CHAPITRE 13.2 * JAMES
J.L.C
♪♫ YOU ARE THE REASON — CALUM SCOTT ♪♫
Les rues sont calmes à cette heure-ci, un silence singulier pour un lundi matin. Peut-être est-ce à cause des vacances scolaires. Les Toulousains semblent avoir déserté leurs habitudes, troquant le tumulte quotidien contre une tranquillité remarquable. Pas de joyeux cris d'enfants, de bousculades impatientes ni de rires éclatants lorsque je passe devant le portail d'une école maternelle.
Au loin, un léger bourdonnement de circulation rappelle que la ville respire encore, même au ralenti. Le café du coin, lui aussi, est moins animé. Quelques tables sont installées en terrasse, mais les conversations sont rares, comme étouffées par la fraîcheur matinale. Ici, un homme lit son journal, une tasse fumante devant lui. Là, une femme tape distraitement sur son téléphone.
Je poursuis mon chemin, frappée par cette sérénité inattendue. Les pavés sous mes pieds sont humides, brillants sous les premières lueurs du jour. La pluie de la nuit a laissé derrière elle une rosée vivifiante et les feuilles mortes, encore trempées, se sont accumulées sur les trottoirs, créant un tapis coloré de jaunes et de roux. Le soleil, faible, mais persistant, traverse les nuages et éclaire les façades des immeubles avec une lumière douce, presque dorée. Le parfum de la terre mouillée emplit l'air, offrant une atmosphère mélancolique et nostalgique. A chaque foulée, j’inspire profondément et gonfle mes poumons de cette brise tonifiante.
Le quartier où réside Victoria à quelque chose d'élégant, de discret, à son image. Les villas bourgeoises, aux lignes fines de l’Art déco et aux arabesques délicates de l’Art nouveau, coexistent harmonieusement avec les toulousaines aux briques roses qui semblent murmurées des histoires d’un autre temps. Chaque passage révèle des surprises : des jardins d’agrément dissimulés derrière des grilles en fer forgé, des îlots de verdure qui contrastent avec l’agitation urbaine.
Les rues bordées d’arbres mènent soit à la quiétude apaisante du Grand Rond, soit à l’effervescence paisible du Port Saint-Sauveur. J’imagine Victoria se promener là-bas, son pas léger et déterminé, s’arrêtant sur les berges pour admirer les reflets calmes du Canal du Midi. Le Busca respire aussi la vie culturelle : musées, théâtres et centres d’art ponctuent ses allées, de quoi appâter rêveurs et passionnés. C’est tout elle, ce quartier : entre sérénité et vitalité, entre contemplation et mouvement. Un véritable havre de paix.
Seule ombre au tableau : son appartement est un peu à l’écart des transports en commun. Dix minutes à pied, ce n’est rien en journée, mais je ne suis pas tranquille à l’idée de la savoir arpenter ces rues la nuit, aussi charmantes soient-elles. Et… charmante, Victoria l’est sans aucun doute, et c’est bien ce qui m’inquiète précisément. Cette aura qui attire les regards, cette grâce naturelle qu’elle semble ignorer mais qui, à mes yeux, la distingue de toutes les autres… C’est aussi ce qui pourrait la rendre vulnérable dans l’obscurité silencieuse de ces ruelles endormies. Si je la trouve tellement exceptionnelle, d'autres, aux intentions moins louables, ne passeront pas non plus à côté de cette évidence. Je me promets de lui demander si elle est assez protégée, juste pour apaiser ce poids sourd qui s’installe chaque fois que j’y songe.
À un passage piéton, je m’arrête. Un bruit de skateboard me fait tourner la tête. Un adolescent déboule à toute vitesse, son casque vissé aux oreilles, indifférent au reste du monde. Je l’observe s’éloigner, zigzaguant entre les obstacles avec une insouciance que je lui envie. Cette énergie juvénile, cette urgence à avancer coûte que coûte… Une seconde, je me surprends à sourire. Puis, mes pensées glissent à nouveau vers elle, vers Victoria. Toujours elle.
Derrière les grilles du Jardin des Plantes encore désert, les chemins détrempés serpentent entre des massifs de fleurs aux couleurs fanées, dernières traces d’un automne qui s’évanouit doucement. Véritable poumon vert niché au cœur de la métropole, ce lieu semble suspendu dans le temps. Je m’arrête un instant, des visions m’assaillent, inattendus et implacables. Une boule se forme dans ma gorge. Je me souviens.
Victoria et moi.
Allongés paresseusement, sous les interminables branches pendantes d’un saule pleureur qui créaient une alcôve naturelle au-dessus de nos têtes. La chaleur étouffante d’une journée estivale s’était effacée dans cet abri végétal. Nos corps se frôlaient dans une danse hésitante, où chaque geste portait une promesse d'intimié délicate et nouvelle. Avec des mouvements presque imperceptibles, mes doigts avaient exploré les contours des tatouages d'oiseaux qui ornent son dos, suivant leurs motifs sinueux jusqu'à la naissance de ses seins. Elle s'était étirée sur moi, ses cheveux caressant ma peau. La douceur de sa chair sous mes paumes me revient avec une intensité qui me brûle. Je me mords la lèvre inférieure.
Je me revois masser ses pieds engourdis, un acte simple qui devenait tendre parce qu’il était pour elle. Vi lisait, couchée à plat ventre sur l’herbe, les rayons du soleil papillonnaient sur ses mèches blondes. Je l'avais taquiné en léchant ses phalanges une par une, après qu'elle glissait des morceaux de barbe à papa rose dans ma bouche en riant aux éclats. J’avais fermé les paupières, lorsque lovée contre mon torse, elle fredonnait des chansons en écho à la musique qui planait dans l’air, portée par une enceinte au loin. Je me souviens avoir admirer les jeux d’ombre et de lumière qui dansaient sur son corps étendu, tandis qu'elle somnolait et récupérait un peu d'énergie après une nuit torride qui m’avait laissé totalement épris et sous le charme. Je secoue la tête, tentant de chasser le fantôme de sa chaleur contre moi, mais il persiste, tenace.
C'était le septième jour de notre histoire, le jour du repos, celui où seules les minutes passées en sa compagnie valaient la peine d'être vécues, avant que je reparte, loin d'elle et d'un potentiel nous.
Elle m’avait parlé de son enfance au village, détaillé ses dernières vacances à la Réunion‚ teintées de soleil et de liberté, ou encore‚ expliqué comment elle projetait de créer une tête de lit bohème pour son nouvel appart. Je glisse une main dans mes cheveux, frustré. La simplicité de ses aspirations, de ses idéaux, comparée à mes propres incertitudes, m'oppresse. La facilité avec laquelle je l'écoutais, l’attachement grandissant que je ressentais à mesure qu’elle partageait sa vie avec moi, l’apaisement que je trouvais dans son sourire et le désir ardent de l’embrasser, de la toucher, de la posséder, ont rempli mon cœur d’espoir. Plus elle se dévoilait, plus je m’enfonçais dans cette admiration muette, dans cette sérénité qu’elle me prodiguait sans même s'en rendre compte. Elle incarnait, et incarne toujours, mon eldorado, ou mon château en Espagne... J’ai rêvé l’emporter avec moi en Écosse, la garder pour toujours, ne jamais la quitter.
Cet après-midi-là, tout était parfait, tout semblait possible, les complications de ma vie paraissaient lointaines et insignifiantes face à la conviction qui naissait en moi. Et maintenant, je ne peux m’empêcher de penser que notre nuit passée, nos retrouvailles sont probablement des erreurs monumentales.
Tête baissée, je fixe le sachet en papier que je tiens. Ce n’est pas grand-chose. Des croissants, un double café noir pour moi, un latte macchiato pour elle. C’est une manière pour moi d’ancrer notre relation dans la réalité, de normaliser notre situation délicate, d’édifier les premières pierres de notre reconstruction. Je voulais lui montrer que, malgré mes réticences et mes peurs, je suis prêt à m’engager, à être là pour elle… si tant est que je trouve le courage d’y arriver. Peut-être que c’est encore un de ces actes manqués qui me définissent, une tentative qui finira en échec. Peut-être que je suis juste en train de m'embourber de plus belle.
Je n’ai pas l’impression d’être l’homme qu’il lui faut. Elle est tellement… vivante, vibrante, pleine de rêves et d’espoirs, tandis que je traîne avec moi un bagage lourd de déceptions et de doutes. Elle mérite quelqu’un qui peut lui offrir une stabilité, un futur clair, quelqu’un qui sait exactement où il va. Moi, je suis encore en train de chercher ma voie, toujours perdu entre les éclats de mon passé et les inconstances de mon avenir. Quand je plonge dans ses prunelles dorées, aussi profondes que l'aube, innocentes et pures, je me demande si elle pourra vraiment être heureuse à mes côtés.
Un klaxon retentit quelque part au loin, me ramenant tout à coup à la réalité. Je sursaute un peu, mon poing se crispant dans la poche de mon pantalon. Je passe entre les étals d’un fleuriste. Les chrysanthèmes, avec leurs corolles chaudes et variées, sont de sorties pour la Toussaint. Mais à travers la vitrine, mon regard capte des arrangements plus romantiques et des plantes vertes à foison. Quelle sorte de composition florale pourrait plaire à Victoria ? Quelles couleurs, quelles formes captureraient l’essence de sa personnalité ?
Je freine ma course, les yeux fixés sur un ensemble de pétales blancs, presque éthérés, mêlées à des pivoines rose pâle. Un sourire imperceptible se dessine sur mes lèvres à l'idée de lui offrir un tel cadeau.
Qu'est-ce qui la charmerait le plus ? Des roses rouges ? Un grand classique inaltérable qui exprimerait parfaitement la passion que j'éprouve pour elle. Mais, Vi est loin d’être une femme conventionnelle : elle est créative, indépendante, bohème. Peut-être qu’un assortiment plus sauvage, avec des touches d'herbes séchées, des branches délicates ponctuées de boutons champêtres, serait plus en harmonie avec son esprit libre et sa sensibilité. Un bouquet qui parlerait un autre langage, un langage moins ordonné, moins attendu.
En réalité, je ne sais même pas si Victoria aime les fleurs. Ni si elle apprécierait ce genre d'attention. Peut-être que je me trompe complètement. Peut-être que ces attentions sont trop démodées pour elle… Pourtant, aussi modeste soit-il, un geste comme celui-ci pourrait montrer à quel point elle compte pour moi. Ce petit signe parviendrait-il à effleurer son cœur ? Faire écho à mes sentiments ? Mes méninges cogitent à mille à l'heure, se perdent dans des réflexions sans fin. La vérité ? Je ne le saurai jamais si je ne tente pas le coup. Je me fends d'un sourire, prends une profonde inspiration et pousse la porte de la boutique.
Le carillon de l’entrée tintinnabule, annonçant mon arrivée. L’intérieur est baigné d’une lumière douce et les parfums délicats embaument l'air. Je me dirige vers le comptoir, où une fleuriste avenante et joviale m’accueille.
Je lui expose la raison de ma présence : mon envie d’offrir un cadeau à une personne très spéciale, dont l’anniversaire était hier. Je lui explique que c’est la première fois que je lui donnerai des fleurs et que je souhaite que ce geste soit parfait. Je veux surtout éviter de commettre une erreur. Une gaiété légère accompagne mes paroles, cachant à peine l’hésitation qui me serre.
— Bien sûr ! Pouvez-vous me parler un peu plus de cette personne ? Quels sont ses goûts, ses couleurs préférées ? Est-ce qu’elle ou il préférerais quelque chose de traditionnel ou un peu plus audacieux ? me demande-t-elle avec une gentillesse innée.
Je prends un instant pour réfléchir, observant les étals autour de moi comme si les végétaux eux-mêmes pouvaient me souffler les mots exacts.
— Eh bien... je dirais qu’elle aime les tons clairs et la simplicité. Elle a beaucoup de plantes vertes chez elle. Je pense à quelque chose d’élégant, d’aérien… rien de trop ostentatoire.
— Dans ce cas-là, une sélection qui évoque davantage la nature sauvage avec une touche plus éclatante, ça vous dit ?
— Je pense que ça pourrait lui convenir, en effet.
E
—
La jeune femme hoche la tête et, les yeux pétillant d’enthousiasme, m’invite à la suivre. Elle semble anticiper ma perplexité et se fait un plaisir de me guider à travers ses choix avec un professionnalisme rassurant. Elle me conduit parmi les vases garnis de tiges frémissantes, de pétales encore fermés, de bourgeons prêts à éclore. Ses doigts effleurent les têtes ou les feuilles avec aisance, me présentant différentes options, soulignant les textures et couleurs comme si chaque fleur portait en elle un secret à révéler.
— Pour commencer, je vous propose un mariage de lisianthus et de dahlias dans des tons mauves et rosés, pour une base raffinée. Nous pourrions ajouter quelques boutons de ces magnifiques Pegaso, pour le romantisme. Pour la légèreté, de l'eucalyptus et des gypsophiles. On agrémente avec de tiges de fleurs séchées pour la structure. De plus, elles sont durables : des limoniums fuchsia et crémeux, des immortelles du var, des phalaris, des branches de ruscus blancs, pour l'effet neige. Et, pour finir, des brins de bruyère violette.
Je redresse légèrement la tête à l’évocation de cette dernière plante, un sourire amusé se dessinant sur mes lèvres.
— La bruyère, vraiment ? Ça me rappelle les paysages écossais. C’est une excellente idée, approuvè-je, tout en laissant glisser une pointe de complicité dans mon intonation.
La vendeuse, visiblement intriguée, me lance un regard curieux.
— Serait-ce d’Écosse que provient votre joli accent ?
— En effet, confirmè-je.
— Dans ce cas, ça tombe bien ! La bruyère donnera une touche authentique bien de chez vous à la composition, conclut-elle avec une mine satisfaite, comme si elle venait de faire le lien idéal entre mes racines et ce présent floral.
Je la remercie chaleureusement, conscient que ce détail confère une dimension encore plus intime à ce cadeau. Avec une précision qui frôle l’art, la fleuriste commence à assembler les végétaux, ses mains manipulant chaque tige avec dextérité et maîtrise. Peu à peu, elle crée un bouquet dont l'élégance discrète semble se dévoiler sous mes yeux. Le résultat est d’une beauté saisissante. L'arrangement, à la fois délicat et simple, émane une harmonie parfaite, une poésie inventive qui m'évoque aussitôt l'image de Victoria. Une fois le bouquet soigneusement enveloppé dans un papier kraft épuré, laissant entrevoir quelques tiges, il devient l’incarnation même de ce que je recherchais : sauvage, mais sophistiquée sans être prétentieux, tout à fait en phase avec la vision que je me fais d’elle. Un reflet de son essence, qui, je l'espère, aura les honneurs de la femme à qui je compte l'offrir.
Je quitte la boutique avec une certaine impatience, me réjouissant de découvrir la réaction de Vi. Je marche rapidement, chaque pas résonne sur les pavés humides. À mesure que je me rapproche de chez elle, les fleurs fragiles dans mes mains semblent porter le poids de mon désir de lui faire plaisir. Mais ce cadeau, aussi sincère soit-il, ne fait que survoler la surface de mes véritables sentiments.
Je peux la combler, lui ouvrir les portes de l’extase, ça je sais faire. Aimer les femmes. Les faire vibrer. Leur octroyer des moments de passion intense. Mais est-ce tout ce qu’elle espère de moi ? Je ne sais pas. Est-ce tout ce que j'attend d’elle ? Non ! Moi, je veux plus, beaucoup plus. Ce n’est plus une question de sexe, c’est une affaire de coeur. J’ai envie de m’engager, malgré la complexité de ma propre vie, malgré mes errances et mes faiblesses. J’en suis conscient depuis seulement quelques jours. Depuis que j’ai atterri à Toulouse, il y a moins d’une semaine. Suis-je prêt pour elle et elle pour moi ? Je secoue la tête, troublé. Je crois que cette femme a le pouvoir de m’aider à dominer mes démons, à braver mes propres batailles intérieures, mais ai-je le droit de lui demander ça ? J’en ai vraiment envie pourtant !
Quand je l’ai revue hier soir, ma poitrine s’est gonflée de bonheur, comme jamais auparavant. La voir danser devant moi, avec moi, pour moi m’a fait perdre la raison. Je me rappelle son rire contre mes lèvres, son lâcher-prise et la confiance manifestés lorsqu’elle était dans mes bras. Je me souviens aussi de la passion brûlante de nos ébats, la détermination dans son regard alors qu’elle me chevauchait sur le rooftop ou la tendresse éprouvée au moment où elle s’abandonnait à moi et moi en elle dans le refuge de sa chambre. Et cette sérénité inespérée lorsque je me suis endormi avec elle dans mes bras, les battements de son cœur contre les miens a donné un sens nouveau à ma solitude passée, me rappelant à quel point elle est devenue essentielle à mon équilibre, comme si son simple contact suffisait à réparer tout ce qui est brisé en moi.
Je vois tout d’elle : sa force, sa sensibilité, son abnégation, son authenticité, sa fougue, son propre combat contre son désir de tout contrôler et son manque de confiance infondé. Sait-elle à quel point elle est exceptionnelle et magnifique ?
Dieu, je donnerai tout pour elle ! Je suis prêt à tout pour la reconquérir ! Mais à mesure que je revis ces moments, une vague de regret et de culpabilité s’élève à nouveau. Je me rends compte de la douleur que mes silences ont laissé dans leur sillage. La perspective de mes actions, ma lâcheté, ma fuite en avant, me pèse lourdement. Les voix de mes démons intérieurs répètent leurs murmures incessants. Les craintes et les incertitudes que je croyais pouvoir ignorer reviennent. Je ne veux pas lui faire de mal. Mais elle, m’en fera-t-elle ? Et moi ? À coup sûr, oui.
Le ciel s’éclaircit encore et la lumière du matin réchauffe les rues de la ville, apportant une lueur d'espoir à cette nouvelle journée. Je prends une profonde inspiration, laissant la tension s’évanouir peu à peu, comme si chaque souffle chassait un peu de mes doutes. Après ce bref moment de pause, je recentre mon esprit et reprends ma marche, le regard tourné vers l’horizon.
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