CHAPITRE 18.1 * VICTORIA
TOME 1
24H POUR SE RETROUVER
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PARTIE 3
A CONTRE COEUR
METRO BOULOT DODO
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V.R.S.de.SC
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Tandis que l’Uber disparait dans le flot des véhicules, un sentiment étrange d’inachevé me saisit. Mes doigts, presque par réflexe, frôlent mes lèvres, comme si je pouvais encore capturer l'écho de notre baiser. À croire que je ne suis jamais vraiment prête à le laisser partir.
James est un peu mon trou noir personnel, une force gravitationnelle invisible, mais si puissante, qui m’attire irrésistiblement. En vérité, je ne sais plus tout à fait ce qu’il y a au cœur de ce vide, mais tout mon être est aspiré dans sa direction, sans possibilité d’évasion. Le voudrais-je seulement d'ailleurs ? Non. Il est là, quelque part au centre de mon existence, tel une planète à explorer, un astre dont la lumière m’appelle et m'enveloppe. Avec lui, je m’accroche à la promesse d’un ailleurs où tout serait plus simple, plus vrai, où rien n’a de sens sauf nous.
Mais, dans le même mouvement, je sais que je ne peux pas céder à cette attraction, que l’espace entre nous, bien que réduit depuis son retour — enfin, dans un sens —, reste une distance que je dois, à contre-cœur, accepter. Il faut que je me recentre, que je résiste. Pas le temps de me laisser emporter dans l’orbite de mes désirs. Le monde m’attend, et il ne m’accorde pas de pause.
Mais cette pensée ressemble à une corde usée, prête à rompre sous la pression. Le magnétisme que j’éprouve pour lui écrase tout, comme si l’univers s’était subitement rétréci à une seule présence, un seul nom : James. Dieu, que cet homme a le don de redessiner la trajectoire même de ma vie, de chambouler l'équilibre de ma réalité. Pourrais-je échapper à une telle gravité sans perdre pied, sans me renier entièrement ou, à l'inverse, vais-je enfin apprendre à voler et, qui sait, embrasser une part de moi-même que je fuyais et trouver une forme de vérité dans cet abandon ?
Je chasse l’idée d’un mouvement de tête, plus par dépit que par conviction. J’ai du travail qui m’attend et malheureusement, il ne va pas s’abattre tout seul.
En franchissant le seuil du Diamant Rose, l’atmosphère change radicalement. Fini le tumulte extérieur, et place à une tranquillité presque solennelle. Contrairement à l’effervescence des soirs d’ouverture, en journée, le club semble endormi. Aujourd'hui, toutefois, ce silence est ponctué par les sons sourds des marteaux et des perceuses provenant du chantier de la piscine à l’arrière.
À cette heure, seuls quelques employés s’activent, chacun à sa tâche, préparant méthodiquement la grande soirée d'Halloween. Je salue tout le monde et m’attarde à peine auprès des visages familiers avant de monter en hâte vers le bureau du grand boss à l’étage. Sans perdre une seconde, mon sac et la boîte que je porte trouvent leur place sur le canapé à l’entrée, tandis que mes doigts cherchent déjà la liste préparée par Mati. Celle-ci est cruciale pour les derniers détails techniques — corrections, ajustements, finitions, tout y est noté. N’y connaissant pas grand-chose en matière de plomberie ou de maçonnerie, je dois m’appuyer sur ses annotations consciencieuse pour m’assurer que tout est en ordre.
L’heure suivante est un véritable marathon. Entre ouvriers à superviser, décorations à finaliser, coups de fil aux différents prestataires qui se succèdent, je n’ai pas une minute à dilapider. L’aménagement des lieux doit avoir lieu dans la journée. J’ai eu une chance folle qu’Halloween tombe un mardi, car le club n'ouvre pas ses portes les lundis. Heureusement, car l’effet de surprise sera ainsi préservé. Je posterais des stories dans l'après midi, pour offrir un aperçu de la grande soirée aux abonnés, une sorte de mise en bouche. Avec un peu d'aubaine, les publications attiseront leur curiosité et les feront venir demain. Pour les affaires, ce serait un succès, et par extension, pour mon compte en banque aussi. Ces réceptions festives sont une vraie aubaine : si elles rapportent gros, Mati continuera à faire appel à mes services, sinon... il me faudra chercher un job étudiant ailleurs.
Bien sûr, il existe des alternatives. En temps normal, je travaille dans les séjours de loisirs pendant les vacances d’octobre et les mois d’été. Mais cette année, je n’en ai eu ni l’envie ni la force. S’occuper d’enfants quand on a le moral en berne, serait injuste pour eux et épuisant pour moi. La fatigue émotionnelle, combinée aux exigences du métier, peut rapidement devenir un cocktail explosif de frustration et de stress que les plus jeunes ne méritent pas de subir. Alors, cet automne j’ai préféré me jeter à corps perdu dans l'organisation de cette soirée à thème. Un choix réfléchi, mais nécessaire, autant pour accaparer mon esprit que pour remplir mon porte-monnaie. Une décision que je ne regrette pas à présent.
Ce que j'aime dans l'événementiel est très proche de ce que je ressens quand je travaille avec des enfants dans l’animation. Dans les deux cas, je prends une idée brute et je la modèle, la transforme en quelque chose de concret, de vivant. Ce sont deux domaines qui me permettent d’exprimer ma créativité et de donner vie à des concepts, des plus basiques aux plus élaborés. Qu’il s’agisse de planifier une soirée, de bosser pour un festival ou de mettre en œuvre des activités ludiques pour les petits, voir un projet se concrétiser est toujours gratifiant. Depuis leur première ébauche jusqu'à leur réalisation complète, la moindre étape franchie est une victoire. Chaque élément qui contribue à créer une environnement unique est un plaisir. Voir mes idées prendre vie, c'est ça qui me fait vibrer.
La diversité et la polyvalence que ces pratiques requièrent, est également appréciable et colle absolument à mon tempérament. Il faut savoir jongler entre des missions variées, respecter des délais courts, surmonter des imprévus constants, tout en gardant la tête froide. Orchestrer un festival, par exemple, implique d’anticiper les besoins des exposants ou des artistes, de coordonner les différentes équipes, de gérer les autorisations et toute la logistique, et tout cela sans perdre de vue l’essentiel – occasionner une expérience inoubliable pour les visiteurs. Cette complexité m'oblige à être non seulement organisée mais aussi flexible, capable de voir à la fois le tableau d'ensemble et les plus petits détails. C’est un défi à plusieurs niveaux, stimulant et enrichissant qui me va parfaitement.
Bien sûr, avec les enfants, c’est un peu différent. Les projets que je mets en place pour eux paraissent plus simple en apparence, mais ils nécessitent une bonne dose d’ingéniosité et d’adaptation. Il est fondamental de capter leur attention, d'animer des moments où ils peuvent s’amuser, apprendre et grandir, sans négliger de garantir leur sécurité et de veiller à leur bien-être. Garder leur intérêt, les divertir, les émerveiller, c’est un vrai challenge et une responsabilité que j’adore. Leurs sourires, leurs éclats de rire, être témoin de leur surprise est une récompense qui n’a pas de prix.
Dans les deux cas, c’est toujours l’humain qui m’importe. Rassembler des gens, créer des souvenirs, voilà ce qui me touche. Que ce soit des adultes qui profitent d’une soirée que j’ai mise en place, des familles qui découvrent une expo que j’ai aidé à préparer, ou des enfants qui s’enchantent devant une activité, c’est ce lien, cet échange qui donne tout son sens à mon travail. J’aime l’idée d’avoir contribué à un moment de bonheur, à une parenthèse d’émotion partagée.
Mais avec l’adrénaline vient aussi la prise de conscience : ce rythme, cette intensité ne peuvent durer éternellement. Certes, ce frisson, c’est ce qui me pousse à me dépasser, à exiger le meilleur de moi-même, à être toujours sur le qui-vive. Mais je sais aussi qu'à terme, une voie plus stable s’avèrera plus raisonnable. C’est pourquoi j’ai pris la décision de me tourner vers un diplôme dans l’enseignement. J'ai besoin de cette régularité pour contrebalancer la volatilité de mes pics d’activité. Il est essentiel pour moi de construire mon avenir sur des fondations solides et d’avancer dans la vie sereinement.
Parfois, je me surprends à rêver de ce futur, dans un an, ou quelques années, après avoir épuisé toute mon énergie dans ces projets passionnants et en avoir tiré une profonde satisfaction. Je m’imagine dans une classe, entourée d’élèves à l’esprit vif et à l’enthousiasme contagieux. Leur transmettre ce que j’ai appris, créer avec eux des moments de partage et de découverte… Enseigner, guider, inspirer, ce serait l’aboutissement d’un parcours riche et diversifié, ancré dans la sécurité d’une nouvelle étape de vie. Et puis qui sait ? Peut-être un jour, aurai-je mes propres enfants, et à mes côtés, une personne que j’aime, qui m’aime en retour, avec qui je vivrais ce même idéal. Ce serait une autre forme d’accomplissement, mais plus intime. Une autre aventure plus douce et profonde. Chaque objectif ne serait plus seulement professionnel, mais personnel, à deux. Avec tendresse. Avec complicité. Avec amour.
Et pourtant, malgré ces rêves de stabilité et d’harmonie, je suis bien consciente que pour l’instant, ma réalité est ailleurs. L'intensité de mes projets actuels m'immergent totalement et ça me plait. Il y a un certain charme à cette vie trépidante, une complétude immédiate que je ne pourrais nier.
Les deux métiers ont d'ailleurs cette capacité à me sortir de mes pensées, à m’ancrer dans le réel. Quand je suis plongée dans l’organisation d’un événement, il n’y a plus de place pour les doutes ou les inquiétudes. Je suis là, investie, concentrée, résolue à donner le meilleur. L’équilibre que je trouve est difficile à atteindre autrement. Cette immersion totale dans le boulot est un véritable contrepoint à mes préoccupations et mes turbulences émotionnelles. Surtout aujourd’hui, alors que mes émotions sont particulièrement à fleur de peau.
Il est tout juste 13h40 lorsque Mati fait son apparition. Quelques minutes auparavant, James m’a écrit, me demandant où on devait se rencontrer. Je lui ai simplement répondu de me rejoindre au club, on improviserait ensuite.
Attablée dans une des alcôves devant le bar, je suis en pleine révision de la liste des détails de dernière minute. Autour de moi, les lieux baignent dans une lumière tamisée, accentuée par les premières lueurs de l'après-midi qui filtrent à travers les hautes fenêtres du club. C’est dans ce calme feutré que j'aperçois Mati entrer, fatigué, mais toujours avec ce sourire qui trahit son endurance. Il porte encore les stigmates d’une longue nuit de labeur, les yeux légèrement cernés, témoignage de son engagement sans faille et de son obstination à mener à bien chacun de ses projets. Mati a toujours eu ce sens aigu des affaires et une détermination à toute épreuve, surtout quand il s'agit de son club. Je l’accueille en affichant une mine réjouie, reconnaissant en lui un partenaire aussi passionné que moi par la quête de l’excellence et du travail bien fait.
Un quart d’heure plus tard, on passe en revue les éléments clés de la soirée : installations temporaires, animations prévues, menus spéciaux, invités VIP. Mati, toujours aussi méticuleux, me rassure en confirmant que le souci avec les boissons est réglé. Les bouteilles de prosecco devraient arriver à 15h, à condition que tout se passe comme prévu. Son sang-froid est un véritable havre de paix au milieu de l’agitation des préparatifs.
Je consulte ma montre : 13h56. James ne devrait pas tarder à se mettre en route et une légère impatience m’envahit à l’idée de notre rendez-vous.
— J’attaque la com’ cet après-midi et je tourne la dernière vidéo promotionnelle pour les réseaux. J’ai déjà pris le costume dont on avait parlé et Nina me rejoindra pour m’aider avec le maquillage. J’attends juste que les miroirs soient livrés pour filmer, expliquè-je à Mati.
— Et merde, j’ai complètement oublié ma tenue… C’est obligé ? demande-t-il, visiblement contrit.
— Oh que oui ! Ne crois pas te dérober si facilement !
Je sais bien que Mati n’est pas particulièrement emballé par l’idée de se déguiser, il n’aime pas ça, mais il n’a pas trop le choix. C’est une soirée Halloween et, en tant que patron, il doit se prêter au jeu. Heureusement, le thème choisi est assez sobre —“Anges et démons” —, avec juste ce qu’il faut de mystère et de sophistication. Ça devrait être supportable.
— Allez, Mati, c’est pas la mer à boire ! je lui assène en voyant sa moue boudeuse.
— Ok, d’accord, grommelle-t-il d’abord, puis, avec une touche de bonne humeur, il ajoute : Bon, tu as faim ? Moi, oui ! On va manger quelque part ? Ou on se fait livrer si tu préfères ?
Je marque une légère hésitation avant d’avouer :
— Je ne peux pas, désolé. Je dois retrouver James pour le déjeuner.
Son expression change aussitôt. Ses sourcils se froncent et il fixe un point imaginaire, son esprit manifestement préoccupé, avant de revenir vers moi avec un regard plus sérieux.
— Vic, ne le prends pas mal, mais tu es vraiment sûre de ce que tu fais avec lui, après tout ce qui s’est passé entre vous ?
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