Je suis...
Il était minuit quand j'arrivai à mon point d'observation habituel. Je m'installai en silence pour ne pas être repéré. Trois sonnettes disposées tout autour du bâtiment et une sur la porte derrière moi m'avertiraient d'un mouvement. La terrasse de cet ancien cabinet médical offrait un bon point de vue sur la rue d'en face. Il était en ruine, comme tout dans cette ville.
À qui la faute ? Le terrorisme, la guerre, la famine, les épidémies, les créatures, l'homme. Je n'avais pas vraiment de réponse. C'était bien avant que je naisse et cela continuerait bien après que je meurs. Du moins était-ce mon avis, du haut de mes seize ans.
Mon fusil posé, je regardai à travers la lunette d'intensification de lumière. Ce petit bijou, vestige de la guerre, était bien pratique de nuit. On s'adaptait difficilement à voir le monde en vert à travers elle mais une fois habitué, voir dans le noir était un réel plaisir.
Mon regard fut attiré par un mouvement au bout de la rue. Deux enfants. Mauvais moment pour sortir, les gamins. Ils couraient à en perdre haleine. Je compris vite la raison. À moins de vingt mètres derrière eux, une créature les poursuivait. Une mutante. Ses jambes s'étaient transformées en sortes d'échasses difformes tandis que ses mains se terminaient par des griffes aiguisées. Elle avait quelque chose sur les lèvres. Malgré la teinte verte de ma lunette, je sus que c'était du sang. Derrière sa tête une sorte de tentacule avait poussé et se balançait de gauche à droite tel un fouet.
Elle poussa un cri perçant. Les enfants continuèrent de courir. Je suivis leur progression jusqu'à ce qu'ils s'arrêtent. Pourquoi avaient-ils fait ça ? Ils distançaient pourtant la créature. Soudain ils entrèrent dans une maison. L'explication me fut vite donnée. De l'autre côté de la rue, une seconde créature traversait la route d'un pas rapide. Bossue, il semblait que les muscles de son dos s'étaient étirés jusque sur sa tête. Deux longues excroissances sortaient de chaque côté de son crâne pour venir disparaître sous son torse.
Les deux monstres entrèrent à leur tour et je ne vis et n'entendis plus rien.
Plusieurs heures s'écoulèrent. Le cri strident d'une autre créature me parvint. Elle devait être grosse pour que son cri résonne dans toute la ville.
Je décidai de rentrer. Les autres devaient m'attendre. En sortant du bâtiment, une lumière dans le ciel m'inquiéta. J’eus juste le temps de plonger à l'abri pour me cacher tandis que le vaisseau passait au dessus de ma tête.
Tss ! L'armée... C'était rare mais ils leur arrivaient encore de faire des patrouilles dans cette zone.
Alors que je me relevais, je sentis une pression froide derrière la tête suivie d'une voix :
-Putain, t'es qui toi ?
-Moi ? Je suis...
En retard. Encore une fois, j'étais en retard. Heureusement que je n'étais pas la seule cette fois-ci. Le professeur nous fit une remarque à tous mais nous laissa tranquille.
-Est-ce que tu as vu ?
À peine étais-je installée à ma table qu'Ethan me parlait déjà. Ce mec faisait s’écrouler à lui seul la théorie selon laquelle les filles étaient les plus bavardes.
Je tournai la tête et haussai un sourcil.
-Il pleut ! s'exclama-t-il.
Je continuai de le fixer en attendant la suite mais il n'ajouta rien. Lassée d'attendre, je demandai :
-Y'a un tome deux à l'histoire de la pluie ou tu comptes t'arrêter là ?
Faisant fi de mon ton acerbe, il enchaîna :
-Et bah quand il pleut, les filles ne sont pas jupe ou en robe. C'est vachement moins agréable à regarder.
Je dévisageai à nouveau Ethan un instant avant de répondre :
-Ça fait un moment qu'on a un temps de merde... et donc ça fait un moment que nous sommes en jean ou en autre chose de plus chaud ou... enfin en mode hiver quoi.
-Alors de un, toi t'es toujours en mode hiver comme tu dis et de deux, merci, j'avais remarqué. C'est juste qu'aujourd'hui, c'est un peu la goutte d'eau quoi !
-La goutte d'eau ? Alors qu'il pleut... Tu le veux maintenant ton diplôme d'humoriste raté ou on va encore attendre un petit peu ?
Le professeur commença son cours et son ton soporifique n'aida pas les trois heures de sommeil de la nuit à me garder éveillée. Heureusement, mon ami était là pour ça.
-Remarque, les jeans, c'est pas mal aussi. C'est plus moulant, on voit mieux les...
-Ethan, l'interrompis-je, t'es un obsédé, tu le sais ça ? Ça tourne vraiment pas rond chez toi...
-Dixit celle qui regarde une fille tous les matins pendant un quart d'heure. Et après c'est moi l’obsessionnel.
Je plissai les yeux en un regard que je voulus assassin.
-Je te hais, sifflai-je avant de revenir à mes notes.
-Ça te coûterait quoi de l'avouer ? Juste là, entre nous ?
-La ferme !
-Allez !
-Ethan ! m'écriai-je un peu trop fort.
Le professeur interrompit son cours et toute la salle me regardait.
-Vous souhaitez intervenir, mademoiselle ? demanda-t-il de son habituel ton sarcastique.
-Non, couinai-je en plongeant dans mes notes.
Le cours reprit et du coin de l’œil je jetai un regard noir à Ethan.
Il ne m'embêta plus avec ça de toute la matinée. À midi je sortis du lycée sans même un signe à mes amis. J'avais besoin d'être seule. Je rabattis la capuche de mon sweat sur ma tête et cherchai mes écouteurs dans mon sac. Bordélique comme j'étais, je mis pas loin de cinq minutes à les trouver. Une fois ma musique sur les oreilles, je pris le chemin de la maison. Je reçus un message d'Ethan.
« Désolé pour ce matin. »
Je ne répondis pas et continuai de marcher. Le chemin était court. Je tournai dans ma rue et traversai la route. Je tins la porte de l'immeuble à une jeune femme qui me remercia vaguement avant de rattraper ses enfants rentrés avant elle.
Je pris les escaliers sans même vérifier si l'ascenseur fonctionnait. Je savais que non.
Arrivée chez moi, j'étais seule. Mes parents travaillaient loin de la ville. Ils partaient tôt le matin et revenaient tard le soir. Je n'avais pas trop l'occasion de les voir en semaine. Une part de moi se disaient que ce n'était peut-être pas si mal après tout. Non que je m'entendais mal avec eux, c'était juste que... ils ne comprendraient pas.
L'appétit me faussant compagnie depuis quelques temps, je ne mangeai pas.
Allongée sur mon lit, mon cerveau n'eut d'autre idée que de réfléchir à vitesse grand V. Moi qui voulais me reposer et rattraper un peu de ma nuit, c'était raté.
Alors forcément, il me ramena à la discussion de ce matin et invariablement, à elle.
J'avais essayé de le nier au début. Et sûrement que je le niais encore par moment. Pourtant ce que je ressentais était bien réel malgré ma persistance à l'étouffer. J'avais mis du temps à l'admettre et cela avait été dur de se l'avouer à soi-même alors en parler avec quelqu'un n'était pas au programme.
Cette fille me plaisait. Cette pensée m'affolait et me troublait. Mais j'aimais ce trouble. Pour une raison qui m'échappait rien ne me dérangeait dans ce que je ressentais.
Alors pourquoi avais-je autant de mal à en parler ? Pourquoi à chaque fois qu'on évoquait le sujet je me mettais sur la défensive ? Pourquoi je niais tout ? Arriverai-je un jour à briser mon silence ? Arriverai-je un jour à lui dire ?
-Mylène, je suis...
-Dans la merde ! On est dans la merde !
Les pneus de la Mercedes crièrent quand Mad prit le virage en dérapant. Il tomba un rapport et écrasa la pédale avant de jurer à nouveau.
-Tu devrais encore plus les faire crier, les pneus. Toute la ville n'a pas encore entendu.
-Husky, ta gueule !
Je ricanai tandis que Mad faillit renverser un ado sortit d'un cabinet médical. Le pauvre avait littéralement plongé dans le bâtiment. Il faisait nuit et on roulait feux éteints. Malgré ça, j'avais eut le temps de voir une once de peur dans ses yeux.
-Tu l'as presque eut.
-Bordel, au lieu de me balancer des remarques de merde, tu pourrais pas descendre les connards qui nous suivent ?
Je regardai le ciel à travers la fenêtre. L'overcraft nous poursuivait depuis bientôt dix minutes sans qu'on arrive à s'en débarrasser.
-J'ai qu'un flingue, Mad. Ça fait pas de moi un magicien...
-Pourquoi ils tirent pas, ces cons ?
-Parce qu'ils m'ont vu. Enfin plutôt parce qu'elle m'a vu.
-Hein ?
-Oui. Je te rappelle que je suis...
-...trop content qu'on aille chez mamie !
-Moi aussi.
Les deux gamins couraient sans se préoccuper de leur mère.
-Les enfants, revenez ici ! cria-t-elle.
Peine perdue, ils s'engouffrèrent dans l'immeuble et atteignirent l'appartement bien avant elle. La sonnette était trop haute pour eux et ce n'est qu'en sautant qu'ils réussirent à l'atteindre.
La porte s'ouvrit et les gamins s'engouffrèrent sans même un regard pour leur grand-mère tandis que la mère arrivait, essoufflée.
-Ils sont insupportables depuis ce matin, dit-elle. Je suis...
Je suis un homme qui s'est levé doucement un dimanche matin. 9H00, temps légèrement pluvieux. Un café dans la main, debout devant l'ordinateur maintenant allumé. Un regard à travers la fenêtre et j'ai une bonne vue sur la rue en contre-bas.
Bonne, oui, mais pas imprenable. Celle qui a la meilleure vue, c'est cette femme sur la terrasse. Une clinique ou un bureau, je n'ai jamais trop su. Tandis qu'elle fume sa cigarette et que je sirote mon café, nous regardons tous les deux la rue.
Ces gosses sont vraiment turbulents. Ils rentrent dans cette épicerie comme si le diable leur courait après. La femme qui les suit aurait pu être leur mère et je me demande si elle ne regrette pas son choix vestimentaire d'aujourd'hui. Jupe, chemisier, talon haut. C'est un peu léger pour un mois de décembre. Peut-être va-t-elle à un rendez-vous avec un homme...ou avec une femme. Rouge à lèvre et jolis ongles, je suppose. Le genre d'ongles qui vous griffent si jamais elle... bref, je m'égare.
Elle semble à peine remarquer l'étudiant qui entre en même temps qu'elle dans l'épicerie. Pour le coup, on peut oubliait le coup du rendez-vous. Sweat à capuche rabattue, sac sur le dos et certainement écouteurs. Quel jeune peut se passer de musique de nos jours ?
Eh bien cette voiture semble pressée. Oui madame, ce n'était pas le moment de traverser, les fous aussi ont un volant...
Café terminé. On dirait qu'elle m'attend. Je m'installe devant l'ordinateur et elle m'accueille gentiment. Cette page blanche pourrait définir à elle seule ce que je suis.
Je suis juste un gamin qui essaie de survivre.
Je suis amoureuse de toi.
Je suis un traître.
Je suis désolé.
Je suis à la fois tout ce que je veux, tout ce que j'invente et tout ce qui me plaît.
Je suis... mon imaginaire.
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