Le Don
Depuis des années, Line tente de faire le tri. Dans sa vie, dans ses affaires... Celles qui traînent au fond des placards, pleines de poussières de souvenirs. Petit à petit, elle se décharge, miette par miette, donne, recycle..., allège son cœur en vidant le superflu. Elle épure l’espace. Ce n’est pas une évidence pour elle, c’est même un vrai combat. De ses parents elle a hérité du besoin compulsif, voire maladif de garder tout ou presque – au cas où – et de prêter aux objets le pouvoir surnaturel de contenir la mémoire. Dans les textures, les odeurs, les couleurs, et même dans les sons, résident encore un peu des instants qui se prolongent dans la matière, comme une inscription sur un parchemin qui s'effacerait avec le temps mais dont il resterait toujours une empreinte. S’en séparer lui inspire un souffle nauséabond d’autodafé, comme toute une part d’histoire, la sienne, réduite à néant. Et pourtant. Pourtant elle sent bien l’effet néfaste de cette charge, ce poids du matériel qui n’a de sens que sa présence et qui l’ancre à un passé révolu.
C’est cette robe qui reste empaquetée proprement. Portée au mariage de son cousin, elle garde tous les éclats de rire partagés avec cette famille retrouvée entre parenthèses, les liens de l’enfance ressuscités le temps d’un week-end. Plusieurs fois elle a tenté de la donner sans pouvoir s’y résoudre. Alors elle reste là, immobile et presque oubliée. Ce sont tous ces bibelots, vestiges de ses périodes de « collectionneuse ». Ce sont ces boîtes-à-tout, et ces boîtes-à-riens, cette vaisselle cassée qu’elle a prévu un jour d’utiliser pour la décoration du jardin… Tous ces livres lus, qu’elle n’a aucunement l’intention de rouvrir un jour. Sur les étagères, des millions de mots, des milliers de phrases, des dizaines d’auteurs qui lui ont transmis l’amour de la langue, le plaisir de la formule et des émotions à ne plus savoir qu’en faire. Lorsqu’elle effleure des yeux les rayonnages de sa bibliothèque, c’est une joie égoïste qui la transporte, celle d’avoir. Elle sent en elle la satisfaction de la possession, celle là-même qu’elle ne comprend pas, tellement loin de ses valeurs. Pourquoi ? Pourquoi remiser tout ça comme un chien enterre son os ? La sensation qu’un jour elle aura besoin de creuser le trou pour raviver la joie d’un ailleurs passé ? Alors même qu’elle n’éprouve aucune difficulté à donner à ses proches, ou même aux inconnus, de la main à la main, pour le plaisir. Elle aime, non, elle a besoin, de savoir que ces objets, renfermant tant de valeur symbolique, sont désirés par leur nouveau propriétaire, elle a besoin de lire sur leur visage la satisfaction de tenir en mains l’objet de leur convoitise.
Oui mais aujourd’hui plus que jamais, elle désire couper ses liens et laisser d’autres chiens profiter de ses os, n'importe quel chien, errant, bâtard, pure race, qu'importe tant qu’ils en sont heureux. Plus vite qu’au compte-goutte, il lui est nécessaire de faire le vide et de donner du sens à ce qu’elle détient. Il est grand temps de se détacher de ses cordons, parce que bientôt c’est tout un autre qu'elle devra couper. Cela fait plusieurs jours qu’elle écume internet à la recherche de la solution. Rien ne semble être vraiment en adéquation avec son problème. Et surtout, à tout bout de champ elle lit « jeter ». Et le terme « jeter » lui fiche des frissons partout et attise ses nausées. Jeter. C’est comme un gros mot, comme un crachat dédaigneux à ses oreilles. Elle s’est donc rapprochée d’une association qui récolte et partage des biens pour diverses causes. Tout de suite, elle a compris que c’était ça : donner à ceux qui ont besoin et qui vivent le manque. Une vraie raison de poursuivre ses efforts. Plus seulement pour elle, mais pour l'autre.
Alors, dans le grand salon s’entassent des cartons vides – des cartons à bananes de Martinique, quémandés au supermarché du coin. Elle a commencé par les vêtements, ses armoires débordant de ses années d’acheteuse compulsive, de fringues d’adolescentes, d’excentricités qu’il lui faisait du bien d’avoir dans sa garde-robe. D’un côté la pile « à donner – hiver », « à donner – été », d’un autre les « à garder – hiver » « à garder – été » et « à voir ». Elle a tout entassé au centre de la pièce. Le textile, c’est son élément, et au milieu des satins, des cotonnades, des pannes de velours et autres toiles, elle se sent à l'aise. Elle a cette sensation de se retrouver comme un fœtus dans un cocon aux mille couleurs. Accroupie, elle saisit, contemple, et remise dans le bon carton. Objectif : ne garder que trois cartons en tout et pour tout. Quatre – les manteaux ça prend de la place... De temps à autre, elle envoie sur le canapé des pièces à réparer. Donner n’est pas pour elle une simple manière de se débarrasser, c’est aussi la façon qu’elle a trouvée pour laisser vivre encore un peu ce passé. Elle se plaît à imaginer comment d’autres jeunes femmes, ou peut-être même jeunes hommes, prendront possession à leur tour de ses vêtements. Les porteront autrement pour leur offrir un second souffle. Elle se demande aussi ce qu’ils s'imagineront d'elle, les questions qu’ils se poseront – s’ils s’en posent un jour, sur son passé, ses origines…
Après deux heures de tri, le cœur un peu sec, Line se lève difficilement du sol. Son dos craque, ses jambes gonflées lui paraissent un poids supplémentaire, comme un cri du corps. Sans écouter sa complainte, elle emporte le linge à réparer. Avec soin, elle organise la couture : surjet, couture plate, élastique, couleur de fil…, afin d’optimiser ses travaux. Ça faisait longtemps qu’elle n’avait pas mis les pieds dans son petit atelier. Dans cet espace réduit, les rubans, les brandebourgs, les boutons, les chutes de tissus ne cèdent pas un centimètre carré à la couleur des murs. Après avoir branché le fer à repasser et allumé la petite lampe sur le plan de travail, elle se lance dans la réfection. Armée de son découseur, calmement, d’un geste chirurgical, elle retire les fils qui retiennent l’élastique détendu d’une petite jupe trapèze aux motifs floraux. Trois rangées de piqûres encore. Ses grandes lunettes sur le bord du nez, Line fait preuve d’une concentration extrême. On lui a appris à être soigneuse, surtout des affaires d’autrui, et cette jupe n’est déjà plus à elle, en quelque sorte.
L’élastique décousu, Line se relève, prenant appui sur le dossier, repoussant un vertige, puis se dirige vers la table à repasser pour redonner une forme praticable au tissu. La vapeur du fer lui embue les verres, lui obstruant pour quelques secondes la vue, n’empêchant pas son mouvement professionnel d’aplatir l’étoffe. Elle retourne ensuite, jupe en main, s'asseoir derrière la machine. Elle éprouve un mal fou à se positionner confortablement : son dos la fait souffrir et elle ne parvient pas à s’approcher suffisamment du plateau. Courbée sur son travail, le nouvel élastique disposé sur le tissu et retenu sous le pied de biche, elle lance enfin son ouvrage. Après quelques centimètres de piqûres, une vague d’émotions contradictoires l’assaille. Son élan de générosité se voit terni par ses inquiétudes. Et si ces vêtements, qu’elle prend le temps de soigner, de rendre présentables, de préparer pour quelqu’un d’autre soudain, lui manquaient ? Juste après les avoir déposés à l’association ? Ou même dans quelques années ? Si elle regrettait sa décision ? Si elle éprouvait un jour le besoin de la retrouver ? Et si elle ne pouvait plus jamais avoir de jupe ? Ou pire : si la personne qui l’accueillait ne l’appréciait pas à sa juste valeur ? Si elle n’en prenait pas soin ? Lui faisait du mal ou la délaissait ?
Line sent dans sa gorge monter un torrent de larmes irrépressible. D’un geste tendre, elle caresse son ventre, étirant le jersey de sa robe à le faire éclater. Elle sait que c’est mieux comme ça, qu’elle n’est pas capable de lui donner la place qu’elle mérite ; elle sait qu’il est préférable d’au moins lui accorder l’opportunité d’être aimée, elle qui s'en sens incapable, qui n’est pas prête à assumer cette responsabilité seule, mais qui prend soin. Qui prend soin pour un autre, un inconnu sans visage. Line est convaincue de sa décision. Pourtant pas encore tout à fait sereine à l’idée de confier, aveuglément, ces neuf mois de création.
* je garde un problème sur ma dernière phrase...*
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