CHAPITRE 23.3 * JAMES
J.L.C
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Je sens mes yeux s’embuer, une brûlure poignante m’envahit, et mes poings se serrent discrètement pour contenir un flot de larmes que je refuse - par orgueil ou par peur - de laisser couler.
Son dévouement et sa présence sont à la fois des cadeaux et une malédiction. En restant auprès de moi, elle se met émotionnellement en danger. La colère qui m’a envahi s’éteint peu à peu, laissant place à un abattement lourd et douloureux. La honte devient de plus en plus pressante, écrasante, comme si le poids de toutes mes erreurs et errances me broie lentement. Mon corps et mon esprit au bord de l’effondrement flottent dans un état de résignation, comme une barque à la dérive.
Nos regards se verrouillent enfin.
— Je ne le mérite pas, Vi, balbutiè-je.
Elle incline un peu la tête, ses iris rivés aux miennes avec une acuité implacable.
— C’est à moi d'en décider, me rappelle-t-elle.
Ses yeux brillent de sollicitude et de tendresse. Le léger sourire qui illumine son visage entame la brèche dans la forteresse que j’ai érigée autour de mon cœur, une carapace façonnée par les années de blessures, de regrets et de solitude.
Cette femme… Cette femme possède ce pouvoir insensé. Elle pourrait fissurer l’armure des plus vaillants guerriers, sur n’importe quel champ de bataille, comme une flèche précise perçant une cuirasse réputée invincible. Telle Pénélope, tissant inlassablement son ouvrage avec patience et foi, elle est ce ruisseau persévérant qui érode les pierres les plus solides, non par force, mais par constance. Chaque regard, chaque mot, chaque geste de sa part creuse mes défenses, lentement mais sûrement, m’obligeant à voir les vérités que j’ai tenté d’ignorer.
Je tente de lui rendre la pareille, mais mon sourire reste fragile, un pâle reflet de l’intensité de mes véritables sentiments. Pourtant, c’est tout ce que je parviens à offrir dans cet instant où mon âme oscille entre le désir de s’ouvrir et la peur de se briser.
— James, il vaudrait mieux que tu rentres. Je peux te raccompagner, ou... tu pourrais venir chez moi. Tu as besoin de décuver et de te reposer.
L’attention constante qu’elle me manifeste m’apaise profondément, mais me déstabilise brutalement. Qui aimerait voir ses vulnérabilités ainsi exposées au grand jour devant celui ou celle qu’il aime ?
Et elle est là, bien réelle, cette douleur aiguë, si familière qu’elle en est presque une vieille compagne. Elle gît à mes pieds, ronge mon esprit et mon cœur depuis si longtemps que je ne saurais plus dire qui de nous deux contrôle l’autre. Mais, sous le poids de son regard, cette rengaine vacille, remplacée par autre chose, quelque chose de plus effrayant encore.
Victoria exhume des souvenirs que j’ai durablement enfouis, des fragments d’un passé que je pensais avoir scellé à jamais. L'amour. Pas celui qui répare ou guérit, mais celui qui détruit. Celui qui, au bout du compte, est capable de briser un homme, une vie, des attentes et des valeurs. Celui qui consume tout sur son passage, ne laisse que des cendres et une amère question : à quoi bon ?
Je me détourne, incapable de soutenir plus avant cette vérité qu’elle me renvoie avec une désarmante clarté.
— Pas la peine, vraiment, je t’assure que je vais... bien.
Mais mes paroles sonnent creux, et je sais qu’elle le perçoit. Ses yeux me couvent et me mettent à nu, exposant failles et travers. Son visage demeure marqué par une volonté farouche, une flamme qui ne semble jamais s'éteindre. La flamme de l'espoir.
C’est alors que, dans un mouvement calme, mais empreint d’une résolution saisissante, le pilier de ma rédemption se place face à moi. Elle lève nos mains entrelacées et les presse contre mon cœur, entre nos corps. Son regard oscille entre une douceur troublante et une détermination inébranlable, un miroir de ses propres contradictions : forte, mais fragile. Son geste porte une prière silencieuse, presque un appel, qui résonne entre nous. Je ne peux m’empêcher de l’admirer, de détailler les contours de son profil baigné par la lumière tamisée, ses lèvres entrouvertes comme si elles retenaient des mots qu’elle hésite encore à prononcer, sa poitrine qui se soulève lentement sous l’effet d’une émotion contenue.
Puis, soudain, elle frémit violemment. Un frisson qui part de ses épaules et descend le long de ses bras, où la chair de poule apparaît nettement sur sa peau nue. L’air glacé s’insinue autour de nous, mordant et implacable.
Merde, il doit faire à peine 10 degrés dehors ! Debout devant moi sans manteau, vêtue seulement d’un t-shirt blanc fin qui laisse deviner les lignes de sa lingerie noire, Victoria est frigorifiée. Comment ne l'ai-je pas remarqué ?
Sans plus réfléchir, je me dégage et retire ma veste d'un geste rapide, la drapant à la hâte sur son dos. Elle soupire doucement, un souffle de reconnaissance, mais je sens immédiatement que ça ne suffit pas : elle tremble comme une feuille. Le froid a pris racine en elle, bien plus fort que ce que le tissu peut apaiser. Je perçois son hésitation, ce léger recul avant qu’elle ne franchisse le pas, avant qu’elle ne réduise l’espace entre nous. Je ressens la même impulsion. Mon cœur réagit à cette distance, au désir de répondre à son besoin de proximité, de dissiper ce froid à la source. Sans un mot, je l’attire à moi. Nos deux corps se modèlent l'un contre l'autre. Elle s’abandonne, sans résistance, son visage enfoui dans mon torse, cherchant refuge, protection.
Je l’étreins plus fermement, espérant lui transmettre la chaleur qui lui fait défaut. Ce rapprochement, aussi soudain que silencieux, fait naître une tension entre nous. Moi qui luttais contre l’envie de la voir partir, voilà que, maintenant, je ne souhaite rien d'autre que la garder contre moi toute la nuit.
Son corps qui vibre, son cœur qui palpite en écho au mien, sa peau glacée contre la mienne, je perds tout mes repères. Je perçois la cadence de ses pulsations, réplique exacte de ceux qui martèlent dans ma poitrine. Et son parfum, si délicat, me trouble davantage, me hante. Ses doux cheveux effleurent mes épaules et mon cou. À chaque inspiration, chaque frémissement, un désir insaisissable monte en moi, un feu que je peine à à contenir.
Mes bras la serrent, une ancre qui m’empêche de fuir, mais à l’intérieur de moi, tout se rebelle. Mon organisme réclame plus. Chaque centimètre entre nous devient un champ de forces opposées : la peur de la perte, l’appel de la passion.
Ses mains se posent sur mon buste, comme une invitation à me laisser aller, mais tout en moi bataille pour ne pas franchir cette frontière. Mon esprit m’ordonne de rester maître de moi, de ne pas céder, mais chaque cellule de mon être se tend vers elle.
La tendresse me submerge, à la fois douce et écrasante, mais aussi brûlante, excitante. Victoria lève son beau visage vers moi, ses yeux fouillent les miens. Sa paume remonte lentement vers mon cou et atterrit sur ma mâchoire. Elle fixe ma bouche, caresse mes lèvres de la pulpe de ses doigts. Puis, elle se hisse sur la pointe des pieds. Son souffle se fait plus profond. Quand soudain, la vibration de mon téléphone brise la magie de l'instant.
Celle qui fait taire le chaos en moi se recule. La chaleur de son corps contre le mien s’évanouit en un instant, et le monde reprend sa place, brutalement. Je ferme les paupières brièvement, attrape mon portable dans la poche de mon pantalon.
Un appel. Un texto. Je l'ouvre, enfin j'essaie. Je dois m'y prendre à plusieurs reprises avant de parvenir à déverrouiller mon appareil.
Victoria, qui ne manque rien de l’expéditeur ni du contenu du sms, m'interroge :
— Ta sœur est ici ?
J'acquiesce silencieusement.
Son regard cherche ma permission alors qu'elle tend sa main :
— Je peux ?
En guise de réponse, je glisse le smartphone entre ses doigts. Elle fronce les sourcils tandis que ces pouces tapent un message que je ne prends pas la peine de lire. La concentration marquée sur ses traits, eux-mêmes illuminés par la lueur bleutée projetée par l’écran, m’hypnotise.
— Merci. Je lui ai dit où on était. Il est temps que tu rentres James. S’il te plaît.
Vaincu, je soupire et opine en signe d’accord, trop épuisé pour argumenter davantage. Un éclat de triomphe pétille furtivement dans ses iris mordorés, bien qu'aussitôt tempéré par une inquiétude plus profonde. Victoria, sans lâcher ma main pour autant, se perd ensuite dans la contemplation de l’obscurité derrière nous en attendant l'arrivée de ma sœur.
Quelques minutes plus tard, Isla fait son apparition, ainsi qu'Antoine. Tous deux semblent visiblement soulagés de retrouver la femme qui fait battre mon coeur. Ma jumelle se précipite vers elle et l’enveloppe dans une étreinte chaleureuse. Au début, l’accolade parait dérouter Victoria, mais elle finit par y répondre, avec une courtoisie non feinte. Antoine lui adresse un hochement de tête discret, auquel mon ange gardien réagit par un sourire poli. Mais, à travers la brume de mon esprit alourdi par l’alcool, mes perceptions sont brouillés et il m'est difficile de faire la part des choses.
Toutefois, l’attitude de ma sœur m’étonne. Isla, qui n’est pas du genre à s’épancher, se laisse aller à cette démonstration d’affection, une facette d’elle que je n’ai pas vue depuis longtemps. En prenant Victoria dans ses bras, est-elle en train de dévoiler une part d’elle-même qu’elle garde habituellement cachée ? Son regard, bien que masqué par une façade de force, trahit une profondeur d’émotions : la culpabilité, l’impuissance et une inquiétude qui s’accrochent à elle comme une ombre. Se peut-il que le soulagement de ma jumelle soit tel, que la présence de que la présence de celle que j'aime désormais — et ma sœur le sait — allège un fardeau devenu trop lourd à porter ? C’est un coup supplémentaire à encaisser pour moi, une vérité qui se tisse dans la douleur.
Je suis toujours avachi contre le mur, la tête lourde, comme si chaque mouvement dans mon champ de vision était au ralenti. Les échanges entre Isla et Victoria se poursuivent sans que j’en perçoive vraiment les détails. J'ai l'impression de les observer à travers une vitre embuée. Leur conversation se transforme en un murmure lointain, et leur préoccupation m’échappe comme un écho inaccessible. Les mots se perdent dans le brouillard de mes pensées, tandis que je suis le témoin silencieux de cette tendresse dont je suis à la fois le bénéficiaire et le spectateur.
— Isla, je vais rester avec James ce soir. On va faire un tour pour qu’il prenne l’air, et si besoin, je le reconduirai chez toi ou l’amènerai chez moi. Je m’assurerai qu’il soit en sécurité. Enfin, si ça te convient, James ?
Les paroles de Victoria tombent sur moi comme une pluie douce, presque imperceptible, mais lourde de sens. Je peine à rassembler mes pensées, à donner un sens à ce qui m’arrive. Elle me regarde, un regard direct, sans détour, et dans cette intensité, je sais qu'elle a déjà pris sa décision. Ce n’est même plus une question. Ce n’est pas une demande. C’est un ordre déguisé, une certitude.
Et je suis trop fatigué pour y résister, trop épuisé pour refuser quoi que ce soit. Alors, comme une sorte de réflexe, je fais un mouvement presque automatique, ma réponse m’échappant avant même que j’aie eu le temps d’y réfléchir.
— D’accord…
Tout ce que je sais alors, c'est que mon trésor fragile, la femme pour qui je veux changer, est prête à m'accompagner sur ce chemin sinueux. Et ma réponse est tout sauf raisonnable. Je voulais l'éloigner et voilà que je m'arrime à elle. Je ne suis qu'un lâche...
— Très bien, si tu penses que c'est ce qu'il te faut, concède Isla.
Mais dans son intonation, je perçois une légère hésitation. Elle ajoute plus doucement à l'intention de Vi :
— Appelle-moi si tu as besoin de quoi que ce soit.
Izy s’avance alors, et je ressens la chaleur de son étreinte, qui pourtant me fait souffrir encore plus. Comment ai-je pu mettre Isla dans cette position ? La forcer à s’inquiéter pour moi ?
Enfants, c’était moi qui veillais sur elle, la consolais, lui tenais la main quand elle avait peur, posais des pansements sur ses blessures, séchais ses larmes après ses chagrins d'amour… Aujourd’hui, je suis celui qui a besoin d’être soutenu, celui qui est tombé trop bas pour se relever seul. Et elle, si forte, si entière, me glisse un dernier mot, un conseil, une bénédiction à l'oreille.
— Prends soin de toi, mo bràthair. Et d’elle aussi. Aie confiance, Jamie.
Ses paroles se répercutent dans mon esprit. Elles me ramènent à notre conversation précédente, un écho du passé, des souvenirs d’un autre temps, peut-être d’une autre vie. Je la serre un peu plus fort contre moi avant qu’elle ne se détache en m'adressant un sourire.
Victoria me regarde, une lueur de résolution dans ses yeux. Ses iris ambrés, profonds et implacables, semblent capturer mes hésitations, m’aspirer dans un tourbillon de détermination. Sans un mot, elle me fait un signe de tête, un encouragement silencieux. Puis, après avoir brièvement salué Antoine et Isla, elle m’attrape par la main et prend les devants pour nous guider vers la sortie. Sa démarche assurée contraste fortement avec ma nervosité palpable. Je la suis, à moitié en état de marche, à moitié porté par sa volonté.
En traversant le club dans l’autre sens, je réalise que ce milieu vibrant, ce labyrinthe de son et lumière, n'est qu'une illusion, une distraction qui m’écrase et me maintient à distance de mes véritables sentiments. Cet univers, avec ses tentations et ses excès, ne fait qu’aggraver ma confusion. Je dois m’extirper de là avant de perdre la femme que j'aime. Seule Victoria peut me mener vers un monde de calme, de paix et d'amour, un chez-moi où je pourrais me libérer des peurs qui m'entravent. Seule Victoria peut mettre fin à la lutte qui se déroule à l'intérieur de moi.
Victoria. Ça a toujours été Victoria et le salut de ses bras.
FIN DU TOME 1
(pour le moment)
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