Le nid

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 Dans le petit chalet de bois, le calme est pesant, insupportable. Julien fait les cents pas : des trente petits mètres carrés de plancher, il connaît dorénavant le son de chaque lame, les silencieuses, les grincheuses, les pleureuses… Ses dents ont déjà commencé à ronger l’intérieur de ses joues – vieux tic qui perdure. Il jette un œil furtif à travers la fenêtre toutes les deux minutes, son attention au monde extérieur est surmenée. Laurie devrait bientôt être là. Et il en crève de l’attendre encore. Plus sa présence approche, plus l’impatience s’élève, le submerge. Avec Laurie, le monde s’efface, le temps prend la forme de ses courbes, sa ligne droite et stricte valse en ondes cotonneuses.

 Il l’a connue il y a longtemps. À l’école primaire, il perdait volontiers aux billes contre elle : ça l’emplissait de joie de voir son sourire s’étirer quand elle lui chipait ses pépites et ses patriotes multicolores. Adolescents, ils s’échangeaient quelques baisers, quelques caresses à la dérobée entre deux couloirs déserts. Il revoit encore sa mine déterminée avant sa première montée sur les planches – elle jouait dans le club du lycée, des saynètes de Ribes –, le rouge à ses joues une fois sur scène, sa diction parfaite et les presque larmes qui jaillissaient de ses yeux. Elle était belle. Il était fou d’elle.

 Et puis elle est partie, poursuivre ses rêves, poursuivre sa vie, sans lui. Ils s’étaient promis le silence pour ne pas attiser la peine, lui, avait gardé de ses lèvres un goût de miel. Durant des années, il avait espéré en vain qu’elle revienne.


 Elle presse le pied encore davantage sur l’accélérateur de sa voiture de location. Son téléphone sur le siège passager lui jette des regards inquisiteurs. Elle l’éteint, puis sort une cigarette qu’elle allume nerveusement. Elle a hâte. De retrouver ses bras, la fraîcheur de ses mots. Avec lui, les soucis de la vie s’enfuient, il n’existe plus rien qu’eux deux.

 Elle avait maudit la vie pour ce coup-bas. Après tant d’années, comment tout pouvait remonter à la surface ? Les sentiments enfouis, ces nuits de larmes, ces années gâchées par la peur. Tant de fois elle s'était rêvée lui dire « rejoins-moi ». Sans rien n’en faire que de la poussière d’espoirs. Et chaque jour, le temps qui s’écoulait rendait le pas plus dur. Il fallait tourner la page.


 Ils s’étaient retrouvés au détour du hasard. Un coin de rue parisien et à peine un regard douloureux. Un café dans un bar et quelques rires vagues et gênés. Un train bondé pour Annecy, les peaux qui se frôlent, les sentiments qui s’exhument. Si différentes, leurs existences vouées à se croiser sans jamais se réunir s’électrisaient. Quelques mots, quelques souvenirs partagés et le feu sous les cendres se bombait de chaleur suffocante.

 La distance qui s’était installée leur paraissait insoutenable, pourtant infranchissable. Ils rompirent leur promesse. Ils l’échangèrent contre une parenthèse à leur destin. Une parenthèse annuelle, une semaine pour s’aimer, et toute l’année rien, ne pas chercher plus loin. Profiter.


 Les graviers s’écrasent, le cœur de Julien saute un battement. Elle est là. L’hiver tapisse l’allée dans laquelle elle avance, il l’observe à travers la vitre, elle l’aperçoit, presse le pas, sourit. La porte grince quand elle la pousse. Julien l’embrasse, leurs corps tremblent, leurs désirs s’enflamment. Le temps presse.

 Les silences qui les lient sont aussi criants que toutes les déclarations imaginables. Entre eux aucun « je t’aime », jamais, ce n’est pas utile. Dans ce nid de bois, l’extérieur se noie. Ils font l’amour, partagent leurs craintes. Ils se nourrissent de bonbons et d'attention, se perdent dans des lectures, rejouent leur adolescence, refont le monde et rient. Rient tellement. Parfois, comme des éclairs, des questions traversent leurs esprits, des projections d’avenir, des « et si » acérés. Ils les repoussent. La réalité ne doit franchir l'entrée.

 Dans le lit, leurs corps s’enlisent, le sommeil s’enfuit, le compte à rebours a commencé, chaque seconde se boit à s’enivrer l’un de l’autre. Une semaine, c’est court et long à la fois. Assez long pour s’apprendre, pour rire, pour se passionner. Une semaine c’est assez long pour oublier qui l’on est. Mais c’est court, si court. Court à vouloir tuer les aiguilles meurtrières, trop court pour se lasser d’un visage, pour s’enlacer suffisamment, trop court pour épuiser l’odeur de leurs corps-à-corps. Trop court pour en avoir assez.

 À peine leurs baisers effleurés qu’il faut se quitter. Ils se sont juré.  

 C’est toujours elle, la première à s’en aller, à reprendre sur le palier la réalité murée dans le silence. Elle passe quelques minutes, seule dans la froideur – un sas de décompression pour éviter la violence du retour. Elle s’interdit les larmes qui lui dévorent les paupières. Lorsqu’elle remonte dans sa voiture, elle n’allume pas son téléphone, resté sur la banquette, pas encore. Rouler lui permet de revenir peu à peu à son existence. Les prairies s’éloignent, Julien se brouille, les petits hameaux qui se profilent lui rappelle sa maison.

 Dans quelques heures, Laurie reprendra sa place auprès de ses hommes et, Julien, retrouvera son épouse et leur maison. 

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