CHAPITRE 24.1 * JAMES
TOME 2
24H POUR SE DECLARER
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PARTIE 1
COEUR A L'UNISSON
AUX PREMIERS BAISERS
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J.L.C
♪♫ BELIEVE — THE BRAVERY ♪♫
Un léger courant d’air nous enveloppe tout à coup, porté par les murmures de la nuit. La rue grouille de vie : quelques passants se pressent, d’autres discutent à voix basse, blottis dans des recoins sombres ou s’encanaillent de bon cœur. Les néons des enseignes créent des reflets colorés sur le bitume humide, un kaléidoscope qui se déforme sous mes yeux fatigués.
Victoria marche à mes côtés, son allure droite contrastant avec mes pas lourds et hésitants. Chaque foulée devient plus ardue, comme si le sol ondulait sous mes bottes, réfracté par un déséquilibre risible qui témoigne de mon état minable. Je tangue maladroitement, m’efforce de maintenir sa cadence pourtant au ralenti, de suivre son rythme si magnanime qu’il semble taillé sur mesure pour un type incapable de mettre un pied devant l’autre correctement. Ses mains posées sur mon bras me stabilisent autant qu’elles me troublent. Bon sang, comme si ma lamentable performance valait tant d’attention ! Sa poigne douce mais inflexible tranche avec la fraîcheur de l’air nocturne, me rétablissant peu à peu dans une réalité que je préférerais mille fois fuir. Quoique non, fuir Victoria, ce n’est pas une option.
Le poids mort que je suis vacille ; sa prise se raffermit, encore et encore, à chaque déviation de notre trajectoire. Elle me ramène contre elle sans un mot, son soutien muet chargé d’une patience que je ne mérite pas. Une scène digne d’un mauvais mélodrame, avec moi en tête d’affiche, pathétique jusqu’au bout. Putain, mon ange gardien ne me laisserait pas tomber, pourtant, si jamais je m'écroule, elle risque d’être emportée avec moi. Et ça, ce serait le grand final : la cerise sur le gâteau de ma débâcle, non, mieux, le pompon sur la Garonne comme on dirait au pays de... de... bon sang, je sais même plus qui.
Soudain, un haut-le-cœur me saisit, et je m’arrête net, l’estomac en proie à un tumulte désagréable. Je lutte contre la nausée qui monte, serrant les dents pour contenir l’envie de vomir mes tripes sur le pavé. Parfait, comme si je n’avais pas déjà assez de dignité en lambeaux. Victoria s’immobilise, son regard empreint d’inquiétude. Elle comprend immédiatement que je suis en train de sombrer, et, sans hésiter, m’entraîne vers un banc plus loin.
Le souffle court, j’inspire et j’expire lentement, escomptant que la fraîcheur de la nuit me ramènera un peu de lucidité. Ce n’est pas gagné, mais on peut toujours espérer. Elle glisse une main dans mes cheveux, ses doigts effleurent doucement chaque mèche avant de se poser sur ma nuque. Là, sa paume exerce une pression légère, un massage réconfortant, tandis que je reste statique, la tête toujours baissée. Ce simple geste éveille en moi une vague de chaleur apaisante, un petit miracle dans cette mer de confusion. Chaque caresse chasse un peu le brouillard de l’ivresse. La tension de mon corps se relâche et un frisson parcourt ma colonne vertébrale. Sa dévotion me ferait presque oublier que je suis en train de sombrer dans une lourde agonie alcoolique.
— Ça va aller, chuchote-t-elle.
J’essaie d'acquiescer, mais le mouvement me rappelle à quel point je suis mal en point. Je me penche un peu plus en avant, mon estomac se contractant. Un vertige et des sueurs froides m’assaillent. Mes pensées s’éparpillent alors que je me bats pour ne pas céder au craving et garder le contrôle. Pourtant, mon pied se met à taper convulsivement le sol. Je ferme mes paupières et concentre mes efforts sur le doux massage de Victoria. Un lien qui m’apporte une force dont j’ai cruellement besoin. Petit à petit, la tempête en moi se calme. Mais je suis incapable de dire combien de temps je reste prostré ainsi, à la fois honteux de ma faiblesse et reconnaissant de sa patience et de son soutien qui m'aide à garder la tête hors de l’eau.
Mon Dieu… Si j’avais succombé à la tentation, si j'avais snifé un rail de coke… La soirée aurait pris un tournant que j’ose à peine imaginer.
Moi, complètement défoncé, en train de m'enliser dans un désespoir sans fin, perdu dans un océan de plaisirs éphémères, bercé par une euphorie extatique, le corps d'une inconnue contre le mien. Victoria m'aurait surpris dans la déchéance la plus totale, dans un état déplorable qui n’appelle aucune pitié. Saisie par l’horreur de la situation, témoin impuissante de tout ce que je ne veux plus être, elle se serait détournée de moi, à n’en pas douter ! La tristesse dans ses yeux… Ou peut-être sa colère… L’une ou l'autre, ou les deux… Je ne l’aurais sans doute pas reconnue. Je l’aurais peut-être même ignoré. Elle serait partie à jamais. Je l'imagine fuyant, mais je ne la suis pas, car je ne la vois pas. De toute façon, je l’aurais prise pour une illusion de plus. Et si je m'étais glissé dans un coin avec une autre, comme je l’aI fait tant de fois auparavant, et que Victoria… Oh mon dieu… Non !
Je me prends la tête entre les mains, le cœur au bord des lèvres, mais trop tard. Le dégoût monte en flèche et ma nausée revient en force. Une pensée de trop, et voilà que mon estomac décide de vider ses maigres réserves de whisky et d’orgueil sur le pavé. J’ai à peine le temps de repousser in extremis Victoria sur le côté.
Les larmes aux yeux, je réalise à quel point je lui fais du mal et ma colère intérieure se mêle à la panique. Je suprends son visage blême quand elle s’approche avec une précaution teintée d’inquiétude. Elle a vu le déferlement de ma détresse et, du coin de l'œil, je perçois un mélange de compassion et de frustration sur ses traits. Avant même que je puisse articuler un mot, elle fouille dans son sac et en sort une gourde.
— Respire, James, regarde-moi, dit-elle d’une voix caressante, mais ferme, comme une mère qui réconforte son enfant. Tu peux surmonter ça. Tiens, bois un peu.
Je n’y arrive pas. Je ne peux pas la regarder. Alors, je me contente de saisir la bouteille qu’elle me tend. Je me rince la bouche, crache discrètement sur le côté pour chasser les résidus aigres qui me brûlent la gorge. Puis, j'avale une rasade pour apaiser le tumulte intérieur. Je me sens à peine plus humain.
Toujours prévoyante, Victoria récupère un paquet de mouchoirs et une petite boite qu’elle me glisse délicatement entre les doigts. Intrigué, je la fixe sans comprendre.
— Pastille à la menthe, explique-t-elle paisiblement. Ça m'aide.
Mes mains tremblent, mais la bonté de son geste m’encourage. J'acquiesce, un peu déstabilisé avant de sortir un carré blanc de son étui pour me tamponner le visage et essuyer les lèvres. Puis je fais claquer le couvercle métallique. Le son net résonne dans le silence de la nuit. Je saisis un bonbon et le dépose sur ma langue. La fraîcheur givrée envahit mes papilles, adoucit à la fois le goût amer de la bile et le chaos dans ma tête.
— Je suis désolé, Vi… Je ne voulais pas…
Putain, bien sûr que non ! Je ne voulais pas être l’homme qui vomit à ses pieds ! Ma voix se brise sous le poids de mes excuses. Je ne souhaite pas la blesser davantage, mais je suis perdu.
— Ne le sois pas. Je comprends. Je suis là.
J’inspire profondément. La chaleur de sa main regagne mon bras, mon épaule, mes cheveux. Et soudain, elle se glisse dans mon giron, m’incite à me lover contre elle. Je m'y réfugie sans demander mon reste. Ses doigts s'enroulent discrètement autour des miens tandis que je pose mon front contre son ventre en fermant les yeux.
Le silence s’étire, et dans ce vide, chaque battement de son cœur devient une mélodie familière contre ma tempe. Dans ce cocon de tendresse, un mélange étrange naît en moi : force et fragilité, sérénité et vulnérabilité, qui fusionnent en une harmonie délicate, comme si ces états antinomiques pouvaient coexister sans jugement. Petit à petit, je commence à me détendre. Je rouvre les paupières, m’imprègne du tissu cotonneux de ses vêtements, trouve un apaisement dans la douceur de son odeur, ce subtil mélange de parfum et de chaleur humain.
Quand je me redresse enfin — à contrecœur — c’est pour me plonger dans son regard. Sous la lumière tremblante du réverbère, ses prunelles me renvoient une vitalité qui m’échappe, mais que je désire ardemment recouvrer. Mon Dieu, qu’elle est belle et féroce, généreuse et puissante ! Sa présence me rassérène et me stimule en même temps. Elle est tout ce que je ne suis pas et, pourtant, tout ce que je veux. Un frisson parcourt mon échine. Comment peut-elle être encore là, avec moi, malgré tout ? Et moi, comment pourrais-je ne pas l'aimer, encore et toujours ?
— Viens, marchons, m'intime-t-elle. Ça te fera du bien, tu verras. Un peu d’air, quelques pas, ça aide à chasser le brouillard.
On déambule côte à côte sans hâte pendant de longues minutes dans le dédale des briques toulousaines, celles que j’ai déjà arpentées seul et avec elle, des mois auparavant. Bien que mon corps soit encore engourdi, j’avance avec plus de stabilité maintenant. Mes épaules se redressent légèrement, mes pas deviennent moins hésitants. Une certaine clarté d’esprit se restaure grâce à mon… offrande au caniveau, somme toute purificatrice. Le bruit environnant diminue progressivement à mesure qu’on s’éloigne des rues piétonnes et des bars qui pullulent dans le quartier. Victoria me guide avec une patience infinie, veille sur moi, me jette de temps à autre des coups d’œil qui m'apporte une étrange réassurance.
D’abord de manière presque inaudible, mais désormais évidente, je perçois le murmure du fleuve. Lorsqu’on arrive près des berges de la Garonne, paisible et mystérieuse, un sentiment de nostalgie m’envahit. La vue de cette étendue d’eau, bordée de lumières qui se réfléchissent sur sa surface sombre, ravive des souvenirs chargés d’émotion. Ma mémoire se réveille... Juste là, à quelques pas le long du quai, ce moment sublime où Victoria et moi nous sommes embrassés pour la première fois. Cette réminiscence, empreinte de douceur et de simplicité, me rappelle la promesse que je n'ai pas su tenir, celle de prendre soin d'elle, de moi, d'avancer et non de régresser. Le contraste est cruel. La complexité de notre situation actuelle... tout est de ma faute, et cette évidence me fait l’effet d’un coup de poing. Je me suis moi-même précipité dans cette déroute.
Si seulement j'avais eu le bon sens de laisser mes démons en paix, de ne pas leur abdiquer la place sur le trône. Si j’avais choisi de rester chez moi ce soir-là, plutôt que de céder à cette impulsion absurde d’aller prendre ce verre, jamais la drogue ne m’aurait rattrapé. Jamais je ne serais tombé dans ce gouffre où l’euphorie m’écrase et où tout s’embrouille. Je me serais abstenu de mettre les pieds à cette soirée, je n’aurais pas fait venir Elaine, ni été ce connard, paumé de A à Z, à la chercher dans le regard de cette ex totalement névrosée et piquée de moi depuis des années...
Et plus encore, jamais je n’aurais ignoré les appels, les messages… précipité Victoria dans l’incertitude, dans cette attente qui a dû la dévorer. Non, si j'avais emprunté un autre chemin, si j'avais écouté cette petite voix qui me disait de m’éloigner de la folie du monde, j’aurais sauté dans le premier avion pour la rejoindre. Je serais allé souffler sur les braises de notre idylle estivale, et peut-être que ces flammes, au lieu de s’éteindre, se seraient transformées en un brasier brûlant d’un amour tranquille, rassurant, capable de résister à tout.
À l'heure qu'il est, si j’avais fait les choses différemment, si j’avais eu la décence de la convaincre de nous donner une chance, comme j'en avais eu l'intention initiale, on serait probablement chez moi, dans mon nouvel appart, blottis l'un contre l'autre, à rigoler, flirter, discourir ou même dormir. Bref, on serait ensemble. Simplement ensemble. En couple, construisant notre avenir à deux. Sans ce poids sur nos épaules, sans cette appréhension sourde qui nous étouffe. Mais non, j'ai tout foutu en l'air.
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