CHAPITRE 6.1 * VICTORIA

7 minutes de lecture

ROOFTOP

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V.R.S.de.SC

♪♫ OCEAN (WHERE FEET MAY FAIL) - HILLSONG UNITED ♪♫

— “Ça va pas ?” demande Mati, l'air inquiet.

Putain ! Non. Je secoue la tête, les larmes brûlant encore mes yeux. Mati m’a interceptée en bas des escaliers, me saisissant par le bras avec une urgence visible. Peut-être a-t-il vu la scène. Peut-être a-t-il observé la douleur sur mes traits. Il me fixe maintenant, l’air désorienté, les sourcils froncés et les lèvres serrées.

— “C’est quoi le problème ?”, insiste-t-il perplexe.

— “James...”, réponds-je dans un souffle, tant l’émotion m’étreint.

Je jette un regard en arrière, cherchant une dernière fois son visage. Il me fixe toujours, immobile, son expression est indéchiffrable. Je perçois un mouvement subtil au niveau de sa mâchoire, comme s'il tentait de maîtriser quelque chose. Sa sœur est à ses côtés, je ne l’avais pas remarquée auparavant. Je remarque qu’elle me sourit faiblement. Ça n’a plus d’importance.

Mati me relâche et se détourne, me laissant la voie libre. Je gravis les marches au pas de course, accélérant à mesure que mes pensées se bousculent. Il faut que je sorte d’ici, que j’aille prendre l’air. Le rooftop sera parfait.

En atteignant le toit-terrasse, je me précipite vers la balustrade et inspire profondément. Mes jambes, encore tremblantes, commencent à retrouver leur stabilité. Le vent caresse mon visage, apaisant légèrement le tourbillon dans ma tête. Je sèche une larme récalcitrante du revers de ma main et renifle, essayant de chasser l’agitation qui m’envahit.

Je me penche pour défaire la boucle de mes talons, ressentant un soulagement immédiat lorsque mes pieds retrouvent un peu de liberté, même si, merde, le sol est glacé. L'air frais est un contraste bienvenu après la chaleur étouffante du club. J'ai besoin de me reconnecter à la réalité, de faire face à la souffrance physique pour éclipser celle, plus profonde, qui tambourine dans ma poitrine. Les douleurs lancinantes que j’ai ignorées jusque-là se manifestent enfin. Je pose mes chaussures sur le tonneau qui sert de table juste à côté et je soupire en bougeant mes orteils engourdis.

Je serre les rebords en métal et m’y cramponne fermement. Les lumières de la ville qui s’étendent devant moi. Le ciel est un voile sombre, les nuages sont prêts à rugir. Il a cessé de pleuvoir, mais ça ne va pas durer. Ici, à Toulouse, la pluie est une seconde nature. Il fait souvent gris — pas que ça me dérange, je m’y suis habituée. Ce que je regrette vraiment, c’est d’être si loin de la mer. J’adore la mer, je demandais toujours à mon père de m’y emmener en toute saison.

Pour moi, la mer, ce n’est pas juste la plage, le sable, les coquillages et les cocotiers. Pour moi, c’est un appel vers la liberté, un espace vaste et insondable, un refuge aussi bien qu’un danger. J’adore me balader le long du rivage, surtout l’hiver. L’air frais et iodé me revigore et me donne du baume au coeur. La vision des vagues m’apaise, aussi bien celles qui viennent lécher le sable paresseusement, que celles qui se fracassent sur les rochers dans une brutalité majestueuse. L’eau est un murmure qui anesthésie mes sens. L’horizon me donne envie de voyager, de m’évader et nourrit mes rêves d’aventures et de découvertes. Être près de la mer me plonge dans un état de pure léthargie.

La mer est le reflet exact de mon monde intérieur, une vaste étendue qui incarne toutes les nuances de mon âme. Elle est la toile de fond de mes émotions, où chaque onde et chaque reflet racontent une partie de mon histoire. Miroir impitoyable de mes sentiments les plus profonds, elle me fascine par sa dualité : une danse entre calme et tempête, sérénité et puissance, transparence et mystère, proximité et distance.

Quand je suis en paix, heureuse, la mer se déploie devant moi comme un lac de verre, paisible et serein. Chaque remous est une caresse douce, chaque éclat du soleil, une promesse de tranquillité. Ce calme me permet de flotter sans effort et je me sens en sécurité, bercée par une lumière dorée qui enveloppe tout autour de moi.

Quand la colère gronde, ma mer intérieure se transforme en un océan tumultueux, déchaîné, révolté. Elle devient le théâtre de tempêtes puissantes. Les vagues rugissent comme des bêtes sauvages, leur force implacable balaie tout sur son passage. Le paysage est chaotique et dévastateur. Chaque éclair de fureur est un coup de tonnerre et chaque bourrasque une expression de rage brute.

Quand je suis triste ou mélancolique, la mer s’assombrit jusqu’à devenir insondable. Je sais que si je m’y aventure, les flots, lourds et silencieux, m’entraîneront vers des abysses dangereux et fourbes, où la lumière ne parvient plus à percer.

À présent, si je projette ma mer devant moi, elle est le retentissement impétueux de toutes les émotions qui s’entrechoquent dans mon esprit. Elle est faite d’ambivalences, où le calme et la tempête se côtoient en une danse antinomique. La surface scintille d’illusions dorées, mais sous ces éclats, les vagues noires sont agitées et se heurtent, tantôt douces et caressantes, tantôt violentes et tempétueuses, créant une harmonie désordonnée. C’est un tableau vivant, un paradoxe mouvant qui me renvoie à mes propres contradictions. Dans ma situation, comment pourrait-il en être autrement…

Je me force à me détendre en inspirant profondément et en expirant lentement, de manière régulière et mesurée. Je ferme les yeux et je focalise mon attention sur ma respiration, cherchant à apaiser les battements précipités de mon cœur et à calmer ma mer intérieure. Je laisse les bruits environnants se fondre autour de moi et je fais refluer les images d’une mer effervescente et chaotique pour les remplacer par des vagues douces et cristallines. L’orage s’éloigne, les nuages noirs se dispersent peu à peu, mais une pluie légère persiste, tombant en un clapotis lénifiant, comme une promesse de renouveau.

Tout comme j’aime la mer, j’aime aussi la pluie. Depuis petite, par temps d’orage, j’ai pris l’habitude de m’asseoir dans un coin, dehors ou derrière ma fenêtre, et j’observe le spectacle hypnotique des éclairs déchirant le ciel, du vent secouant les arbres, des gouttes qui battent en cadence sur le sol ou serpentent lentement sur les vitres.

Soudain, comme si je l’avais secrètement invoquée, la pluie commence à tomber autour de moi. La fraîcheur du ciel vient effacer petit à petit les derniers vestiges de mes tourments tandis que je m'imprègne du calme qu'elle distille en moi. Alors, je me laisse envahir par cette pluie apaisante en fermant les yeux un instant. Je sens les premières gouttes qui perlent sur ma peau dénudée, refroidissant lentement mes émotions. J’entends celles qui s’écrasent contre le métal et la pierre et chaque impact résonne entre espoir et désespoir. Le toit-terrasse s'enveloppe d’une douceur réparatrice, contrastant avec l’intensité de ce que je viens de vivre. Quand enfin je rouvre les yeux et voit chaque goutte disparaissant en petites éclaboussures, je me sens plus légère, comme si la pluie avait emporté avec elle une partie de mon fardeau. Jusqu’à ce que je frissonne.

La pluie est froide et je suis en sueur. Si je reste trop longtemps dehors, je risque de m'enrhumer. Pourtant, retourner à l'intérieur est une option qui ne m'enchante guère. Aller chercher ma veste impliquerait de faire face aux regards curieux de mes amis, qui ont probablement assisté à toute la scène et ne manqueront pas de me bombarder de questions. Je pourrais aussi me réfugier dans le bureau de Mati, mais s'il s'y trouve ou s'il y débarque, je ne suis pas prête à le voir non plus. Le fait que James soit sans doute encore présent me dissuade davantage de rentrer. Mon Dieu… James... Tant pis, je préfère rester encore un peu ici, seule avec mes pensées, sous cette pluie fine.

Je me place dos à la balustrade. Bien. Je suis sur le rooftop du club. Un endroit familier, conçu pour être un havre de détente pendant les chaudes soirées d'été. Je sais qu’à ma droite, une estrade surélevée domine la ville, servant de scène pour les performances live et les DJ sets. L'été dernier, le Club a fait sensation grâce l’aménagement de cet espace devenu un lieu de fête prisé par la jeunesse toulousaine. D'ailleurs, une part du mérite me revient. J'ai contribué à sa création lors de l’une de mes premières missions ici. Les tonneaux en bois, transformés en tables d’appoint, c’est moi qui ai passé des heures à les bricoler et à les retaper. Le treillis verdoyant sur la façade sud de l’immeuble : encore moi. Je voulais apporter un peu de verdure dans ce cadre bétonné. Quant aux plantes, je les ai choisies et installées moi-même dans de grands vases dénichés chez des brocanteurs. Bon, pour la pergola en verre, je n’y suis pour rien, mais, ce coin cosy m’attire et je me dis que je ferai bien d’aller m’y poser pour me protéger de la pluie. Alors que je prends ma décision, quelqu’un ouvre la porte du rooftop de manière plus brusque que nécessaire, me stoppant net dans mon élan.

C’est James.

Il se tient là, figé dans l’encadrement de la porte. Soudain, il se retourne vers l’intérieur et la seconde d’après, je ne sais par quel miracle, ma veste apparait dans sa main. La pluie qui crépite autour de moi me glace sur place, mais dès que son regard de braise rencontre le mien, une chaleur inattendue se diffuse en moi. “Oh non, James, ne me regarde pas comme ça !”, me dis-je alors. Il y a trop de non-dits, trop de colère et de confusion de ma part, et peut-être trop de passion dans son regard pour que ce soit simple.


Il avance doucement, ses pas se posent légèrement sur le sol mouillé. Arrivé devant moi, il me tend ma veste, d'un geste hésitant, comme s'il craignait que je la refuse.


— “Victoria”, prononce-t-il doucement, sa voix à peine audible, mais aussi sucrée que le miel, éveillant en moi un frisson délicieux.

Mes sens sont en alerte maximale. Mon corps tout entier est attiré par lui. Ici, seuls sur ce toit, dans la nuit fraîche, je prends enfin pleinement conscience de sa présence, celle que la foule et la musique avaient occulté sur la piste de danse plus tôt. Et c’est comme si le reste du monde disparaissait.

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