CHAPITRE 23.1 * JAMES
LES FLAMMES DE L'ESPOIR
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J.L.C
♪♫ MAIS JE T’AIME — CAMILLE LELOUCHE ET GRAND CORPS MALADE ♪♫
L’atmosphère est lourde. L’odeur capiteuse de l’alcool s’insinue dans mes narines et celle des corps en sueur m’écœure. Autour de moi, la musique bat comme un cœur monstrueux, même si je ne l’entends plus aussi distinctement. Je suis sous l’eau. Tout s’estompe, les contours se dérobent sous l’effet de l’ivresse qui brouille mes perceptions, rendant la réalité insaisissable. Mes tempes cognent au rythme des basses. Chaque pulsation m’envoie des vagues douloureuses qui s’écrasent contre les parois de mon crâne et m’enfonce un peu plus dans une brume floconneuse. Ma torpeur m’embourbe totalement au point que je ne distingue plus où commencent mes sensations et où finissent mes pensées. Ce n’est plus qu’un amas informe et oppressant qui m’engloutit à mesure que l’horloge égrène ses minutes.
Puis, quelque chose change. Une variation dans l’air. Un frémissement, à peine perceptible, mais inoubliable. Telle une bouffée de fraîcheur qui vient subitement fendre la moiteur suffocante. Le vacarme des voix et les rires cessent. Tout ce qui m’entoure s’évanouit dans le néant. Dans cette bulle de silence, un éclat familier attire mon attention. Des yeux de loup. Les yeux de Victoria.
J’ai toujours été fasciné par leur couleur. Whisky, miel, feuilles d’automne, leurs nuances m’avaient tout de suite séduit. Quand le soleil joue sur son visage, la teinte oscille entre le cuivré profond et le doré étincelant. Son regard, porteur d’une intensité sauvage, semble capable de percer les âmes, la mienne en particulier. Je n’aurais eu aucun mal à les reconnaître, où qu’ils soient.
Pourtant, ce soir, c’est impossible. L’être lumineux qui éclaire mes ténébres ne peut pas être là. Alors, lorsqu’elle apparait devant moi comme par enchantement, je parcours son profil et sa silhouette sans vraiment la voir. Parce que, ces dernières semaines, elle était partout.
Assise à la terrasse d’un café, perdue dans un roman philosophique alors que je déambulais, hagard et esseulé, à la recherche de sens, de vérité, dans les rues mornes d’Édimbourg… Calée contre un mur, une cigarette entre les doigts, le regard triste tourné vers l’horizon, juste au moment où je m’apprêtais à entrer dans ce bar grunge en quête d’une nouvelle dose pour passer la nuit… Dansant au milieu d’un club enfumé, son corps ondulant avec grâce et volupté, tandis que j’étais en transe, vautré sur un canapé miteux, une fille vénale sur mes genoux.
Toutes ces fois où elle n’était qu’un mirage, une hallucination de plus, de trop. Une projection déformée de mes démons intérieurs, un visage façonné par la fièvre de mon craving. À chaque tentative de l’atteindre, elle s’évanouissait dans les ténèbres toxiques de mes excès, se dissolvait dans le mariage forcé de l’alcool et de la cocaïne. Et chaque fois, elle laissait derrière elle ce vide abyssal que rien ne pouvait combler. Sa présence était aussi insaisissable que le rêve d’une vie que je n’aurais jamais.
Et même lorsque je me perdais dans les bras d’une autre, je calquais l’image de la femme que j’aime sur toutes les bouches que je profanais, chaque corps que je possédais. Chaque rencontre ne constituait qu’échec cuisant, expérience dénuée de sens, plaisir froid, mécanique, sans saveur, sans la moindre satisfaction, si ce n’était celle de donner mon être en pâture à la débauche, à la luxure…
Il m’arrivait d’être si défoncé que, dans un moment de lucidité absurde, je me confondais en excuse en plein acte, m’imaginant que c’était sur Victoria que je m’acharnais de la sorte, sans douceur, sans retenue. Dans la sauvagerie que je déployais, j’avais l’impression de la briser elle, violemment, brutalement. Une part de moi cherchait à expier cette folie, mais, malgré l’étincelle de conscience qui me criait d’arrêter, je continuais. Son spectre m’étreignait encore et toujours, me maintenait sous sa domination, alors j’évacuais ma rage en baisant sans contrôle, attendant la délivrance qui ne venait jamais.
Sous mes doigts, les autres filles hurlaient de plaisir, me gratifiaient de leurs gémissements, me suppliaient, jouissaient, mais tout ce que j’entendais c’était les larmes de celle que j’aimais.
Je ne savais plus distinguer la frontière entre la réalité et mes délires. À chaque coup de reins, son nom déchirait le silence de mes nuits sans fin, qui glissait entre mes lèvres au milieu de ses ersatz d’euphorie. Même dans l’extase que je simulais, c’était elle que je poursuivais, encore et encore, dans des gestes qui ne me donnaient plus rien, sinon un peu plus de haine envers moi-même. Je m’abandonnais à cette bestialité, regrettais, m’envoyais un autre rail de poudre, une autre pilule colorée, une autre femme, pour oublier. L’illusion revenait, je recommençais et m’éclatais immanquablement contre le mur de mes propres limites. La drogue me conférait une force dévastatrice, mais m’arrachait ce qui restait de mon âme, me laissant avec une soif insatiable d’échapper à cette prison invisible qui ne cessait de m’engluer. Brisé, vidé, le goût amer du whisky et celui, plus corrosif, de la came, je m’effondrais, je sombrais plus profondément. J’espérais que, peut-être, dans un autre rêve ou un trip différent, je pourrais enfin la fuir ou la récupérer. Mais tout ce que je retrouvais, c’était ma propre destruction.
— James ?
Une voix familière. Une paume chaude sur ma joue. Mon cœur s’arrête. Au moment où ses lèvres bougent et mon nom retentit, je cligne des paupières, plisse mes sourcils. Ça ne se peut pas… Soudain, le voile de mon détresse se lève comme un rayon de soleil perçant à travers les nuages opaques. Victoria est là. Son corps, droit. Son visage, penché vers le mien. Sa main, saisissant le verre entre mes doigts pour le poser sur la table à côté. Tout autour de moi se réduit à elle, chaque détail de son apparence, chaque mouvement qu’elle fait, se grave sur mes rétines.
— Vi ? murmurè-je incrédule.
Mon regard s’ancre au sien. Vi. Ses yeux de braise qui m’ensorcelle. Dans la pénombre du club, leur éclat tranche avec les lumières vacillantes. Mon cœur se met à battre la chamade, comme s’il comptait s’échapper de ma poitrine par ma bouche. Je ne suis pas à Édimbourg, je ne suis pas dans ce monde que j’ai tenté de fuir. Je suis dans le sien, dans son univers, sa ville, chez elle. Sa présence me secoue comme un électrochoc, dissipant lentement la brume de l’alcool. Je la scrute, l'étudie avec une intensité fiévreuse.
Ses cheveux, souples et indomptés, tombent en cascade sur ses épaules. Ses vêtements simples et son air triste et désolé lui donnent l’allure d’une âme égarée qui cherche à retrouver son chemin. Son expression reflète une gamme d’émotions : crainte, espoir, et une douleur que je peine à comprendre. La manière dont elle m’observe, comme si elle voulait percer les couches de ma détresse, atteindre la vérité cachée sous ce masque de débauche m’ébranle.
Mais peu à peu, la panique monte et mon mal de crâne explose. Elle est là. En chair et en os. Victoria. Elle est l’eau, et moi, je brûle. Je me redresse - en tout cas j’essaie — mais chaque mouvement est laborieux, entravé par mes membres engourdis. J’ai l’impression de la débattre dans un océan de lave, de m’enfoncer dans un épais brouillard de feu. Mes muscles, complètement ankylosés par l’effet soporifique de l’alcool qui coule dans mes veines, s’efforcent tant bien que mal de retrouver leur vitalité.
Il faut que je me ressaisisse, que je dise quelque chose, n’importe quoi, pour qu’elle comprenne, qu’elle sache… Tout ce que j’ai enfoui, tout ce que j’ai fui, tout ce que je regrette maintenant.
Soulagement et peur fusionnent à vue d’œil. Je veux lui dire combien je suis désolé, combien chaque moment passé loin d’elle m’a détruit, combien je réalise enfin l’ampleur de ce que je risque de perdre. Elle. Nous. Mais les mots me manquent, se dérobent comme des ombres fuyantes. Incapable d’aligner des phrases, totalement brimé par l’intensité de mes sentiments et le poids écrasant de mes erreurs, en ruine et parfaitement saoul, sous le regard de celle qui, à présent, me voit tel que je suis devenu, je me défile.
L’atmosphère se resserre et chacune de mes respirations se transforme en un combat contre la gêne et la honte qui me liquéfient.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? articulè-je maladroitement comme un idiot.
— J’ai reçu un message, me confie-t-elle d’une voix ferme, mais chargée de cette émotion indéchiffrable.
— Un message ? De qui ?
Je suis trop perdu pour comprendre. Trop confus pour saisir la logique de ses mots.
— Isla. Elle m’a dit que tu ne te sentais pas bien, que tu avais besoin de moi.
Un soudain regain de gratitude m’assaille, comparable à une goulée d’air frais après un plongeon dans l’eau glacée. Mais ce répit est de courte durée, noyé immédiatement par une marée de culpabilité. Ma sœur a voulu me tirer du bon côté de la falaise, comme toujours. Voilà pourquoi Victoria se tient devant moi.
Je la dévisage, essayant de surmonter la barrière de ses pensées. La douleur et l’inquiétude qui se lisent sur ces traits me transpercent comme un tesson chauffé à blanc. Je dois l’épargner, la soustraire à cette tempête, lui éviter de souffrir et subir les conséquences de mes actes.
— Non, Vi… Tu ne devrais pas être ici ! je lui intime d’une voix brisée, secouant la tête et baissant les yeux, comme pour fuir la réalité qu’elle m’impose.
— Qu’est-ce qui se passe James ? Qu’est-ce que tu as pris ?
Elle pense que je… Non !
D’un bond, je me mets debout, mais mes mouvements sont instables, mes jambes en caoutchouc et le sol sous mes pieds, des putains de sables mouvants. Chaque pulsation de mon cœur en cendres perfore mes tympans, un tambour de défaite qui écrase mes poumons. L’angoisse m’étouffe, me compresse l’œsophage, serre mes cordes vocales.
— Je… je…
Putain, ma bouche est tellement pâteuse qu’elle m’empêche d’articuler correctement. Je me racle la gorge, un bruit rauque, comme un râle de bête blessée, puis je tente de reprendre contenance et de plaider ma cause :
— J’ai touché à rien !
Ma voix est plus forte que je ne l’aurais voulu, presque agressive, mais je dois la rassurer. Je veux qu’elle me croie. Elle ne bronche pas, mais ses traits se détendent légèrement. Pourtant, ce qui me frappe le plus, ce qui m’achemine vers un abîme de culpabilité, c’est cette lueur de détermination dans ses yeux. Elle voit la bassesse en moi, et pourtant, elle tient encore à y envisager une possibilité.
Je m’efforce d’adoucir mon ton, conscient de la nécessité de choisir mes mots avec soin.
— J’ai rien pris, Victoria. Je te le jure. J’ai juste bu quelques verres. Mais… je gère.
Pour appuyer mon propos, je tends la main vers la table, désignant d’un geste ledit verre… sauf que je pointe du mauvais côté. Mes doigts s’enfoncent dans le vide, et, pris de court par l’élan de mon propre corps, je titube dangereusement. Un réflexe paniqué me pousse à me raccrocher à l’accoudoir du fauteuil, mais l’équilibre m’échappe et ma prise glisse.
Mon pilier dans ce monde instable réagit immédiatement. Elle s’avance vers moi pour m’empêcher de basculer dans ma chute. Sa proximité soudaine, l’intensité de son effroi, tout me frappe avec une violence sans nom. Et, surtout, la honte. Une honte terrible, insoutenable, qui me retourne l’estomac.
Je me stabilise de justesse, évite à tout prix de croiser son regard. Sa paume effleure la mienne, m’aidant à me maintenir debout. Un simple geste, pourtant un coup de poignard. Je voudrais fuir, mais mes jambes ne répondent plus. Alors, je reste là, figé, spectateur de mon propre naufrage, comme d’habitude, submergé par cette collision brutale entre mon état lamentable et sa force indéfectible.
La dernière chose que je souhaitais, c’est qu’elle me voie comme un échec, un problème à résoudre. Je voulais qu’elle se souvienne de l’homme que j’avais été avec elle quelque mois plus tôt. C’était celui qui se tenait encore droit, celui qui n’avait pas replongé de plus belle. Pas cette version défaillante qui lutte contre les ombres.
— James… regarde-moi.
Impossible.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? murmure-t-elle, presque suppliante.
Pas un reproche, pas une accusation. Juste une main tendue, désespérée. Et voilà, le scénario catastrophe se déroule sous mes yeux, aussi réel et dévorant que les flammes d’un incendie. L’énormité de la situation me pétrifie. Je savais qu’Isla était inquiète, mais l’idée qu’elle a ressenti le besoin de faire venir la seule qui compte , pour me sauver de moi-même… Ça me tord les tripes. Manquerait plus que je dégueule devant tout le monde, putain !
Je ne suis qu’un enfoiré de première, un poison, un virus qui contamine la vie de tous ceux qui m’entourent. Pour ma sœur, ma famille, je ne suis rien d’autre qu’une source de souffrance, un élément perturbateur, et je refuse d’infliger ça à celle qui a redonné sens à ma vie sans même s’en apercevoir. Hors de question que Victoria soit témoin de ma débâcle, victime de mes errances.
Le poids de cette pensée me fait vaciller. Mon appui précaire, déjà affecté par l’alcool, me trahit et je me laisse retomber sur le fauteuil comme la grosse merde que je suis.
Victoria, attentive, place une main ferme sur mon bras pour me soutenir. Cette chaleur, cette pression douce, mais pleine d’assurance, fait naître un bonheur inattendu, fugace, presque irréel. Sa peau contre ma peau... L’harmonie de l’eau et du feu.
Pourtant, cette tendresse me révulse. C’est trop, je n’en suis pas digne. Je détourne la tête, rejette ce réconfort comme si c’était une brûlure, un rappel cruel de ma déchéance.
Mais, en même temps, une autre sensation m’envahit, insidieuse. Dans ce tourbillon de dégout teinté d’amertume, tandis que je m’érige contre ce combat incessant avec moi-même, l’idée de pouvoir lâcher prise, ne serait-ce qu’un instant et de sentir quelqu’un à mes côtés, illumine la noirceur de mon désespoir.
Je ne peux m’empêcher d’éprouver de la gratitude pour elle. Cette femme, qui, bravant la nuit chaotique et la tempête de ses propres pensées, a tenu sa promesse de me soutenir, d’être là pour moi. Chaque pas qu’elle a fait pour venir me rejoindre témoigne d’un engagement que je ne peux ignorer et qui me touche plus que je ne l’aurais espéré. Elle n’est pas là par simple altruisme ou par devoir, non. Il y a autre chose, peut-être bien une manière de dire qu’elle me voit encore. Qu’elle me veut encore !
Comparée à la dévotion constante d’Isla, la présence de Victoria suscite un sentiment tout autre, une intimité qui se dessine lentement dans l’ombre de mes doutes. Ce n’est pas la même chaleur, ni la même certitude, mais quelque chose de plus fragile. Une attention qui ne vient pas d’une obligation, qui semble ouvrir un avenir, une possibilité de reconstruire. Est-ce une preuve d’amour ? J’aimerais croire que c’en est. Pas juste de la compassion, de la charité, ou un reflet déformé de mes propres désirs…
Bien sûr que si, James ! De l’amour ? Sérieusement ? Regarde-toi un peu ! Tu crois que quelqu’un pourrait encore t’aimer ? Tu ne le mériterais pas de toute façon… Tu n’es qu’une suite d’erreurs et de mauvaises décisions, un pauvre type qui aurait dû crever dans cet accident il y a des années… Comme si cette femme magnifique, pleine de vie, sensible et bienveillante pouvait un jour s’offrir à une ordure comme toi, un fantôme coincé dans le passé. T’es là à t’accrocher à des bribes d’espoir alors que t’as rien pour toi, mec. Elle ne t’aime pas, elle ne t’aimera jamais. Elle est juste là parce qu’elle se sent forcée, parce que ta sœur l’a fait venir. C’est pas de l’amour, c’est de la pitié, rien d’autre.
Je chasse cette nouvelle illusion hypocrite en me détachant d’elle. La situation est exactement ce que je redoutais le plus. Il faut qu’elle parte sur-le-champ. Même si mon instinct me hurle de la prendre dans mes bras, de la serrer contre moi pour lui montrer combien je suis heureux qu’elle soit là, je ne peux m’y résoudre. Je n’ai pas le droit de lui imposer ma misère. Le désir de la garder près de moi se heurte à la réalité de mon esprit troublé, un état qui pourrait la blesser si je me laissais emporter.
Je ferme les yeux pour rassembler un semblant de courage. D’une voix brusque, que j’essaie de rendre autoritaire malgré ma confusion, je déclare :
— Victoria, va-t’en.
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