore que deux choix : lutter ou tenter de la persuader que je n’étais pas ce qu’elle croyait… Dans les deux cas, cela relevait de l’impossible, mais j’optai tout de même pour la première solution qui me paraissait plus raisonnable.

— Pas… pas humain ? Qu… Qu’est-ce que tu racontes ? bafouillai-je, dans l’espoir d’éloigner les soupçons, mais tremblant de la tête aux pieds.

Pour toute réponse, la rouquine sortit un médaillon bleu-turquoise qu’elle dissimulait derrière le ruban de son uniforme. Elle ferma les yeux et prononça des phrases étranges dans un murmure incompréhensible qui ne me disait rien de bon.

Un puissant courant d’air s’engouffra dans la pièce bien que toutes les portes fussent closes, comme si un ventilateur géant avait été activé juste à côté de moi. La température chuta drastiquement alors que les papiers commençaient déjà à tourbillonner autour de cette fille.

J’étais pétrifié, tétanisé par la peur. Je ne savais ni comment réagir, ni comment me défendre, ni comment m’enfuir. J’ignorai même si je possédais réellement des pouvoirs capables de rivaliser avec les forces surnaturelles que l’Esper mettait en jeu.

Lorsque Yuki Fuyuku rouvrit les yeux, ses pupilles avaient viré au jaune ambré. Ils brillaient dans la pénombre de la pièce, comme ceux d’un félin prêt à fondre sur sa proie… sa proie qui n’était autre que moi.

— À nous deux, familier.

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