CHAPITRE 16.3 * JAMES
J.L.C
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Victoria ressort enfin de la salle de bain, radieuse, encore plus éblouissante qu’à l’accoutumée. Un frisson m’échappe, surprenant, émouvant même. Ses yeux sont soulignés avec subtilité, ses joues légèrement rosées, et ses lèvres… nues, comme toujours.
Un jour, elle m’a expliqué qu'elle évitait le rouge à lèvres à cause de sa fâcheuse tendance à se passer la langue par-dessus ou à les mordiller quand elle se concentre. Aucun maquillage ne résistait à ces gestes inconscients et elle avait fini par renoncer à en porter. Je l’ai souvent surprise en pleine réflexion, les dents pinçant doucement sa peau charnue. Mais ce jour-là, son regard avait eu un éclat étrange, comme un bref voile d’hésitation, une lueur qui m’avait fait soupçonner une raison plus intime, quelque chose qu’elle préférait garder pour elle. Je n’ai pas insisté.
Après tout, chacun à le droit à son jardin secret. Moi, plus que quiconque, je sais combien il est difficile de laisser voir ce qui se cache derrière les apparences... La peur d’être perçu à travers le prisme du jugement, la crainte de voir mes faiblesses mises à nu, ces zones d’ombre accumulés qui finissent par se fondre en nous avec le temps. Cache-t-on ces secrets pour se protéger, ou pour ne pas entacher l'image que les autres ont de nous ? Je redoutais que Victoria ne voie en moi qu’un minable détruit, perdu, vidé de sa substance. Pourtant, il me restait ce désir d'incarner, pour elle, cet homme solide et digne qu’elle regarderait avec respect, peut-être même avec admiration... ou amour. A travers ses yeux, j'espérais me voir autrement qu’en écho brisé, quelqu'un de meilleur, d’indéfectible.
Alors que je m’égare dans mes pensées, Victoria m’arrache doucement à mes réflexions. Son regard, intense, fouille le mien. Ses sourcils se froncent un peu, et l’ombre d’un doute traverse son visage. On dirait qu’elle perçoit, sans tout comprendre, les ombres qui s'infiltrent en moi.
Elle finit par me demander :
— Tout va bien ?
Sa question flotte, fragile, comme une main tendue. Son ton, doux mais inquiet, me fait prendre conscience de la finesse de son instinct, cette façon qu’elle a de deviner ce que d’autres ignoreraient.
Alors, pour ne pas ajouter d’incertitudes là où il n’y en a que trop, je la rassure brièvement. La perplexité s’inscrit un instant sur ses traits, mes paroles insuffisantes, comme souvent. Elle ouvre la bouche, hésite, puis la referme et lève les yeux vers moi, cherchant une réponse ailleurs Un silence nous enveloppe, tendre et lourd à la fois. Elle ne pousse pas davantage. Son sourire, apaisé mais discret, parle plus que mille mots. Elle sait, sans savoir. Elle attend, patiente, que j’aille au-delà de ce que je laisse transparaître. Mais déjà, l'urgence de la situation nous accule et elle se détourne.
Le monde autour de moi se remet en mouvement et je laisse l’instant glisser, m’extirpant de ces réflexions oppressantes pour revenir à des détails plus simples. Les battements de mon cœur se calment, chaque regard furtif vers elle me réinstalle dans une réalité plus agréable. À quoi pensais-je déjà ? Ah, oui, ces lèvres…
Elles m'enivrent et me désarment, m'appellent et m'apaisent. Je songe au doux contact de sa peau contre la mienne, la caresse lénifiante de son souffle léger. Je dois avouer que j’apprécie cette absence d’artifice, cette candeur qui émane de sa bouche, sans maquillage, sans parure. Il y a quelque chose de rafraîchissant à pouvoir goûter ses lèvres sans rien entre nous, juste sa saveur à elle. Cette simplicité brute, cette authenticité, m'envoûte. Je rêve de capturer cette essence pure, d'immortaliser un peu de ce mystère dans quelque chose de concret.
Un whisky... Un hommage liquide à l’imprenable et subtil parfum de ses lèvres. Je l’imagine déjà : une base d’orge malté bien sûr, rehaussée de nuances onctueuses de miel pour évoquer cette douceur inoubliable. J’ajouterais des écorces d’agrumes, peut-être du pamplemousse ou de la bergamote, pour rappeler la vivacité de ses baisers. Un soupçon de cannelle et de clou de girofle sublimerait parfaitement la chaleur réconfortante qui émane d’elle. Je vieillirai le tout dans des fûts de chêne sélectionnés avec soin, qui auraient contenu du gin par exemple, pour insuffler des notes d’herbes et de baies de genièvre, traduisant la fraîcheur et la complexité qui m’enveloppe quand je l’embrasse. Ce breuvage serait comme une symphonie de d'émotions, chaque gorgée m'offrirait une réminiscence de notre intimité rare et précieuse.
Voilà quelque chose de tangible auquel m'accrocher. Un concept que mon esprit peut modeler, comme un ancrage dans l'abstrait. Victoria et le whisky… Un mariage ambitieux de textures et de matières. Transposer sa présence, l'exprimer dans chaque arôme, chaque goutte. Une création en équilibre entre ces deux mondes : celui de l’instant, de l’intime, et celui de l’absolu, du désir cristallisé dans le temps.
Un frisson me parcourt, comme si cette idée me saisissait tout entier. Mon regard s'évade, absorbé par l'image mentale de ce whisky idéal, de cet élixir distillée qui prend forme dans mon intellect. J'abandonne le canapé presque sans m'en rendre compte et m'avance vers la fenêtre, happé par ce projet naissant. Chaque pas m’éloigne un peu plus du présent, m’engrène dans un univers d'effluves, de saveurs et de savants dosages où chaque étape se précise, se teinte de son souvenir.
Debout face aux reflets de la ville, je me perds dans cette vision, les mains enfoncées dans mes poches. Les pensées se mêlent, tourbillonnent, me ramenant sans cesse vers elle, vers cette envie d’inscrire l’indicible dans le dicible.
Une voix douce vient soudain me tirer de cette immersion.
— À quoi tu penses ? Tu fais une drôle de tête.
Je me retourne, surpris, pour trouver le regard curieux de Victoria, ses beaux yeux qui m'évoquent tant la couleur d'un grand cru, plaqué sur moi. Un sourire discret effleure mes lèvres. Enfin une pensée que je n'ai aucune raison de cacher. Au contraire, je suis prêt à la partager sans détours et sans gêne.
— À du whisky...
— Une nouvelle création ? s’enquiert-elle, avec une intonation sincère et intriguée.
— Oui, dis-je en jouant légèrement avec mes mots. Une saveur complexe, douce et inimitable… quelque chose de tout à fait unique.
— Ah oui, laquelle ?
Son innocence charmante me galvanise et m’arrache un rire intérieur. Sans réfléchir, comme porté par une évidence, je laisse tomber ma confession avec une douceur assurée.
— La tienne…
Le léger plissement de sourcils m'indiquent son incompréhension.
— Toi, Victoria... Le goût de tes lèvres.
Alors qu'elle ajustait ses boucles d'oreilles, elle suspend son geste. Ses yeux s’écarquillent brièvement, comme si elle prenait toute la mesure de ma déclaration, avant qu’un éclat nouveau ne s’y implante. À cet instant, je réalise à quel point sa beauté naturelle rayonne plus que tout ce que l’on pourrait imaginer. Comment ai-je pu un jour envisager de renoncer à cette femme extraordinaire ?
L'amusement joue sur mon visage en la voyant rougir. Elle secoue la tête, mais son sourire la trahit. Il devient plus fragile, mais aussi plus vrai.
— Je vois, Monsieur le créateur de whisky… Est-ce que vous dites ça à toutes les femmes ?
Elle me teste. C'est l'occasion de dissiper toute ambiguïté, de lui montrer que je n’ai d’yeux que pour elle, de conquérir un peu plus son coeur.
— Jamais. Juste à toi. Rien qu'à toi.
À l'instant où son regard ténébreux plonge dans le mien, mon souffle se coupe, les battements de mon coeur se suspendent. Sa langue effleure les commissures de sa bouche, avant que ses dents ne viennent en mordiller la pulpe avec une lenteur calculée. Ce n'est plus un tic dû au stress... non, loin de là... Elle s'apprête à minauder, à me défier. La femme la plus séduisante que j'ai jamais rencontré se pare de ce charme magnétique qui la rend insaisissable, m’attire un peu plus dans ce jeu de séduction où elle excelle.
— Et qu’est-ce qui te fait penser que mes lèvres seraient un bon modèle pour ton whisky ?
Elle avance d’un pas. J'en fais autant. Elle frôle la distance. Je la réduis. Un souffle. Une pulsation. Tout s’accélère, et pourtant, tout ralentit.
— Parce qu’elles sont mémorables... inoubliables.
Son sourire s’élargit, mystérieux. Elle est là, juste là, à portée de mes lèvres.
— Pourquoi ne pas me montrer ce que tu comptes capturer exactement ?
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