CHAPITRE 15.5 * VICTORIA
V.R.S.de.SC
♪♫ ... ♪♫
— Je vais devoir y aller. Une urgence pour le boulot, j'annonce, résignée, blasée, frustrée, tout à la fois.
Je fais face à James et je me souviens de l'état dans lequel il était — il l'est toujours, visiblement. Fermé, distant, tourmenté, quelque chose le travaille. Les muscles de son visage se tendent, signe qu’il n’est pas tranquille. Je perçois une sorte de rejet, une vague d’irritation aussi, qu’il cache sous une façade calme. Pourquoi cette attitude ? Qu’est-ce qui lui prend ? Je n’arrive pas à démêler tout ça. Est-ce de la colère inexprimée ou de la déception silencieuse qui s’accrochent à lui ? On dirait qu'il se tient sur le fil, prêt à exploser ou à se refermer complètement.
— Tu travailles au Diamant Rose ? me demande-t-il doucement.
Mais, je sens que son expression trahit son anxiété.
— En quelque sorte, je lui réponds de manière involontairement évasive.
— Pour le gars que j’ai croisé hier ?
Je hoche la tête.
— Oui.
Le silence qui suit est suffocant. James me contemple, une lueur indéchiffrable dans les yeux. Sa mâchoire se contracte légèrement. Essaye-t-il de camoufler sa jalousie ? Non... je chasse cette pensée... Je me demande ce qu'il imagine, ce qu'il pense vraiment. Est-ce qu'il s'inquiète que Mati soit plus qu'un simple ami ? Croit-il que je lui cache quelque chose ?
James insiste tout de même, preuve que quelque chose se trame. Bien que son ton soit neutre, je devine facilement une pointe d'angoisse.
— C’est juste ton patron ?
— C’est un ami, rien de plus.
J’ai peut-être répondu un peu trop vite, comme si j’avais ressenti le besoin de le convaincre. La vérité, c'est que je n'ai jamais pensé à Mati comme plus que ça, mais j'ai l'intuition que pour James, rien ne sera simple. S'il me pose la question, s'il me demande — car je comprends maintenant que c'est une histoire de rivalité — si entre nous, il y a eu plus que de l'amitié, je lui dirai ce qui s'est réellement passé entre nous. Je n’ai rien à me reprocher. Pourtant au fond de moi, je réalise que James n’est plus celui que j'ai connu, ou du moins, plus entièrement. Il y a quelque chose de plus obscur en lui maintenant, quelque chose que je peine à définir.
Une angoisse sourde s’installe au creux de mon ventre. Il a évoqué Amy, une ex qui semble encore très présente dans son esprit. L’aime-t-il toujours ? Cette pensée m’échappe avant même que je puisse la retenir, et elle m'oppresse aussitôt. Il a dit que leur rupture l’avait anéanti, mais pourquoi ? Que s’est-il passé entre eux ?
Mon esprit cherche frénétiquement des réponses, comme une compulsion à comprendre, mais chaque hypothèse ou piste semble plus incertaine que la précédente. Il pourrait y avoir un millier de raisons possibles, y compris... l’infidélité. Si c’est ce qui l’a brisé, je dois être prudente. Ce genre de brèche est fragile, il ne faudrait pas que le vent des vieilles blessures vienne souffler sur ce que nous avons, ou ce qu’il en reste.
D'ailleurs, lorsque je le dévisage, son regard se durcit, une lueur froide s'installe dans ses yeux et l'air entre nous se charge de tension. Le temps, les silences, les non-dits ont creusé un abîme entre nous. Je n'arrive pas à anticiper sa réaction face à la jalousie. La question de James, d’un seul coup, me renvoie à des territoires que je pensais avoir laissés derrière moi, ceux où les doutes se mêlent aux vérités inavouées. Qui est-il en réalité ?
Je me dis que, si je m’écoutais, je ferais l’effort de tout remettre à plat, de répondre honnêtement à ses interrogations. Mais je suis consciente que toute vérité, si elle doit être exposée maintenant, pourrait être déformée par les ombres du passé. James pourrait imaginer ce qu’il veut, mais je ne veux pas qu’il ait l’impression que je joue sur plusieurs tableaux. Ce n’est pas mon style, c'est une question de principe, de valeurs et il le sait... Mon Dieu, j'espère qu'il le sait. La crainte qu’une simple explication sur la nature de ma relation avec Mati ne fasse qu’ouvrir une boîte de pandore me prend à la gorge... James semble encore hanté par son passé, et je ne suis pas certaine d’être prête à le confronter à ses propres démons. Pas maintenant. Pas dans ces circonstances.
Je le regarde, là, devant moi et je me demande s’il perçoit tout ce qui se cache derrière mon silence. S’il ressent la tension qui me noue les tripes. Merde ! J'ai l'impression de le trahir, là ! La situation est devenue une épreuve.
James se transforme sous mes yeux, et je n'arrive pas à savoir si c’est lui qui change ou si c’est moi. Peut-être que c’est nous deux, et cette idée me fait frissonner.
Je tourne légèrement la tête, cherchant à échapper à son attention, mais je sais qu’il me scrute. Finalement, il hoche la tête, ses traits se détendent un peu, un tout petit peu, mais je sais que ce n'est pas suffisant pour dissiper ce malaise.
— Je dois me préparer, désolé, soufflè-je.
Je pose le téléphone sur la table basse avec une précision presque trop étudiée, comme si ce geste pouvait dissoudre la tension de la pièce. Comme si tout était sous contrôle, alors qu’au fond, rien ne l’est.
James se tend à nouveau, un imperceptible changement dans sa posture. Un frisson parcourt mon échine. Il serre les poings, légèrement, comme si une partie de lui se préparait à se retirer, et je comprends, je ressens la distance qui s’installe entre nous. Mais il ne le dit pas.
— Je comprends, murmure-t-il, sa voix plus calme qu’avant, mais avec cette pointe de froideur qui m’échappe.
Il prend sa veste sur la chaise haute, presque comme un automate sous le prisme de ma déception. Mais, j'ai surtout la désagréable impression qu'il est absorbé dans une pensée qui n’a rien à voir avec moi, mais qui me touche pourtant de plein fouet. Une fois son vêtement passé sur le dos, il se dirige vers l’entrée de mon appartement, d'un pas sûr, mais c’est dans la lenteur de son mouvement que je devine une certaine reticence, comme un dernier sursaut d’indépendance.
Pourtant, malgré moi, parce que mon coeur me le dicte, me le hurle, me supplie, le voyant sur le départ, je ne peux m’empêcher de lui demander :
— James, est-ce que tu voudrais qu’on déjeune ensemble après ? Si tu n’as rien de prévu, je veux dire.
La question sort presque malgré moi, comme si je cherchais à réparer quelque chose, ou à colmater une fissure qu’il semble avoir laissée béante. Je ne veux pas qu’il parte comme ça. Pas sur cette note glacée. C’est stupide, mais je me sens comme suspendue entre deux mondes, entre ce que je veux et ce que je crains.
J’ai besoin qu’on reprenne notre conversation. Il y a tant de choses qu'on ne s'est pas encore dites, des émotions qui réclament d'être explorées. Ce silence entre nous, cette tension non résolue, mérite une chance de trouver une issue. Un déjeuner pourrait offrir l'occasion de discuter plus calmement, de clarifier nos sentiments et de comprendre où nous en sommes vraiment.
James s’arrête net, son regard changeant. Il ne s’attendait pas à ça, et pourtant, il ne répond pas immédiatement. Une fraction de seconde, il semble peser les mots, puis il baisse légèrement la tête, comme une admission silencieuse. Quand son regard croise le mien, le voile d’incertitude qui le recouvre s'étiole sous sa froideur apparente. Il semble déconcerté, comme s’il était pris au piège entre son désir de s’éloigner et la tentation d'accepter ma proposition. Mon cœur se serre. Je ne veux pas le quitter. J’ai encore besoin de lui. Pour comprendre. Pour trouver des réponses et peut-être une solution. Mais finalement, James relâche son masque.
— D’accord, dit-il finalement, mais avec ce petit sourire qui semble effleurer la surface de son visage, comme un éclair dans un ciel nuageux.
Je laisse échapper un léger soupir de soulagement.
— Vers 14h - 15h ça te va ?C'est peut-être un peu tard pour toi...
— Non. 14h30, c’est bien, me coupe-t-il immédiatement.
Je lui souris enfin, un peu plus libre, et ce geste, presque involontaire, semble briser un peu la glace.
— Parfait, approuvè-je, une sensation de tranquillité envahissant mon esprit.
James acquiesce, semble réfléchir, avant de me proposer :
— Je vais appeler un Uber. Si tu veux, je peux t’éviter le métro et te déposer ?
La proposition flotte un instant dans l’air, douce, presque familière, comme une parenthèse qui adoucit l’instant. Je sais que l’idée d’un trajet confortable me tente, mais quelque chose en moi résiste. Peut-être que c’est la nécessité de ne pas compliquer les choses.
— Pas la peine, je peux... prendre le métro, je grimace sans le faire exprès, mon visage trahissant une gêne soudaine.
Mince... je me suis mal exprimée. Il va le prendre comme une autre forme de rejet. J'ouvre la bouche pour rectifier le tir, puis, comme s’il devinait que la tentation était plus forte que mon refus, il insiste, sa voix empreinte d’une douceur qu’il ne cache même plus.
— Tu seras plus vite au club et ça me ferait plaisir.
Je prends un moment pour le considérer. En vérité, je n’aime pas du tout le métro. Trop de monde, trop de confusion, trop d’odeurs. Ce n’est pas juste une question de confort, ce serait un gain de temps non négligeable.
— Dans ce cas, d’accord, acceptè-je, convaincue. Je vais te suivre.
Il cherche déjà son téléphone, et dans cet action, si simple, je revois l'ancien James...
— Très bien. Je contacte un Uber. Combien de temps ?
Je fais un rapide calcul avant de répondre, avec un air contrit, espérant que je ne lui en demande pas trop :
— Un quart d'heure, vingts minutes, ça te va ?
Il me regarde un instant, une lueur d’amusement dans ses yeux, avant de répondre :
— Impec.
Tandis que James se penche déjà sur son interface, je me dirige vers ma salle de bain. Il faut vraiment que je me dépêche là !
— Je dois me doucher. J’en ai pour deux minutes... Enfin cinq. Fais comme chez toi.
Il lève les yeux vers moi un instant, hoche la tête et offre un faible sourire. Je coulisse la porte derrière moi et jette un coup d’œil à mon reflet dans le miroir. J’ai une sale mine. Les quelques heures de sommeil que je me suis accordée n'ont pas été très bénéfiques. Mes yeux sont gonflés, rougis, mon teint cireux, mes cheveux sont un désastre total. Sans parler du suçon dans mon cou, que je n’avais pas encore remarqué. Mince ! Non pas qu’il me dérange, mais ce n’est pas très professionnel. Je vais devoir garder les cheveux détachés pour cacher ça, tant pis. Je me débarasse de mes vêtements tandis que l’eau chaude coule déjà, me promettant une brève évasion. Quand je m’immerge sous le jet brûlant, je soupire d'aise. L’eau me réchauffe, me débarrasse petit à petit de la fatigue et du chaos des douze dernières heures. Dans cette solitude, je me permets enfin de relâcher un peu de pression. Chaque goutte sur mon corps semble emporter une partie de la fatigue accumulée.
Je commence à faire une liste mentale de toutes les tâches qui m’attendent aujourd’hui. Mais, malgré mes efforts pour me concentrer sur la journée à venir, mes pensées reviennent sans cesse à James. Mon dieu... Dès que je pense à lui, une fièvre torride envahit mon corps. L’eau chaude me fait toujours cet effet euphorisant. Je soupire et dire qu'il est juste à côté... Mon cerveau est encore embrouillé par des émotions et des pensées conflictuelles : les obligations professionnelles, les préparatifs personnels, les discussions essentielles avec James... Tout s'entrelace, se mélange, crée un tourbillon de stress et d’excitation.
Comment ai-je pu passer d'une soirée d’anniversaire animée avec mes proches à une nuit aussi intense et déroutante avec l’homme qui attise tous mes désirs depuis des mois ? Cette transition soudaine et brutale me déstabilise. Moi qui commençais à peine à me remettre des blessures passées, me voilà à nouveau assiégée. Je suis littéralement au milieu d’un tunnel dont je ne vois pas le bout, tirée dans toutes les directions. D’un calme durement acquis, je me retrouve maintenant plongée dans un micmac sans fin, perdue au milieu d'un brouillard de confusion et de révélations fracassantes. La journée à venir s'annonce comme un défi colossal. Comment jongler avec ce chaos intérieur et les responsabilités qui m’attendent ? Trouver le bon équilibre entre mes sentiments en pagaille et ma vie de tous les jours ? Entre un cœur en reconstruction et une journée à affronter, il semble que je me sois inscrite à un marathon émotionnel sans même m’échauffer.
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