Première partie, chapitre 1
Nadim est assis sur le rebord de la fenêtre, le dos appuyé contre le dormant.
Adolescent de quinze ans, blasé par les études et les muscles déjà endurcis par de longues heures de travail dans les champs, il goûte à une apparente quiétude.
Sa jambe droite est repliée. L’intérieur est plongé dans l’obscurité, que seules les images d’un vieux poste de télévision viennent perturber. Toute la famille est absorbée.
Sa jambe gauche pend côté rue, où l’atmosphère est encore plus sombre.
La fraîcheur de la nuit tarde à entrer, mais Nadim sait que bientôt quelqu’un lui demandera de fermer.
En ce vingt-quatre février deux-mille-onze, les informations, diffusées de Jordanie, et que beaucoup de Syriens regardent avec l’espoir d’un semblant de vérité non déformée par le régime El-Assad, font étalage de nombreuses scènes de manifestations et de liesse au Caire, à Tripoli et à Tunis.
Nadim vit depuis sa naissance à Deraa, ville séparée de la frontière par une poignée de kilomètres. D’ailleurs, Israël n’est pas beaucoup plus loin vers l’ouest, où elle occupe le Golan. Damas, la capitale, se trouve à plus d’une heure d’autoroute en direction du Nord.
Bien sûr, ces images provoquent chez lui un pincement au cœur. Il ne peut réprimer un soupir. Les habitants du foyer, le visage décoloré, ébahis et pleins d’espoirs, retiennent leur souffle.
Lorsqu’il entend le bruit d’une cavalcade sur les pavés, Nadim tourne la tête. Il reconnaît l’un des garçons de son école, un jeune de dix ans, facilement identifiable par sa démarche de canard qui lui vaut régulièrement des moqueries et un surnom dont il est malgré tout devenu fier.
Curieux de savoir où son camarade peut se rendre si prestement, l’adolescent saute avec agilité le mètre cinquante qui le sépare du sol, et entame une course qui fait voler la capuche de son sweat gris à chaque enjambée. Ses baskets trop justes et sans lacets restent pourtant bien en place.
Après un virage, il distingue Donald prendre le chemin de la planque que les enfants du quartier affectionnent. Le petit carré de verdure jonché de détritus, coincé entre deux habitations, est protégé des regards indiscrets par une palissade en mauvais état.
Il entre rapidement à son tour pour ne pas être vu d’un vieux pick-up bruyant qui promène ses phares sur les murs au rythme des secousses provoquées par la chaussée inégale.
Une bonne quinzaine d’adolescents sont installés sur divers sièges improvisés autour d’une minuscule lampe à dynamo.
— Salam !
Seuls ceux qu’il connaît lui répondent :
— Hey, Nadim !
— Ça va ?
— Tu devais pas rester chez tes parents, ce soir ?
— Ouais, mais la télé me gonfle. Y en a déjà assez qui bavent devant. Vous glandez ?
— Jad a piqué une bombe de peinture blanche au boulot de son frangin. On se demande quoi faire avec.
— Tu vas finir par te faire choper, à force !
— Mais non, t’inquiète, je les enfume comme je veux, là-bas.
Nadim s’immobilise. L’idée du siècle vient d’illuminer son esprit. Une trouvaille digne d’un adulte. Il clame à la cantonade :
— Et si on taguait un message de menace contre ce connard d’El-Assad ?
— Qu’est-ce tu veux lui dire ?
— On pourrait lui montrer qu’on est tous prêts à le foutre dehors, comme c’est arrivé à Moubarak ou Ben Ali !
— Eh ! C’est pas mal. Mais reste à savoir où on pourrait écrire ça. La mairie ?
Encore une fois, Nadim se révèle le plus intelligent de la bande :
— Non, la façade est blanche, ça n’ira pas. Y nous faut un truc sombre comme un tableau… Pourquoi pas l’école ? Sur le mur gris, ça ressortira bien !
— Tu veux rentrer dans la cour ?
— Dans la rue, plutôt.
Quelqu’un propose les piliers du pont de l’autoroute, trop loin. De fait, l’unanimité est accordée à Nadim, qui prend la tête du commando.
L’obscurité du centre-ville joue en leur faveur. Un tel acte pourrait valoir aux plus âgés d’entre eux des remontrances sévères de la part de leurs parents, d’abord, mais surtout de la police. Rien ne peut effrayer des esprits comme les leurs, rebelles et avides d’expériences procurant adrénaline et honneur.
Ils se faufilent très vite jusqu’à l’établissement regroupant derrière la façade toutes les classes du quartier. La ville, dont la principale ressource est l’agriculture, ne dispose pas de grandes richesses et n’a installé de lampadaires que dans les endroits les plus en vue. Même si la quasi-totalité de la population est, ou a été scolarisée, les autorités ne mettent pas beaucoup de vigueur pour sécuriser les alentours.
Jad fait preuve d’une effervescence toute relative en dessinant consciencieusement les lettres que Nadim lui dicte, tandis que d’autres jouent les vigies, on ne sait jamais.
Quand ils ont terminé, Donald arrache la bombe des mains de son propriétaire, tandis que tous les autres prennent la poudre d’escampette.
— Rends-moi ça ! Qu’est-ce tu veux faire ?
Il agite le contenant métallique avant d’ajouter son nom en bas du message.
— Putain, t’es vraiment barge, toi ! Maintenant, on va savoir qui c’est !
— Justement, j’assume, moi ! Je ne suis pas un lâche !
— Mais je n’ai pas envie d’être mêlé à tes problèmes, moi !
— Ne fais pas dans ton froc.
— Ouais, en fait, t’as raison. T’es pas lâche, t’es juste débile !
Il est trop tard, dorénavant. Mieux vaut rentrer chez soi avant de se faire voir.
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