CHAPITRE 19.1 * JAMES

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ENTRE PASSE PRESENT ET FUTUR

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J.L.C

♪♫ ... ♪♫

Dès que je franchis la porte d’entrée, une douce odeur vient me chatouiller les narines. Isla est en cuisine, comme souvent. Elle a toujours aimé se glisser derrière les fourneaux, mais, ces derniers temps, son engouement semble avoir atteint de nouveaux sommets. Ma jumelle ne se contente plus de préparer de simples repas : elle explore, expérimente, innove.


Aujourd'hui, l'air est imprégné du fumet d'une sauce onctueuse, probablement une réduction de vin avec des herbes fraîches. Isla a toujours eu un penchant pour les plats mijotés, ces ragoûts qui infusent longuement et emplissent la maison de parfums riches et chaleureux, comme le bœuf bourguignon ou le coq au vin, qu’elle maîtrise maintenant à la perfection. Et je regrette presque de devoir déjeuner à l’extérieur. Presque seulement, car aucun mets au monde —aussi raffiné soit-il —, ne saurait rivaliser avec Victoria. Le nectar de ses lèvres, l’arôme suave de sa peau, sont un délice inégalable pour mes sens. Bon sang ! Elle me manque déjà…


— “James, c’est toi ?”, me lance ma sœur.


— “Ouais ! Bonjour Isy ! Donne-moi deux minutes et j’arrive”, je réponds, interrompant le fil de mes pensées qui, déjà, se perdaient dans des visions de Victoria, langoureuse étendue dans des draps blancs.


Je me défais de ma veste et de mes chaussures. A peine les ai-je posées dans le meuble que Milo — le Golden Retriever —, débarque en trottinant. Il a manifestement joué dans le jardin, vu les traces de pattes boueuses qu’il laisse derrière lui. Il va encore m’en mettre partout. Bingo : il me saute dessus, enduit mon pantalon de terre mouillé. Je ris en essayant de le repousser doucement, tout en lui faisant des mamours. Son enthousiasme est contagieux, et ses léchouilles affectueuses me font oublier toute la boue sur mes vêtements.


— “T’es vraiment une tornade sur pattes, toi !”, je signale en ébouriffant son pelage fauve, amusé par son énergie débordante.


Je passe par la salle d'eau pour me laver les mains, la terre de Milo collée à mes doigts. En me séchant, les effluves qui flottent dans l’air me font penser à tout ce qu'Isla et moi avons en commun, à ce qui nous lie au-delà de notre gémellité. Isla s’exprime à travers la cuisine, tandis que pour moi, c'est le whisky qui raconte mon histoire.


Depuis tout petit, j’ai été fasciné par le processus, par cette alchimie qui transforme de l’orge et de l’eau et du bois en une boisson aux arômes complexes : le chêne des fûts qui infuse lentement son caractère à l'alcool, les senteurs de tourbe et de fumée, le goût de la terre et des herbes sauvages... C’est notre héritage, une tradition familiale inscrite dans nos racines écossaises, dans le terroir qui a bercé notre enfance.


Tandis que je longe le couloir jusqu’à la cuisine, les saveurs prometteuses du repas d’Isla aiguisent mon appétit et me mettent l’eau à la bouche. Ma jumelle, malgré ses nombreuses responsabilités, nous séduit depuis des années avec ces recettes revisitées qui enchantent nos papilles. Je me souviens particulièrement de la première fois où elle est rentrée de Paris pour les vacances.


A l’approche des fêtes de fin d’années, toute la famille était réunie à Ridgebroch, notre manoir sur nos terres près du village de Lochranach. Un soir, Isla nous avait concocté un menu entièrement inspiré de la gastronomie française : un velouté de légumes verts au foie gras ; des médaillons de cerf aux truffes et cerises confites, accompagnés d’un gratin de pomme de terre à la crème — dont le nom m’échappe à chaque fois —; et pour finir, des fondants au chocolat. Une tuerie ! Tout le monde avait été émerveillé par ses talents culinaires. Depuis, on a pris l’habitude de presser Isla de nous régaler à chaque réunion de famille. J’ai souvent plaisanté avec elle sur le fait que mon empressement à venir lui rendre visite en France était davantage lié à l’envie de savourer ses plats qu'à celle de la retrouver !


Je plaisante. Ma jumelle est ma meilleure amie, ma confidente, ma partenaire de vie. Ne plus vivre avec elle est un manque constant, d’autant plus depuis que des milliers de kilomètres nous séparent, elle ici en France et moi en Écosse. On essaie de se voir tous les deux ou trois mois maximum, et j’ai toujours hâte de passer du temps avec elle. Mais, je ne peux m’empêcher de ressentir un pincement au cœur en voyant qu’elle a une vie épanouie, pleine de bonheur et d’amour, tandis que je me traîne comme un désordre ambulant. Et je me dégoûte Et je me dégoûte d’imposer mes démons à quelqu'un qui mérite tant de sérénité...


Lorsque je pénètre dans la cuisine pour la saluer, elle m’adresse un sourire complice, comme si elle savait déjà qu’elle allait me faire fondre avec son dernier chef-d'œuvre.


— “Tu arrives pile au bon moment !” s’exclame-t-elle en agitant une cuillère en bois. “Je suis sur le point de finir ce petit festin. Attends-toi à une révélation : c’est une nouvelle recette de poulet chasseur que j’ai découverte”.


— “Dis moi, c’est quoi déjà le nom du gratin avec les pommes de terre et la crème”, je l’apostrophe.


— “Pour la enième fois James, un gratin Dau-phi-nois”, rétorque-t-elle, un sourire amusé aux lèvres.


— “Et le truc avec pleins de légumes coupés en dés… comment ça s'appelle déjà ?”


— “La ratatouille ?”, répond-elle, en me lançant un regard consterné. “Tu exagères quand même ! Je t’en fais tout le temps”.


Je m’approche pour l’embrasser en contournant l’îlot central.


— “Ah oui, comme le film, c’est vrai…”, marmonè-je en levant un sourcil innocent. Sauf que, après ce qu'elle m'a fait hier soir, je ne vais pas m’arrêter en si bon chemin, je poursuis donc : “Je l'avais confondu avec la pétarade… C’est toujours des légumes dans une poêle non ?”


— “Pétarade ! Sans déconner ! C’est piperade, James!” s’offusque-t’elle en riant. “On en mange depuis qu’on est petits !”


— “Autant pour moi Madame. On est pas tous des masterchefs comme toi. Je maîtrise mieux l’art de la pizza surgelée.” dis-je en allant me servir une canette dans le frigo.


Le pschit du métal résonne dans la cuisine, se mélangeant aux rires d’Isla.


— “Non, mais vraiment… Si tu n’étais pas mon frère, je t’aurais déjà affamé, crois-moi !”


— “Pitié pas ça ! Je pourrais jamais me passer de ton alligot ! D'ailleurs tu m’en fais pour demain s’il-te-plaît ?”


— “Non mais ! T’as pas fini de quémander après avoir fait l'imbécile ! Tu devrais prendre exemple sur Antoine. Lui au moins, il sait apprécier les bonnes choses et surtout, il sait demander gentiment.”


Isla me lance un regard de défi, puis jette un oeil à Milo qui, apparemment, n’a toujours pas assez de câlins.


— “J’ai dit s'il-te-plaît", dis-je en m'appuyant au comptoir en croisant les bras, tandis que ma main joue sur la tête de Milo qui vient s’assoir à mes pieds la langue pendante. “Et puis, Antoine, il sait surtout comment faire mijoter sa petite cheffe personnelle. J’espère qu'il sait aussi comment garder le feu allumé après le repas...”


— “T’es vraiment incorrigible !” m’envoit ma petite sœur adorée en me menaçant avec sa cuillère en bois. “Et pour ta gouverne, puisque c’est toi qui a commencé : Antoine s’est parfaitement comment pimenter les choses, et faire monter la température, et je lui ai aussi appris à s’assurer que la chaleur persiste jusque à la dernière bouchée et..."


— “C’est bon je veux pas savoir”, je la coupe alors qu'elle me sourit de toutes ses dents. “”En parlant d’Antoine, il n’est pas là ?, je demande en jetant un regard vers le jardin.


— “Non”, me répond-elle avec une moue boudeuse. “Il est parti tôt à Limoux pour aider avec le remplissage des cuves. Il revient dans la soirée”. Elle marque une pause, puis me lance un regard malicieux : “Alors, dis-moi, tu rentres tard... tu as passé une bonne soirée ?"


Je la fixe un instant, levant un sourcil sarcastique. Elle veut vraiment la jouer comme ça ? 


— “Oh, absolument génial ! Entre fêter l’anniversaire de Victoria avec la délicatesse d’un éléphant dans un magasin de porcelaine et essayer de gérer ma réhabilitation de narco-dépressif, que demander de plus ?”


Isla, qui s’était attendue à une réponse plus mesurée, semble légèrement déstabilisée. Ses yeux s’ouvrent un peu plus grand, et elle ajuste la position de ses mains sur le comptoir, les doigts agités. Elle l’aura cherchée !


— “Tu l’as fait exprès, n’est-ce pas ? Me traîner danc le club où Victoria fêtait son anniversaire ? Quelle coîncidence...”, je raille la rancœur et le sarcasme se mêlant dans ma voix.


Mais, face au malaise que je viens de provoquer, je rétropédale. C’est injuste envers ma soeur. Mes répliques cinglantes n’étaient pas entièrement méritées. Elle l’a fait pour moi, parce qu’​​​​​​​elle m'aime, qu'elle veut me voir heureux et enfin en paix. C’est juste que la soirée a été rude et tout n’a pas été facile pour moi. Mais je dois admettre que malgré tout, être avec Victoria est la chose la plus merveilleuse au monde.


Et puis, c’est mal connaîte ma sœur, elle ne se laisse pas démonter facilement. Isla lève le menton fièrement et feint l’ignorance.


— “Pas du tout”, se défend-elle, son ton détaché trahissant une pointe de malice.


Tu parles”, pensè-je. Je lui ris au nez, clairement pas convaincu. Mais, je laisse ensuite un sourire sincère remplacer la tension dans mes yeux. Isla, qui sent le changement dans mon attitude, se détend également. Elle finit par céder, haussant légèrement les épaules.


— “Peut-être… Peut-être pas… Disons que j’avais une petite intuition. Mais tu n’as pas répondu à ma question : comment était ta soirée ?” 


Je secoue la tête, amusé malgré moi par les manigances de ma sœur. Isla adore se mêler de mes affaires, mais toujours avec de bonnes intentions. Alors que je m’apprête à répondre, elle se penche sur la marmite en fonte, un vrai gadget de pro comparé à mes casseroles en fin de vie. Moi, je ne cuisine presque jamais.


— “Attends une seconde, il faut que je surveille la cuisson”.


Alors que je la vois attraper une manique et retirer le couvercle du récipient, je revois ma mère faire ce même geste, ainsi que ma grand-mère. Je porte le soda à mes lèvres.


Cet amour des saveurs authentiques, ce goût pour les plaisirs simples et raffinés sont profondément enracinés dans notre enfance. Mon penchant pour le whisky, lui, c'est mon grand-père Graham qui me l'a enseigné. Pour lui, tout était dans le détail, dans le temps que l’on prend pour respecter la matière, pour comprendre ce qu'elle peut devenir entre des mains expertes. Il nous a transmis à tous les deux cette patience et de cette curiosité. Isla joue avec les épices et les herbes comme moi je jongle avec les fûts et les températures. Chaque fois, on cherche à raconter une histoire, à donner un goût, une texture, une émotion. Isla reinvente des classiques culinaires, je redécouvre des techniques séculaires de distillation. Tout comme elle ne se contente jamais de suivre une recette à la lettre, je ne me limite jamais aux traditions du scotch ou du bourbon. Je n’hésite pas à explorer de nouvelles méthodes, des mélanges de céréales déroutants, des vieillissements dans des fûts insolites, toujours avec ce même désir d'innover.


Ma jumelle revient vers moi, m’interrompant dans mes réflexions.


— “Tiens goûte et dis moi ce que t’en penses”, me soumet-elle en me tendant une cuillère qu’elle a prise dans le tiroir.


Je sais qu’elle attends mon verdict comme si tout reposait là-dessus. Pour elle, cuisiner est un acte d’amour, une façon de prendre soin des autres. Je plonge la cuillère dans la sauce et savoure une bouchée. C’est riche, subtil, parfaitement assaisonné.


Isla ne cesse de m’impressionner. Elle ne se contente jamais de reproduire des plats emblématiques. Elle y insuffle toujours sa petite touche personnelle : une épice inattendue, une technique empruntée à une autre culture culinaire ou une présentation recherchée qui pourrait faire pâlir d’envie un chef étoilé. Chaque plat est un pont entre la tradition et l’innovation. Nous avons tous les deux cette envie d'aller au-delà de ce qui existe déjà, de trouver ce quelque chose qui rendra chaque plat ou chaque verre unique. Isla et moi avons peut-être choisi des chemins différents, mais au fond, c’est la même quête : celle de magnifier les saveurs, de mettre en valeur des savoir-faire, de faire honneur à nos racines tout en partageant un peu de nous-mêmes.


— ““Wahou, c’est… différent. Tu t’es lancée dans la cuisine diététique. J’imagine que c’est parfait pour ceux qui n'ont plus de papilles...”, je lâche, avec un sourire en coin, en la regardant d’un air faussement sérieux. Mais je ne compte pas m’arrêter là, ma petite vendetta contre ma sœur bien-aimée ne fait que commencer, et je savoure déjà le moment où elle va répliquer.


— “Mais qu’est-ce que tu racontes ?


Paniquée, elle me pousse légèrement avant de saisir la cuillère pour goûter à son tour, les yeux ronds d’inquiétude. Elle prend une lampée, analyse rapidement la saveur, puis lève les yeux vers moi, perplexe. C’est alors qu’elle s’aperçoit que je ris sous cape, tentant maladroitement de retenir mon éclat de rire.


— “Ah, mais je rêve !” s’exclame-t-elle, en me frappant doucement l’épaule avec la cuillère.


— "Je rigole, mo pìuthar (“soeurette”). T'es toujours aussi douée. Tu sais, tu devrais penser à ouvrir ton propre restaurant, tu ferais un malheur."


— “Comme si je n’avais pas déjà assez à faire entre la boutique à gérer, les cours à programmer et les expo à préparer...” soupire-t-elle en reposant le couvercle sur la marmite.


— “Comme si je n’avais pas assez à faire entre mes propres projets et ma collection de bouteilles !” je réplique en riant. “Mais bon, il est vrai que tu pourrais facilement ouvrir un restaurant. Entre nous, ça serait un véritable coup de maître.”


Depuis qu’elle a quitté l’Ecosse pour Paris pour poursuivre des études d’art, Isla s’est façonné une vie pleine de réussites et de passions. Avec Antoine à ses côtés, elle s’est installée à Toulouse il y a six ans. Les tourtereaux se sont construits un foyer chaleureux et accueillant, mêlant harmonieusement leurs carrières et leur vie personnelle. Isla a pris les rênes d’une boutique d’artisanat spécialisée en décoration, qui fait également office de galerie d’art. Cet espace offre des cours et des ateliers pour petits et grands, permettant à ma sœur de vivre pleinement sa vocation artistique tout en partageant son amour pour la création et le partage.


Elle s’approche de moi, posant la cuillère sur le comptoir avec un petit bruit métallique. D’un geste rapide et taquin, elle me donne un léger coup de coude, avant de se pencher vers moi.


— “D'accord, Monsieur le critique gastronomique,” dit-elle avec un sourire espiègle, “mais tu n’as pas échappé à ma curiosité. Parle-moi de ta soirée, maintenant. Ne fais pas le mystérieux, je veux tous les détails !


— “Ah, l’enquêtrice est de retour !, je réponds avec un clin d’œil. “Je suis sûr que tu pourrais écrire un roman sur ma vie nocturne. Mais pour l’instant, je vais te laisser sur ta faim. Il faut que j’aille me changer et me doucher d’abord.”


— “Ok, mais dépêche-toi, je vais mettre la table”, me dit-elle alors que je sors déjà de la cuisine, Milo sur les basques remuant la queue avec impatience.


“Cours toujours mon grand ! Pas de balade aujourd’hui ! J’ai trouvé une compagnie plus séduisante...”, je pense.


— “Désolé Isy, mais je ne reste pas”, je réplique en me tenant sur le pas de la porte.


— “Ah bon ? Tu vas où ?” me demande-t-elle, surprise.


— “Je rejoins Victoria pour déjeuner”.


Un large sourire s'étire sur les lèvres de ma sœur.


— “Je présume que ta soirée s’est très bien passé dans ce cas”, me lance-t-elle sur un ton désinvolte.


Mais je ne l’écoute déjà plus. Je monte les escaliers, un sourire benêt sur les lèvres à la simple évocation de celle qui hante mes jours et mes nuits. Chaque détail d’elle illumine des échos dans mon coeur, comme si je m’apprêtais à revivre un moment déjà inscrit dans ma mémoire.

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