CHAPITRE 13.3 * VICTORIA
V.R.S.de.SC
♪♫ WICKED GAMES — LUSAINT ♪♫
Je n’ai jamais aimé les parcs d’attraction.
Déjà parce que j’ai le vertige. Lorsque j’avais dix ans, je suis montée sur une grande roue avec des amis. C’était censé être une sortie amusante, une journée pleine de rires et de joie. Aujourd’hui je n’en garde qu’un seul souvenir : ma première crise d’angoisse.
L’expérience a été désastreuse. Dès que la nacelle a commencé à s'élever, j’ai été prise de panique. Le sol s’éloignait de plus en plus, chaque détail devenant toujours plus petit, – la vue aurait pu être magnifique. Un instant, j’ai même cru ressentir une brève liberté, un frisson de plaisir. Puis tout a basculé.
Le vide n’était plus un panorame de rêve, mais un gouffre béant qui m’appelait. Mon estomac a semblé se tordre sur lui-même, comme si, tout à coup, il s’était transformé en plomb, me tirant irrémédiablement vers le bas. Mon cœur battait si fort que j'avais l'impression qu'il allait exploser dans ma poitrine. J’ai senti mon souffle se bloquer, mes poumons avaient oublié comment faire leur travail le plus essentiel. Une sueur froide a envahi mon front, ma nuque, mes paumes et le monde autour de moi a commencé à rétrécir, se refermant sur cette sensation de chute imminente.
J’ai agrippé la barre de sécurité de toutes mes forces. Mon corps tout entier était paralysé par une terreur viscérale, primitive. Mes pensées se bousculaient, s'écrasaient les unes contre les autres sans aucun sens, focalisées sur une seule idée : ne pas tomber. La nausée est montée, implacable. J'avais envie de crier, de hurler, mais aucun son ne sortait. J’étais captive de cette nacelle, prisonnière de ma propre peur. Le monde extérieur — les rires de mes amis, les couleurs éclatantes des attractions, les lumières de la ville —, tout était devenu flou, distant, irréel. Il ne restait plus ma peur et rien d’autre.
Et puis, il y avait cette sensation de temps suspendu, comme si chaque seconde durait une éternité, comme si je ne sortirais jamais de ce cauchemar éveillé. L’angoisse ne faisait que croître, se nourrissant de chaque mètre supplémentaire entre moi et le sol.
Quand la roue est enfin redescendue, ramenant la nacelle au niveau du sol, le soulagement que j'aurais dû ressentir était inexistant. À la place, il ne restait qu'une fatigue immense, un vide intérieur, un épuisement qui m'a laissé tremblante, incapable de me détendre, comme si cette expérience avait drainé toutes mes forces. Je n’y suis plus jamais remontée. Mais depuis, j’ai fait mieux.
Il y a quelques années, j’ai décidé de tuer le mal dans l’œuf, d’affronter à ma peur du vide de manière radicale, de l’exorciser une bonne fois pour toutes. C’est ainsi que je me suis retrouvée, l’été de mes dix-neuf ans, au sommet de la grotte du Mas d’Azil, harnachée pour un saut à l’élastique. Oui, je sais, c’est drastique.
Le moment où j’ai basculé dans le vide restera à jamais gravé dans ma mémoire. Ce n’était pas simplefment une chute, c’était un acte de foi. La sensation de perdre pied, de me laisser happer par le vide, a été à la fois terrifiante et libératrice. Pendant ces quelques secondes, il n’y avait plus rien d’autre que le souffle du vent contre mon visage, l’air sifflant à mes oreilles et cet impression de tomber sans fin. Mais, ce jour-là, contrairement à la grande roue, j’ai ressenti quelque chose de différent. La peur était bien là, intense, mais accompagnée d'une forme d'acceptation. J’avais choisi de sauter, de perdre le contrôle. Et dans cette chute, j’ai trouvé une étrange sérénité. Je n’étais plus une petite fille piégée dans une nacelle, mais une femme qui affrontait ses démons, la tête haute. Le monde ne se rétrécissait plus autour de moi ; il s’ouvrait, immense et accueillant.
Quand l’élastique a finalement freiné ma descente, m'entraînant de nouveau vers le haut, c’est une euphorie pure qui m’a envahie. J'avais vaincu le vide, du moins pour un instant. Ce saut avait été une véritable catharsis ; en plongeant dans l'abîme, j'avais l'impression de m'être affranchie de l'emprise de ma peur, du moins en partie.
Aujourd’hui encore, je me tiens soigneusement à l’écart des manèges à sensations, préférant plutôt les stands de tir - où j’excelle -, les auto-tamponneuses - où j’éclate tous mes amis - ou les labyrinthes de miroirs et d’obstacles, parce que j’aime les illusions et les défis. Mais, les sensations fortes, très peu pour moi.
Les grand huit, les balanciers, les plateaux... Non merci. Je préfère rester sagement à côté, attendant que mes amis aient fini de se tortiller dans ces engins, une barbe à papa ou une pomme d’amour à la main. Sérieusement, pourquoi s’infliger ce genre d’angoisse de son plein gré ? Choisir délibérément de perdre le contrôle ? Très peu pour moi. J’évite ces montagnes russes émotionnelles, j’évite le vertige. Dans ma vie, les sensations fortes viennent déjà d’elles-mêmes, sans que je les cherche. Les vraies secousses, les vraies turbulences, je les affronte au quotidien. Pas besoin de manèges pour me rappeler que parfois, la vie est une aventure imprévisible où l’on perd pied sans préavis.
Comme en cet instant précis. La sensation de vertige est là - une chute libre sans filet pour me rattraper. Les montagnes russes aussi - une ascension vertigineuse, suivie d’une descente soudaine, rapide, dévastatrice.
James est parti.
Assise sur mon canapé, transie de froid, angoissée, triste, confuse, voilà un piètre portrait de moi à cet instant. Mes pensées se brisent contre les parois de mon esprit, m’entraînent dans des tourments que je peine à contrôler. Je revis chaque instant de notre nuit ensemble, chaque souvenir comme une pièce d’un puzzle devenu flou, déformé par l’incertitude. Comment a-t-il pu disparaître ainsi ?
Je pense à James, à ce qu'il représente pour moi. Je m’en veux et je lui en veux à lui aussi. J’avais cru avoir trouvé une connexion rare, une intimité presque magique. C’est ainsi que je me suis endormie cette nuit, tout contre lui, portée par l’illusion d’un avenir commun. Son torse chaud épousait la courbe de mes omoplates, son bras fermement passé autour de ma taille, comme s’il craignait que je m’en aille. Son autre main reposait au-dessu de ma tête, ses doigts jouant distraitement dans mes cheveux. J'avais glissé mes mains sous l'oreiller, serré un coussin contre mon ventre, comme je le fais toujours. J’ai senti le moment exact où James s’est endormi, son souffle devenant plus profond et régulier. Ce n'est qu'alors, bercée par cette cadence apaisée, que j’ai cédé à mon tour, emportée par un sommeil teinté de réconfort. La chaleur de son corps, la force douce de son étreinte... je me sentais en sécurité, ancrée dans la promesse d'un nouveau départ.
Mais maintenant, dans la lumière crue du matin, une question lancinante s’immisce dans mes pensées : est-ce que je me suis accrochée à une chimère ? Un espoir qui n’a jamais vraiment eu de substance ? La réalité est evanesente, comme un rêve qui s’évapore à mesure que l’on tente de s’en souvenir. Entre espoir et désillusion, je cherche des réponses hors de portée. Et puis soudain, le bruit distinct de ma porte d’entrée qui s’ouvre doucement me tire de ma léthargie. Mon cœur manque un battement. Une silhouette familière se dessine dans l’encadrement.
James rentre à la maison.
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