CHAPITRE 33.1 * VICTORIA

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VIRÉE ÉPICURIENNE

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V.R.S.de.SC

♪♫ LUCKY —​​​​​​​ JASON MRAZ ET COLBIE CAILLAT ♪♫



Le grain de raisin blanc se faufile entre mes lèvres avec la douceur d’un murmure, prêt à céder sous l’impatience gourmande de mes dents. Sous leur pression, la chair éclate, libérant une éclaboussure sucrée. Une cascade fraîche s’abat sur mes papilles, s'épanouit sur ma langue, tandis que le pouce de James traîne sur ma peau, presque hésitant, comme s’il caressait un interdit. Ses yeux enchaînés à ma bouche, témoins du plaisir qui m'effleure, captent la morsure vive. Un souffle court m’échappe, une ivresse discrète me gagne.


— Ils sont comme je les aime ! Très bon choix, Chef ! commentè-je.


James glisse la grappe sélectionnée au fond de la corbeille qu'il tient sous le bras, mais ses doigts habiles chipent un dernier fruit en douce. Deux pommes lisses, aux couleurs rubis et or, rejoignent leur destin parmi le raisin.


Midi flamboie et les alentours du marché Victor Hugo bourdonnent de vie. L’air, frais, vivifiant, chargé d’arômes sucrés et herbacés, éveille mes sens, tout comme les conversations des passants qui se mêlent à la cacophonie de la ville. Une atmosphère bruissante, une authenticité brute qui se devine dans chaque sourire spontané, dans la chaleur des échanges teintés d’accents chantants, dans la qualité des produits dépouillés d'artifices. Les légumes sont encore couverts de terre, les fromages respirent la campagne, les pièces de viande, lustrées par la lumière, revendiquent leur provenance indiscutable. D’ordinaire, l'agitation m'étourdit, mais, en ces lieux, elle pulse des inflexions nostalgiques, comme un retour aux choses essentielles, un arrière-goût de chez soi.


La présence de ma famille — viticulteurs passionnés — sur les marchés de la région explique sans doute l’intimité que j'éprouve ici. Des vignobles aux étals, nos bouteilles trônent fièrement aux quatre vents de l’Occitanie, aux côtés des maraîchers, des bouchers, des apiculteurs et autres artisans locaux. Peut-être est-ce pour cela que Toulouse m’a attirée plus que Montpellier — un attachement tissé depuis l'enfance. Malgré l'appel salé des vagues et mon amour pour la mer — qui aurait dû me pousser vers une métropole côtière — c’est la ville rose, familière et rassurante, qui a guidé mes pas.


Tous les samedis matin, place Dupuy, coincée entre Pauline et ses confitures maison — des secrets bien gardés que Mami s’empressait de comparer à ses propres recettes — et Émile, maître des volailles dorées dont les parfums faisaient danser l’appétit, vous trouverez ma mère, et jadis ma grand-mère. La négociation était son terrain de jeu, et Maman en connaît toutes les ficelles — un sourire pour séduire, une anecdote pour fidéliser. L'art de la vente se perpétue de génération en génération.


Au stand de la famille Saint Clair, vous découvrirez nos bouteilles et cubis AOC, tous estampillés Château du Rubis, un domaine niché dans le Pays Cathare, au pied des Corbières de l’Alaric. Spécialistes des rouges vibrants, des blancs cristallins et des rosés secs, nous cultivons syrah, grenache, carignan et bien d’autres — marsanne, muscat, terret et cinsaut — tous enracinés dans un terroir d’exception. Sur des terres minérales et des sols rustiques, nos cépages s’épanouissent à flanc de reliefs ou dans le sillon des vallées, les souches s'abreuvant de garrigues et de calcaires. Chez nous, la caresse saline de la Méditerranée se heurte à la tramontane mordante et la rudesse du piémont — un duel de climats dont nos vins capturent la vérité brute.


Rien ne réchauffe mieux les cœurs qu’un rouge velouté à la une robe grenat — compagnon parfait pour escorter civets, ragoûts et grillades. Pour un apéritif frais et élégant, un blanc vif à dominante grenache — qu’il convient de boire sur la jeunesse — fera merveille et saura également rehausser le goût iodé des fruits de mer à la plancha ou le moelleux d’un fromage tendre. Et si vos envies vous invitent à la légèreté d’un rosé saumoné et aromatique, laissez-vous tenter par notre millésime 2012, un classique intemporel. Il se révèle à merveille sur une salade estivale, un tartare délicat ou une tranche de melon bien juteux.


Voyez, j’ai été à bonne école, moi aussi. On m’a formée aux secrets des cépages, et j'ai hérité du savoir-faire familial. Pourtant, malgré tout l’amour que je porte à nos vins — et la fierté qu’ils méritent —, je l’avoue sans détour : j’ai une faiblesse pour le pétillement des bulles. Ce qui m’amène à penser que la blanquette qu'Antoine, le beau-frère de James, m'a offerte attend toujours son heure dans mon placard depuis cet été. Le whisky, en revanche, je l'ai sifflé...


En parlant de mon Écossais, voilà qu'il s'empare d'un potimarron, le soupèse, regarde le sol, sourit. Mais en levant la tête vers moi, il réalise que je l’observe, et son air de petit diable disparaît aussitôt. On aurait dit un gamin prêt à fracasser la petite sphère orange pour le simple plaisir de semer un peu de chaos ou tenter une expérimentation des plus passionnante. Un frisson d'amusement me traverse, aussi doux qu'une brise printanière. Cette scène furtive et pleine de charme cristallise cette facette espiègle, enfantine, que je lui connaissais de cet été. Un éclat de déraison, une spontanéité qui le rend si irrésistible à mes yeux. Je pourrais lui dire qu'il est adorable dans ses moments de légèreté, bien loin de l'image qu'il se fait de lui-même, mais je choisis de garder ce secret dans l’ombre de mon esprit, préférant sobrement le contempler et ne pas rompre le sort.


Pris en flagrant délit de pitrerie, il repose la cucurbitacée près de ses congénères, la mine sérieuse, mais toujours avec cette lueur de malice qui scintille au fond de ses iris bleus.


— Dommage que les citrouilles soient pas dans le thème de ta soirée, me lance-t-il. En plus, t'aurais eu de quoi te faire une soupe.


Il me fait rire. C'est tout ce que j'aime chez lui.


— Tiens, puisque t'as l'air de si bien t'amuser, tu pourrais m'attraper cinq citrons, s'il te plaît ?


— Cinq ? répète-t-il, surpris.


— Oui, Monsieur, cinq, confirmè-je.


James laisse échapper un sourire radieux avant de partir à la quête de ce Graal jaune, dont je ne peux plus me passer au quotidien. Je le mets partout : dans ma vinaigrette, mon thé, pour mariner viandes et poissons, dans mes cocktails maisons, mes pâtisseries et même dans mes produits ménagers.


Je le regarde, séduite, tandis qu’il jongle avec les citrons avant de les déposer dans la panière. Cette assurance naturelle fait accélérer mon pouls d'une manière délicieuse. Quand il fait volte-face, mes yeux se perdent sur ses muscles, qui se dessinent à travers son t-shirt blanc. Ce qui se cache sous sa veste élégante, j'ai eu maintes fois l'occasion de le toucher, et rien que d’y penser, j’en salive.


Mon fauteur de troubles — le genre qui commence à chatouiller les recoins de ma conscience et secouer l'épicentre de ma libido — revient, rayonnant. Je saisis un agrume et le porte à mon nez. L’arôme vif et acidulé m'enveloppe instantanément.


— Merci. C’est tout pour moi, je souris en plaçant le fruit et mon tote bag en toile dans la corbeille.


James remet la panière au primeur qui le prend pour la pesée. À l’instant où mon amant se faufile dans mon dos, ses mains m’enserrent la taille. Une bouffée de chaleur et de tendresse fauche l'esprit. Si je dois patienter, autant le faire dans ses bras. Je me détends, mon corps en confiance, bercée par sa présence lénifiante.


— À quoi tu pensais en me dévorant des yeux il y a deux minutes ? me susurre-t-il, son souffle chaud effleurant ma tempe.


Mince ! Bonjour la discrétion…


— Qui te dit que je te... fixais ? Tu prends toujours tes rêves pour des réalités.


James laisse filer un petit rire qui sonne comme une caresse à mes oreilles.


— Certains le deviennent… J’ai encore ton goût de ton nectar sur mes lèvres, Victoria.


Sa voix basse, vibrante, fait frémir chaque fibre de mon être.Il ajoute à ses mots une pression possessive sur mon ventre, puis, presque sans bruit, sa langue frôle secrètement la peau sensible de mon cou.


Le feu me monte aux joues et je contiens de justesse un gémissement qui menace d’exposer mon trouble à la face de la Terre. Le traître !


Le vendeur, sans le savoir, brise la magie de l’instant en annonçant le prix de nos achats. Je m'écarte de son étreinte, déverrouille mon téléphone machinalement, validant le paiement tout en maintenant le plus grand calme, en apparence. Mon séducteur invétéré récupère mon tote bag, le visage parfaitement impassible, comme si de rien n’était. Peut-être ne s’est-il pas rendu compte de l'effet qu'il a sur moi. Je l’observe à la dérobée. Bien sûr que si ! En témoigne son petit sourire en coin qui me nargue. Il ne s'en tirera pas aussi facilement.


Je l’entraîne vers l’intérieur de l’enceinte, ma vengeance en marche. Premier arrêt : la crèmerie. Il va en avoir pour son compte.


— Tu aimes le Rocamadour ? je l’interroge, malicieuse.


Il me répond par la négative tout en admirant tranquillement la vitrine pleine de trésors lactés.


— Moi, je les adore. Tiens, ce sont ces petits fromages ronds, dis-je en pointant un plateau. Ils sont au lait de chèvre. La pâte est crémeuse et le cœur fondant en bouche. Moi, je les préfère nature, mais certains y ajoutent un peu de miel. C’est comme des cabécous, tu connais ?


Il secoue doucement la tête, comme s’il n’avait jamais croisé leur chemin.


— Par contre, si c'est comme le camembert, je passe mon tour, déclare-t-il sur la défensive.


— Une autre affinité culinaire, décidément. Mais, ne t’inquiète pas le Rocamadour, c’est bien plus subtil.


Je souris intérieurement. Si le camembert lui donne déjà des frissons, il n’a encore rien vu. Je vais en faire mon arme secrète. J’interpelle la crémière pour lui prendre deux fromages. Le goût de ma vengeance est tout désigné.


On tombe ensuite directement sur un artisan fumeur, occupé à trancher de fines lamelles de saumon à la chair soyeuse. Leur odeur tourbée emplit nos narines et titille mes papilles, me mettant l’eau à la bouche.


— Tu aimes ? demandè-je.


— Aye ! Tu sais, sans vouloir paraître chauvin, les meilleurs saumons viennent de chez nous. On dit que l'eau pure leur confère une saveur inégalée. Quand j’étais petit, mon grand-père m’emmenait souvent à la pêche.


Un sourire nostalgique effleure ses lèvres. Je l’imagine sans mal, enfant, avec sa crinière auburn bien plus rousse sous le soleil d'été, pataugeant allègrement dans le torrent glacé d’une rivière, l'air de défier la nature elle-même. Un ourson intrépide, concentré sur sa proie invisible. Bien sûr, il n’a sûrement jamais pêché de cette façon. Ce n'est rien d'autre qu'une vision édulcorée, sans doute loin de la méthode conventionnelle, mais l'évocation m’enchante trop pour m'en priver.


L'artisan, vif et alerte, nous aborde, un sourire dans la voix, vantant d’emblée le caractère exceptionnel des saumons écossais qu’il sélectionne pour ses fumaisons. Très vite, James et lui s'engagent dans une conversation animée, passant des techniques de conservation aux subtilités du bois utilisé. Bientôt, leurs paroles s’entrelacent dans une exaltation des mérites de l’artisanat : la qualité, l’authenticité, la passion du métier et la défense des traditions, tout en promouvant une consommation plus responsable. Rien d'étonnant. James baigne dans la branche, mais côté whisky. Ce n’est donc pas un hasard s’il embraye avec autant de ferveur. À travers ses yeux, je devine le respect sincère qu’il voue à cet autre savoir-faire. Là, dans son élément, il incarne tout ce qui me fascine en lui et réveille une tendresse lumineuse. Je me laisse volontiers emporter par leur échange, réjouie de le voir si absorbé. Si ce saumon fumé est à la hauteur de leur enthousiasme, on va se régaler.


Les tranches de notre sésame en main — épices basques et flocons de paprika ; ails des ours et fleurs de bleuets — on poursuit notre déambulation à travers les étals. Non loin de là se trouve mon boulanger préféré, et je guide James vers le choix de notre baguette. Un regard complice se glisse entre nous, nos goûts se rejoignant instinctivement. On tombe rapidement d’accord sur un pain de campagne, rustique et pas trop cuit.


En quittant le stand, je lui confie que j'ai un faible les tartines grillées au petit-déjeuner et James me raconte que son appartement à Édimbourg, situé juste en face d'une boulangerie, lui offre le privilège des effluves de pain chaud chaque nuit. Une pensée me traverse : pourvu qu'il m'y invite, car respirer ce parfum blottie contre lui serait un véritable morceau de paradis.


C’est alors qu’on croise une triperie. Le haggis. Bien sûr qu’il allait m’en parler. Ce plat traditionnel écossais, comme il me l’explique, est une sorte de pudding fait à base de cœur, foie et poumons d’agneau, mélangé avec de l'avoine et des épices, le tout cuit dans la panse d'une brebis. Peu ragoutant, mais il m’assure que c'est mangeable. Je reste dubitative, mais je lui accorde le bénéfice du doute. De toute façon, la manière dont sa voix prend une teinte passionnée, la fierté dans son discours, ses yeux qui s’illuminent tandis qu’il décrit les délices de la gastronomie de son pays, voilà ce qui me pousse, malgré mes réserves, à bien bouloir planter ma fourchette dans cette spécialité. Quoique, si on peut remettre l'expérience à, disons... jamais, ça me va aussi.


Quand je lui confesse cette dernière pensée, James éclate de rire avant de m’attirer à lui pour un baiser tendre. La gaieté éclot sur mes lèvres lorsque ses bras m'enveloppent. Dans ce doux moment partagé, je réalise à quel point notre petite escapade romantique me ravit et me donne le sentiment d’être à ma place.

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