1ere rencontre
Reda est debout à sept heures. Lui qui d’habitude aime profiter de son samedi matin pour ronfler jusqu’à ce que le soleil soit insupportable s’est levé aux premières lueurs. Chef de sa petite entreprise depuis maintenant trois ans, c’est un homme droit dans ses bottes qu’il contemple dans le miroir. Fier du chemin parcouru. Rien ne le destinait à réussir, fils d’ouvrier avec pas un rond en poche… Il se souvient des nombreux rendez-vous armé de son pauvre CAP boulangerie, des banquiers qui lui riaient au nez... C’est finalement vers les financements participatifs qu’il s’est tourné pour monter son projet de boulangerie ambulante. Sa petite boîte emploie maintenant quatre salariés à temps plein, bientôt plus avec son plan d’expansion. Reda n’a jamais abandonné, jamais baissé les bras, a essuyé les refus, les moqueries avec un aplomb à toute épreuve. Depuis, il est coutumier des rencontres, il sait vendre et se vendre. Jamais aucune barrière, aucune entrave, aucun contre-temps n’a su miner sa confiance et son entrain. Toujours de front pour les batailles professionnelles, un moral en acier pour gérer son commerce. Et pourtant dans la vie privée, un rien le fait vaciller, il se fait des montagnes de pas grand-chose...
C’est la première fois qu’il va rencontrer Sacha, et cette idée lui tord les boyaux. Il a l’impression d’en savoir déjà long à son sujet, mais l'avoir enfin face à lui le rend aussi impatient qu’anxieux. Bien sûr il a déjà vu son visage en photo. La différence d’âge avec Camille ne lui avait pas fait peur un instant, mais celle qui le sépare de Sacha lui met la pression. Que va se créer son esprit en le voyant ? Cela fait des mois qu’il en entend parler, qu’il s’entend répéter que leurs personnalités ne pourront que matcher. Il paraît que Sacha est timide... Comment deux timides vont pouvoir se rapprocher ? Et… Tant de questions se bousculent qu'il en perd le fil.
Reda délaisse sa chambre et son reflet pour la cuisine. Il enclenche la cafetière, sort le pain tranché puis se ravise : il n’a pas faim, son ventre est noué. C’est comme une main qui enserrerait son estomac. Il prépare sa tasse, y dépose un sucre et roule sa première cigarette de la journée. La machine ronronne et pousse un soupir, c’est le signal pour un café prêt à être servi. De manière presque automatique, il verse le liquide brun et s’extirpe par la porte fenêtre menant sur le balcon. Le balcon donne sur une grande cour intérieure, c’est celle de sa propriétaire, une grande femme soigneuse et soignée avec un talent indubitable pour le jardinage, en témoignent les nombreuses plantes ravissant l'espace. Elle est là, la main gantée, arrachant les mauvaises herbes sur ses pavés. Il la salue d’un mouvement de la main, elle lui rend un sourire sincère. Une bonne bouffée d’air frais et un visage connu, voilà ce qu’il lui fallait pour se revigorer. Il laisse sa cigarette s'éteindre dans le cendrier, vide d’un trait son café et file vers la douche.
Il sait très bien que la température estivale et son déplacement en vélo pour aller au rendez-vous vont le faire transpirer d’ici là, mais une bonne douche lui fera le plus grand bien. Rapidement, il quitte ses vêtements qu’il entasse dans un coin de la salle de bain, enjambe la baignoire et laisse couler l’eau froide contre son torse qu’il trouve un peu trop poilu. Tant pis, Sacha ne s’attardera pas sur ce détail, et puis, il mettra un T-shirt assez fermé pour que rien ne soit dévoilé. D’un geste vigoureux il passe le gant de toilette sur tout son corps, avant de rincer et de sortir de la douche pour enfiler un peignoir. Une fois sec, il examine sa penderie. Comment s’habiller ? De prime abord, il penche pour ce bermuda bleu que Camille lui avait acheté, et cette chemisette moutarde : propre, élégant mais casual. Mais il n’est pas sûr de la combinaison de coloris… Quelle pression ! Il n’avait pas montré tant d’efforts quand il avait invitée la fameuse Camille au resto la première fois… Il resterait bien sur son classique pantalon beige et chemise noire, mais c’est d’une tristesse ! Finalement c’est un polo gris clair et le bermuda qu’il enfile non sans tergiversations avec lui-même.
A son cou pendouille un pikachu qu’il a depuis l’enfance, une espèce de relique pour ne pas oublier son âme de gamin. C’était une certaine Célia qui lui avait offert, son « amoureuse » de maternelle avec qui il a perdu contact au collège. Une splendide fille aux boucles d’or et la voix rieuse devenue la terreur de la cour de récré. Les liens entre eux se sont étiolés. Du bout des doigts, il caresse la figurine qui a perdu de ses couleurs – le jaune vif de la bestiole a viré au pastel – avant de le dissimuler dans son col. Puis il se lave les dents, pense à mettre du parfum avant de revenir sur cette idée..., le parfum par cette chaleur c’est s’assurer d’un mélange d’effluves peu ragoutant. Le voilà fin prêt. Il jette un regard sur son téléphone, 10 h 22 seulement…! Il lui faut partir à onze heures trente par là pour être à midi au snack où il a rendez-vous. Bon sang, encore une heure à attendre ! Pour bouffer le temps, il fume une clope, puis deux, accompagnées de son café rituel. Le mélange lui dévore le ventre et lui provoque des tremblements. Sa dernière gorgée va même jusqu’à lui tirer une désagréable envie de vomir. Café, clope, stress, un cocktail peu recommandable.
Lorsqu'enfin sonne l’heure du départ, Reda réalise qu’il ne peut pas arriver avec une haleine de cendrier. Voilà qu’il va réussir à se mettre en retard ! Il retourne se laver les dents, les minutes qui semblaient s’écouler à la vitesse d’un escargot anormalement lent se mettent soudain à fuser vitesse grand V. Il marmonne, gesticule, se tache, et change finalement de haut. Il saisit un t-shirt rapidement, l’enfile sans même regarder son apparence générale et descend les escaliers quatre à quatre. Clac-clac, il positionne son casque et enfourche son vieux vélo déglingué – il pourrait s’acheter mieux maintenant, il a les moyens, mais il aime sa vieille bicyclette de ses années étudiantes. L’air envahit ses poumons, pédaler lui aère les idées, fait redescendre son angoisse. Les rues, il les connait par cœur, avec agilité il évite les pavés glissants, les rainures de trames, les bosses… Il hésite une seconde devant une petite boutique – histoire de ne pas arriver les mains vides. Achète une babiole pour la forme. Quand il arrive enfin au « Kiosque », il attache son vélo aux barrières puis s’approche lentement. Il glisse un bras tendre autour de la taille de Camille avant de s'abaisser :
« Salut Sacha, je m’appelle Reda, ta maman m’a beaucoup parlé de toi, tu veux qu’on se serre la main ? »
L'enfant lui dévoile un sourire timide avant de lui tendre une petite main à la poigne flasque dont Reda n’a pas l’habitude.
« Z’aime bien ton collier, c’est Pikachu, et moi c’est Sacha, c’est rigolo ! »
Reda n’avait pas fait le rapprochement, cette remarque lui tire un rire franc. Camille regarde, attendrie, les deux hommes de sa vie s’échanger leurs premiers mots.
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