CHAPITRE 5.1 * VICTORIA
RENDEZ-VOUS AVEC LE DESTIN
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V.R.S.de.SC
♪♫ WITH OR WITHOUT YOU - U2 ♪♫
— “C’est pour toi, Vic !”
Sofiane dégage de la place sur la table basse et dépose une bouteille de whisky dessus : c’est une Kilchoman, une marque de whisky de luxe qui vaut dans les 200 balles. J’arque un sourcil intrigué vers lui.
— “C’est de la part de Mati ?”, m'enquis-je.
Je suis perplexe. Mati sait que je ne suis pas une grande amatrice d’alcool. Une bouteille aussi chère, c’est surprenant. Il est généreux, mais ça ne lui ressemble pas. Habituellement, il réserve ce genre de geste aux clients importants ou aux occasions exceptionnelles.
Sofiane hausse les épaules, l’air navré :
— “Baptiste m’a dit que c’est de la part d’un type assis dans une des alcôves”, m’explique-t-il. “Il y a une carte avec”, ajoute-t-il en l’attrapant sur son plateau.
Je la prends et la lis avec précaution. Les mots “Lochranach” et “Aussi mémorable que moi” me frappent de plein fouet. Mon cœur rate un battement. Oh mon Dieu ! Je connais cette marque. Je crois que je sais aussi qui me l'a envoyé !
Je me tourne vers Sofiane, qui est en train de ramasser des verres vides pour les amener en plonge. Avant qu'il ne redescende les escaliers, je l’attrape par le bras, une lueur d'urgence dans les yeux.
— “Sofiane, attends une seconde !” dis-je précipitamment. “Il est où le gars qui m’a envoyé la carte ? Et la bouteille ?
Sofiane me dévisage avec une expression de surprise mêlée d’interrogation.
— “J’en sais rien. Tu veux que j’aille demander à Baptiste ?”.
Je lâche son bras, lui offrant un sourire absent, mon regard se perd dans la contemplation de la carte. Le message est clair et il résonne en moi comme un écho inattendu.
— “Non pas la peine”, je lui réponds distraitement.
Je suis déjà en train de traverser la loge pour atteindre les escaliers, comme attirer par un aimant. Mon cœur bat la chamade et mes mains tremblent légèrement alors que je tiens la carte, une vague de panique et d’anticipation me submerge. Tout semble s’accélérer autour de moi. Je dévale les marches, mes jambes me portant plus vite que ma conscience ne le peut. En bas, la foule continue de danser, mais mon attention est fixée sur les alcôves sombres. Tout à coup, je stoppe net.
Un froid glacial s’empare de moi, me faisant hésiter. Mon souffle se coupe alors que je réalise ce que je suis en train de faire. Mon esprit se rebelle contre cette impulsion. Mais qu’est-ce qui me prend ? Ma vie est un foutoir, et moi, je me précipite dans la gueule du loup ! Bon sang, rien qu’à l’idée que James soit dans le club, je me mets à courir comme une abeille attirée par du miel !
Je prends une profonde inspiration, essayant de calmer le tumulte dans ma tête. Je tente désespérément de regagner un semblant de contrôle. Cette soirée devait être une évasion, pas une confrontation avec le passé. Pourtant, l’envie de savoir qui est derrière ce geste reste puissante. Ça ne peut être que lui. Mais en même temps, ça ne se peut pas. Je me rappelle la dernière fois que je l’ai vu, la dernière fois que je l’ai tenu dans mes bras. Le souvenir de son étreinte me serre encore le cœur. J’avale un soupir — non un sanglot. La déchirure dans ma poitrine, laissée par ses mots et son absence, est toujours vive.
Lentement, très lentement, je rebrousse chemin en remontant les escaliers vers la loge. Je me dirige directement vers la table pour me servir un verre de la précieuse bouteille. Le liquide doré se déverse progressivement sur les cubes de glaces, les entoure, les enrobe. Je les observe un moment, tandis qu’un flot d’émotions incontrôlables m’assaillent. Puis, dans un petit rire nerveux, je lève mon verre en direction de mes amis, tentant de cacher mon agitation derrière un sourire. Mais ça ne suffit pas. Justine, qui m’observe, comprend tout de suite que quelque chose cloche et se lève précipitamment pour venir me parler.
— “Qu’est-ce qui se passe ?” me dit-elle en passant ses bras sur mes épaules.
En guise de réponse, je lui tends la carte, incapable de trouver les mots. Elle prend connaissance de son contenu et lève immédiatement son visage vers moi, l’air alarmé.
— “Tu crois que c’est James ?
— “J’en sais rien”, j’articule, la gorge serrée.
— “Merde”, est tout ce qu’elle me répond alors.
Depuis le lycée, Justine et moi, on se raconte tout. Elle m’a confié ses incertitudes par rapport à son couple, son besoin de plaire malgré l’amour sincère qu’elle porte à son copain, et même confessé ses moments de faiblesse qui ont failli mettre fin à leur relation. De mon côté, je lui parle ouvertement de toutes mes relations, des plus éphémères aux plus sérieuses. Elle est restée l’une de mes plus proches confidentes. Je partage mes joies, mes fantasmes, mes désillusions et mes craintes. Elle sait ce que j’ai vécu avec James, presque dans les moindres détails.
Je me laisse retomber sur un des fauteuils vides. Je bois. L’alcool brûle légèrement en glissant dans ma gorge, une chaleur réconfortante, mais passagère. Je sais que je vais devoir puiser dans mes réserves de courage pour affronter ce qui se profile.
— “Si c’est lui, qu’est-ce que tu comptes faire ?” me demande-t-elle en prenant place à côté de moi.
Bonne question.
— “J’ai besoin de réponses”, dis-je finalement en croisant le regard de Justine.
— “Très bien. Alors trouve-le et parle-lui”, me conseille-t-elle doucement.
Je sais qu’elle a raison. Mais l’idée de confronter James ce soir me terrifie. Une vague de nervosité me parcourt à l’idée de faire face à cet homme qui a marqué ma vie de manière si profonde. Je n’ai ni les idées claires, ni la force de gérer le tsunami émotionnel qui risque de me submerger si James est effectivement là. Mais j’en ai besoin. Je puise donc en moi l’énergie de la détermination pour aller me poster à la rambarde qui surplombe le club. Et je scrute tous les visages, cherchant désespérément une silhouette familière.
Fait chier à la fin ! James si tu es là, porte tes couilles et montre-toi !
Combien de temps, je vais pouvoir supporter cette tension, cette anticipation qui me déchire. L’envie de le voir, de le mettre face aux conséquences de son acte, de comprendre pourquoi il a choisi ce moment pour réapparaître est si forte qu’elle en devient presque insupportable. Je me demande si je ne suis pas en train de me faire des films. La peur de me tromper et de découvrir que ce n’est pas lui me ronge, me laissant dans un état d’incertitude palpitante. J’essaie de me convaincre que ce n’est peut-être qu’une fausse alerte, que je me suis laissé emporter par l’émotion. Peut-être que James n’est pas là.
Je relis la carte prudemment : “Lochranach”. Je secoue la tête doucement. Aucun doute, c’est lui ! C’est sa marque de whisky !
Je prends une autre gorgée, essayant de me calmer. L’alcool commence à adoucir les contours de mon anxiété. La soirée, qui devait être une simple échappatoire, devient un champ de bataille intérieur. La sueur perle sur ma nuque, suis-je vraiment prête à affronter ce qui vient ? En ai-je réellement envie ? D’un geste déterminé, je m’attache les cheveux en un chignon lâche. Ma nuque maintenant dégagée, je me sens un peu plus libre, comme si ce geste symbolique me permettait de respirer et de préparer mon esprit à la confrontation imminente. L’angoisse se mêle à une résolution nouvelle, et je me redresse, fière et digne. Je ne laisserai pas James gâcher ma soirée d'anniversaire. Je ne laisserai pas James saper mon humeur. Ce soir, je prends le pouvoir sur mon propre bonheur, et ce n'est certainement pas lui qui m'en privera.
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