CHAPITRE 14.2 * JAMES

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J.L.C

♪♫ IRIS - GOO GOO DOLLS ♪♫

Accablé par mes souvenirs, je me suis levé de table brusquement, la chaise raclant le sol dans un bruit mat. Il fallait que je bouge, comme si le simple fait de me déplacer pouvait alléger le poids qui m’écrasait la poitrine. Je me suis mis à parcourir l’appartement de Victoria nerveusement, mes mains enfoncées dans mes poches, ma mâchoire crispée. Alors que je passe devant les photos encadrées sur le mur, des images d’elle heureuse et épanouie, mes pas résonnent dans le silence, amplifiant la culpabilité qui me rongeait. Les visages souriants me rappelent douloureusement tout ce que j’ai perdu et je serre mes poings machinalement.

Je m’arrête près de la porte-fenêtre entreouverte, fixant un point invisible à l'extérieur. Je glisse une main dans mes cheveux, tentant en vain d'évacuer la tension qui monte. J’ai besoin de prendre un peu de distance, de retrouver mon calme. La fraîcheur de l'air contraste vivement avec la chaleur étouffante laissée par notre conversation. Je me sens à la fois vulnérable et impatient, chaque minute d'attente pesant comme un fardeau supplémentaire. La lumière du soleil matinal offre une lueur d’espoir, mais je ne peux m’empêcher de me demander si elle nous guidera vers la compréhension ou nous précipitera vers un gouffre plus profond.

Après un long moment de réflexion, je me tourne enfin vers Victoria, le cœur lourd, prêt à avouer le reste de mes fautes. Mon regard cherche désespérément le sien, mais elle garde les yeux baissés, comme pour se protéger de ce qui va suivre.

— “Je n’ai pas d’explication, je n’ai même aucun souvenir précis du moment où j’ai basculé. J’ai peut-être cru que je pouvais gérer ça, que je pouvais rester fort, parce que je t’avais trouvé…" je finis par dire, ma voix tremblante sous l’incertitude et les regrets.

Victoria est perdue dans la contemplation de la mousse restante dans son gobelet vide. J’en profite pour retirer ma veste et la poser négligemment sur le dossier de la chaise haute, comme pour me délester d’un autre poids. Tout en moi réclame un exutoire à cette douleur que je n'arrive plus à contenir.

Lorsque je relève les yeux, je la trouve en train de m’observer, et bien que ses traits soient calmes, j’y décèle une lueur d'appréhension. Elle hoche la tête légèrement, comme pour signifier qu'elle essaie de comprendre. Mais son regard reste interrogatif. Je crois qu’elle cherche à concilier l'homme que j’ai été avec elle et les confessions que je viens de faire.

— "Je te crois, James," me réponds-t-elle doucement. "Mais je dois comprendre ce qui a pu se passer, tout comme toi. Je veux t'aider, mais je dois savoir contre quoi on se bat. Je dois savoir si tu es vraiment prêt à affronter ce qui t’a amené là."

Sa sincérité est palpable, son cœur semble partagé entre la compassion qu'elle éprouve pour moi et l'inquiétude qui continue de la hanter. Ses yeux, bien qu'empathiques, sont perçants. Elle veut des réponses, des explications qui pourraient apaiser ses doutes. Je décide alors que je dois lui en dire plus, lui confier certains aspects de mon passé. Sans ça, je ne peux plus rester là, à exiger au lieu de donner.

Depuis l’adolescence, la drogue a toujours été là, d’abord comme un jeu, une manière de tester mes limites. Puis, pendant mes études, c’était ma béquille pour faire face à la pression, à la fatigue. Petit à petit, c’est devenu une habitude, un moyen de faire la fête, de ressentir plus profondément les choses, de décompresser, d’échapper à tout ce qui me passait par la tête, parfois juste des broutilles sans importance.

J’ai alterné les périodes d’abstinence, parfois quelques semaines, parfois des années. Avec Amy, j’ai tenu presque trois ans sans y toucher une seule fois. Mais après notre rupture... j’ai replongé, et bien plus profondément qu’avant.

Putain ! J'ai essayé plein de trucs, tous aussi pourris les uns que les autres. Je me suis mis en quête de la drogue la plus forte, la plus destructrice, comme si je cherchais à me punir, à me perdre dans quelque chose qui pourrait étouffer la douleur, la faire taire pour de bon. Je ne me contentais plus des drogues douces, de ce qui me permettait de tenir, de rester fonctionnel. Non, je voulais du lourd, du brutal, de quoi m’anéantir, me faire oublier tout ce que j'avais perdu, et surtout tout ce que j’étais en train de devenir. Je voulais aller au bout de ma propre déchéance, repousser mes limites jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien, plus aucune sensation, plus aucune relique de mon passé. Et à force de m’enfoncer dans les abysses, j’ai fini par toucher le fond.

À chaque mot, je me sentais un peu plus dénudé, mes mains se tordaient nerveusement alors que je cherchais à exprimer l’indicible.

Chaque dose a été une tentative avortée. Je n’ai rien effacé, je n’ai rien éteint. Tout est resté, rien n’a disparu. La douleur, les souvenirs, la culpabilité, tout s’est maintenu, intact, brûlant. Les ténèbres ne se sont pas dissipées, elles ont juste changé de forme, devenant plus oppressantes, plus insidieuses. Chaque ligne, chaque pilule, chaque injection... tout n’a fait que creuser un peu plus le vide en moi. J’ai sacrifié mon estime de soi, ma dignité, mon intégrité, jusqu’à mon boulot, mes amis et ma famille... J’ai foutu en l’air ces fragments de moi, je les ai laissés se consumer dans cette quête désespérée de soulagement, me réduisant à une ombre de ce que j’étais, ou de ce que je croyais être. Plus je plongeais, plus je m’enfonçais, plus je me perdais. C'était un cercle vicieux, un tourbillon qui m'entraînait toujours plus bas. Et à un moment, j'ai cru que je ne pourrais jamais m’en sortir. Que j’allais y rester, que ça allait être ma fin.

Pendant que je lui expliquais tout ça, sans filtres ni détours, mon regard se perdait vers l’extérieur de son appartement, au-delà du balcon, vers le toit du théâtre derrière chez elle et la cime des arbres qui se découpait sous les rayons encore timides de cette matinée automnale. Les souvenirs me revenaient en rafale, chaque image plus vive que la précédente, chaque sentiment plus lourd encore. La peine que j’avais causée, les rêves que j’avais détruits, tout me frappait de plein fouet. J’avais l’impression de revivre chaque erreur, chaque faux pas, chaque échec.

— “Comment tu t’en es sorti ?” m’enjoins-t-elle, alors que nos regards se rencontrent enfin.

Sa voix révèle une combinaison complexe de curiosité et de préoccupation. Elle est maintenant appuyée au comptoir de la cuisine, les bras croisés sur sa poitrine, une jambe repliée contre la porte du placard. Je m’accole face à elle en refermant légèrement la porte-fenêtre derrière moi, sentant le froid reprendre le dessus dans l’appartement.

— “C’est ma sœur qui m’a sorti de là. Elle a été la première témoin de chaque pas que je faisais vers le précipice. Elle n’a rien dit au début, peut-être parce qu’elle croyait que j’allais m’en sortir seul, que j’étais assez fort pour me relever. Mais elle a fini par comprendre que je ne le ferais pas, que j’étais plus moi-même, que je me perdais un peu plus à chaque fois. Elle m’a emmené en cure, presque de force. C’était son dernier espoir, et, en vérité, c’était aussi le mien, même si je ne voulais pas l’admettre. Ce n’était pas ma décision, Vi. C’était la sienne, parce qu’elle savait que je n’aurais jamais eu le courage de le faire seul. J’y suis resté 62 jours”, lui ai-je confié, chaque mot sortant de ma bouche avec difficulté.

Ma gorge se serre à l’évocation de ma sœur. Le souvenir de son intervention est encore douloureux, mais aussi empreint de reconnaissance. Victoria m’écoute attentivement, le visage marqué par une concentration profonde. Elle baisse la tête un instant, scrutant silencieusement ses pieds nus qu’elle frotte l’un contre l’autre, puis inspire profondément. La pièce est aussi silencieuse qu’une tombe et les secondes s'égrènent indéfiniment. Lorsqu’enfin ses magnifiques yeux dorés croisent les miens, je suis sans voix.

— “Merci. James. De t’être ouvert à moi”, me confie-t-elle en marquant des pauses, comme si elle voulait insuffler plus de force à ses paroles.

Son expression est une combinaison de tristesse et d’incertitude, une vulnérabilité qui me touche profondément. Je me contente d’un clignement des yeux en réponse.

Je fais quelque pas dans son appartement, estimant ce que je pouvais encore ajouter, jaugeant toutes les façons dont je pourrais m’y prendre. Il fallait trouver les mots justes pour exprimer mes sentiments. Victoria se retourne sans un mot de plus pour s’affairer dans la cuisine, laissant un silence lourd et chargé dans son sillage. Je l'observe alors qu’elle range et nettoie avec des gestes précis et méthodiques. Je l'ai déjà vue faire ça auparavant : ce besoin presque compulsif de mettre de l’ordre lorsque le chaos émotionnel devient trop lourd à porter. C'est sa manière à elle de gérer le désordre et l’agitation qui gronde sous le surface, de restaurer un semblant de normalité, une certaine stabilité, de reprendre la maîtrise de la situation — celle dont je suis entièrement responsable.

Je reste religieusement silencieux, la regardant s’activer avec calme et minutie. C’est à la fois apaisant et destabilisant de la voir ainsi, d’assister à cette routine réconfortante. Je me demande si elle espére quelque chose de ma part, un mot, un geste. Quand elle finit, nos regards se rencontrent à nouveau alors qu’elle s’essuie les mains sur un torchon. Je prends une profonde inspiration, prêt à continuer mes confidences.

— “Si je t’en ai pas parlé avant, c’est pas par manque de confiance en toi, ni parce que je n’étais pas prêt.”

Elle se redresse, prête à entendre la suite. La vérité sort, aussi sincère que possible :

— “La semaine qu’on a passée ensemble a été une parenthèse de pur bonheur, Victoria. J’étais tellement à fond dans ce qu’on vivait que j’ai préféré ne pas évoquer mes addictions ou mon passé chaotique. Et puis, à quoi bon ?”, je souffle en baissant la tête. “Pour toi, ce n’était qu’une semaine parmi tant d’autres, j’allais repartir, tu allais retourner à ta vie... Égoïstement, j’ai eu envie de profiter simplement de toi, de m’accorder un peu de répit... redevenir celui que j’étais il y a longtemps, celui qui pourrait, peut-être, te plaire, te mériter...”

— “James”, commence-t-elle, en posant le torchon sur le comptoir, son ton doux mais déterminé.

Je la coupe, mettant fin à son élan — non seulement de parler, mais aussi de venir vers moi, je remarque.

— “Victoria, je ne veux pas te faire porter un fardeau que tu n’as pas demandé. Je veux que tu comprennes que cette partie de moi que j’ai cachée, n’est pas là pour te demander de me sauver ou de me porter à bout de bras. Mais, si tu me laisses revenir dans ta vie, si on...”, je m’interromps, me refusant à exprimer à voix haute ce désir profond que je nourris, avant de poursuivre d’une voix brisée : “Ce que je veux, c’est que tu sois pleinement consciente de ce que je suis et de ce que je traverse, pour que tu puisses prendre ta décision en connaissance de cause. Je ne veux pas te mentir ni te laisser croire que tout est parfait. Je comprends si ça te fait douter, si ça te pousse à t’éloigner ou si ça change ta façon de me voir. Je suis prêt à affronter cette réalité. Je te l’ai déjà dit, Vi, je ferais tout ce que tu voudras, je respecterai ton choix.”

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