CHAPITRE 33.2 * VICTORIA
V.R.S.de.SC
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Au détour de chaque stand, guidés par la promesse d’une gourmandise sans fin, les trésors du marché captent notre attention, flattent nos narines, émoustillent le palais et aiguisent notre appétit. Des sourires complices éclairent nos visages, tandis que nous explorons, curieux et réjouis, cette mer de couleurs et d’odeurs qui font vibrer nos papilles d’anticipation. James ne résiste jamais à l’envie d’une bouchée volée, m’invitant à goûter à toutes les merveilles exposées. Sa main serre la mienne, ses doigts glissent en un entrelacs léger, mais sûr, ancrant nos pas dans une cadence partagée. Chaque mot qu’il distille à mon oreille — anecdotes facétieuses ou compliments suaves — ourle mes pensées d’éclats de velours et d’éclairs de malice. Flirts et rires rythment notre parcours, jusqu’à l’instant où un baiser suspend notre course, fige nos regards, emprisonne le temps dans une parenthèse brûlante au cœur du brouhaha.
En passant devant un traiteur, James jette son dévolu sur des samosas dorés et croustillants. Ses yeux pétillent d’une gourmandise contagieuse, et déjà, je savoure d’avance le plaisir de lui en chaparder un. Quant à moi, je cède à l’appel d’une barquette de pois chiches et de poivrons grillés, — et, astucieusement, j’en profite pour m’armer de couverts. Certes, l’idée du pique-nique a du charme, mais la clé de sa réussite réside dans l’art de bien s’équiper. Mon fidèle opinel, exhumé du fond du sac, sauvera l’affaire : James pourra débiter en rondelles le saucisson qu’il a repéré avec l’œil affûté d’un gourmet.
En le voyant presque sautiller sur place, on dirait un gamin devant une vitrine de bonbons, sauf que, dans son royaume, le règne appartient aux viandes grasses et aux délices salés et non aux sucreries. Il s’emploie d’ailleurs à se procurer plusieurs bonheurs culinaires, de quoi combler son clan à la prochaine dégustation, m’explique-t-il. Rillettes d’oie, fricandeau de lapin et pâté de campagne au porc noir de Bigorre finissent dans mon tote bag. Une véritable razzia, et encore, je le soupçonne d’avoir bridé son appétit pour éviter l’excès. Note à moi-même : nourrir ce grand-gaillard d’amour et d’eau fraîche ne sera pas suffisant. Si le chemin de son cœur passe par son estomac, m’assurer d’avoir du salé sous la main, et des frissons à partager. Mieux vaut ne jamais manquer de l’un ou de l’autre.
Devant le volailler, James me propose du foie gras pour le pique-nique, mais je décline avec un sourire — un luxe que je m’autorise rarement, par conviction plus que par goût, eu égard au bien-être animal. D’un hochement de tête tranquille, il entérine ma décision sans un mot de plus — une compréhension muette, mais pleine de respect.
Pour alourdir notre panier déjà bien garni : des olives vertes provençales dégotées chez l’épicier ; une tablette de chocolat noir à 75 %, issue de fèves du Costa Rica — — terre familière à James qui m’évoque ses trois voyages là-bas ; une bière brune artisanale, au profil malté, vieilli en barrique de whisky, bien évidemment — comme le proclame l’étiquette. La tentation était trop forte pour l’amateur ravi à mes côtés. Sans grand amour pour le houblon, autant confier son choix à James, bien plus qualifié pour l’apprécier. Pour ma part, j’attrape une bouteille de limonade pétillante, préférant des bulles, mais sans l’étreinte de l’alcool.
Au royaume des douceurs, nos divergences éclatent. Face à la vitrine du pâtissier, ses envies de praliné et mes rêves fruités ont du mal à se rejoindre.
— Franchement, leur pavlova est un pur délice. Et la tarte au citron meringuée… tu n’imagines même pas, glissè-je, un sourire en coin.
— Ah, ça, j’ai bien compris que tu aimais le citron, commente-t-il avec un clin d’œil.
— Il n’y a pas que le chocolat dans la vie, James, rétorquè-je gentiment.
Il rit, mais son attention dévie déjà vers les macarons, et plus particulièrement sur ceux au chocolat noir, ses papilles visiblement plus enclines à l’amertume qu’à l’acidité.
— Alors, pourquoi pas un assortiment ? Chacun sa préférence et tout le monde content, propose-t-il.
— D’accord, dans ce cas, je vais opter pour celui à la framboise, celui au cassis violette et… celui au praliné, si tu n’y vois pas d’inconvénients, réponds-je avec un léger enthousiasme.
— Pas un petit citron-yuzu pour l’aventure ? me chambre-t-il, une pointe de taquinerie dans la voix.
— Non. Juste pour t’embêter, je lui lance en faisant la grimace.
James interpelle la vendeuse pour lui faire part de notre choix.
— Sept macarons, donc : framboise, cassis-violette et praliné pour madame, annonce-t-il en me coulant une œillade mutine. Et pour moi, café…
Il s’interrompt, puis pivote vers moi, l’air faussement innocent :
— D’ailleurs, tu m’en dois un.
— Ah bon ? Pourquoi ?
— Parce que, ce matin, au lieu de prendre le petit déjeuner, madame a voulu qu’on traîne au lit et qu’on se frotte les cheveux dans le bain, me notifie-t-il d’un ton nonchalant et mielleux. Une sacrée manière de démarrer la journée, n’est-ce pas ?
Le salaud ! C’est lui qui était ravi, non, plus que ravi même. Il a savouré chaque seconde, chaque goutte extatique de nos ébats matinaux sous couvert d’un pseudo-bain avec moi. Mais évidemment, la coupable est toute trouvée. M’enrouler dans la cape de sa luxure, en public de surcroit, sous le regard d’une vendeuse curieuse, patiente, et bien trop attentive. Dieu du ciel ! Chaque mot a ricoché jusqu’à ses oreilles ! Je détourne les yeux, les joues en feu. Quel sage conseil m’étais-je donné à propos de la vengeance ? Ah oui, garder son sang-froid et sa dignité, user de finesse et non de fracas, ne pas céder à l’impulsivité… mais là, c’est moi qui suis en train de bouillir.
— Très bien, je prends note de ton objection et je m’engage à ne pas récidiver. Maintenant, tu veux bien éclairer la dame sur la suite de tes envies sucrées, s’il te plait ?
James se drape dans un calme de façade. Sa sérénité feinte ne trompe personne — le feu malicieux de ses prunelles le trahit sans vergogne. Il se tourne vers la vendeuse, le sourire en embuscade, et reprend son énumération :
— Toutes mes excuses. Alors, pour moi, ce sera : café, caramel, chocolat… et citron.
Je réprime à peine un sourire lorsque « citron » roule sur sa langue. Je devine l’intention derrière ce choix, et la tendresse diffuse me réchauffe jusqu’à l’âme.
Néanmoins, mon visage demeure lisse, malgré la danse de mes pensées. Après tout, il semble résolu à me pousser à bout, avec son air de diable angélique. Il ne me fera pas craquer, même si la corde commence à vibrer dangereusement. Ses audaces verbales déplacées — enfin, en public du moins, car, passé les portes closes, la pudeur ne m’étouffe pas — loin de m’irriter, réveillent une fébrilité délicieuse et l’envie brûlante de jouer à armes égales. Ce mordant, cet humour taquin, l’esprit frondeur, voilà pourquoi il m’a prise au piège il y a des mois.
— Tu rêves si tu crois pouvoir m’acheter avec un simple macaron, signifiè-je en réduisant la distance entre nous.
À une respiration près de mes lèvres, il riposte :
— Tu es déjà à moi, Victoria, avec ou sans macaron…
Il capture mes lèvres, y laissant la morsure légère d’un frisson. La chaleur de nos souffles mêlés enflamme mes sens. J’adore cette petite joute verbale entre nous. Je lui oppose un regard tranquille, mais la tempête tambourine sous mes côtes.
— Tu devrais tempérer cet accès de confiance, James. Cette audace pourrait bien te jouer des tours.
Je lui décoche une moue de défi, consciente que ce jeu d’esquives attise les braises entre nous. Derrière mes airs bravaches, cette vérité nue se cache : son attention à mon égard m’émeut plus que je ne veux l’admettre.
On récupère notre boîte de petites douceurs. Nos bras commencent à crouler sous le poids des emplettes.
— On a tout bon ? demandè-je rapidement.
— On a surtout exagéré, ricane-t-il en soupesant les sacs.
— Il n’y en a jamais trop. Et puis, dois-je te rappeler que c’est toi qui t’arrêtes à tous les étals ? À moins que tu insinues que les forces te manquent pour porter toutes ces poches…
James grogne avant de froncer les sourcils, faussement vexé.
— Porter des sacs, c’est rien… Si t’as l’intention d’évaluer mes capacités, je te suggère un test plus… intéressant. J’ai en tête de soulever quelque chose de bien plus captivant.
Ses mots flottent dans l’air, suspendus, mais l’étincelle de ses yeux parle plus que ses lèvres. La fièvre de son regard m’enserre, me fait tanguer sur le fil de ma propre maîtrise. Pas besoin d’être une lumière pour saisir toute la nuance de ses paroles ni les circonstances dans lesquelles il se verrait, disons, me soulever. Il se détourne, laissant un parfum de victoire dans l’air, tandis qu’une bouffée de chaleur envahit mes joues. Décidément, en privé, j’assume, en public, et avec zéro gramme d’alcool dans le sang, je botte en touche.
— Alors, où est-ce qu’on va maintenant, Miss Poids Plume ? me demande-t-il avec un rictus crapule, tout en me prenant un sachet des mains.
— Un dernier détour avant de partir, si tu veux bien, je l’informe en nous orientant vers l’un de mes repaires favoris.
— Encore des sucreries ? me tance-t-il, un sourire dans la voix.
— Oui, mais pas n’importe lesquelles.
Le stand en question, une petite épicerie-traiteur, se trouve à la lisière du marché. Lorsque nous l’atteignons, le spectacle de tous ces produits familiers et spécialités avec lesquelles j’ai grandi, me met instantanément du baume au cœur. James capte tout de suite la signification de cette halte.
— Je sens que je vais encore faire flamber ma carte ici. Tu sais parfaitement que je ne vais pas résister, n’est-ce pas ?
— Tu en as déjà mangé ? je l’interroge, ma curiosité piquée.
— Bien sûr. Lors de mes séjours à Nazaré. Ces petits flans sont un régal.
— Ah non, je t’arrête tout de suite !
Je lui lance un regard catégorique. Parce que j’en ai marre que les gens comparent l’incomparable.
— Ce ne sont pas des petits flans, mais des pasteis de nata. C’est pour ma famille, pour la Toussaint. Je les aurais bien cuisinés moi-même, mais le temps me manque.
— Pour ta famille, hein ? Et moi alors ? se lamente-t-il. Je ne suis pas contre une petite dégustation.
Il s’avance d’un pas, la tentation l’appelant.
— En fait, oublie. Je vais m’en prendre un moi-même, histoire de ne pas passer à côté de l’occasion !
D’un pas résolu, il se dirige vers la caisse, et interpelle Carla. Elle le salue avec amabilité, avant de remarquer ma présence lorsque j’apparais au côté de mon partenaire du jour.
— Ah, Vitória ! Ça faisait longtemps ! Comment tu vas ?
Je lui réponds chaleureusement, heureuse de la revoir aussi. S’en suivent quelques mots échangés entre nous sous le regard hâtif de James, qui, tout en affirmant que ça ne le dérange pas, n’attend qu’une chose : savourer son flan. Amusée par son impatience, je lui tire la langue lorsque Carla s’éloigne pour lui présenter la pâtisserie vedette.
James l’engloutit en un clin d’œil.
— T’aurais pu mâcher quand même ! le savonnè-je avec humour.
En vrai, il est adorable avec ses yeux qui pétillent de satisfaction.
— Je me rattraperai avec le prochain, me répond-il, la dernière bouchée à peine avalée.
Carla et moi rions de bon cœur. J’en profite pour lui réclamer une douzaine de pasteis de nata — non, treize, pour que James puisse avoir son deuxième en-cas —quand une idée germe dans ma tête. Isla, la sœur de James, adore les pâtisseries.
Peut-être pourrais-je lui en offrir une boîte, un petit geste pour briser la glace ?
Depuis ce que j’appellerais notre « rupture », ou du moins cette distance imposée, avec son jumeau, j’ai pris soin d’éviter tout contact avec elle — ni messages, ni réseaux, ni même ces brunchs et cafés qui nous réunissaient. La situation était trop délicate, et je n’étais pas prête à la croiser sans craindre que la douleur du rejet causée par son frère ne ressurgisse.
Pourtant, aujourd’hui, je ressens ce besoin irrésistible de renouer. Après tout, indépendamment de leur lien de sang, j’avais vraiment accroché avec Isla. Nos rencontres, après le départ de James pour l’Écosse, regorgeaient de rires et de complicité, et j’étais certaine qu’une amitié sincère naissait entre nous. Elle mérite au moins une explication, que, j’espère, elle comprendra. Il est grand temps de mettre fin à cette situation suspendue. Offrir ces pâtisseries pourrait être une première pierre à l’édifice de la réconciliation.
— Carla, tu pourrais m’ajouter quatre pasteis supplémentaires dans une deuxième boîte, s’il te plait ?
— Pas de souci ! Mais vu que tu as quasiment tout pris, je vais devoir aller chercher plus de stock, m’expose-t-elle.
— Merci, t’es une perle !
Tandis que Carla s’éclipse, je reporte toute mon attention vers mon bel Écossais. Mes paumes coulissent sur ses bras, avant de se poser sur sa nuque, mon corps se rapprochant du sien de manière suggestive. Les sacs entravent James, qui ne peut réagir à ma proximité. Tiens, ça me donne une petite idée.
— Finalement, tu as craqué, on dirait ! intervient-il. Avec ces pasteis de nata en plus des macarons, on va vraiment frôler l’overdose de sucre, non ?
Il ne croit pas si bien dire. Profitant de l’absence de Carla et du calme alentour — aucun client susceptible de surprendre mon manège — je pivote légèrement, nous plaçant dans une posture plus intime. Me hissant sur la pointe des pieds, je me penche vers son oreille et murmure :
— Et si on tirait parti de cette pause pour rendre les choses un peu plus… intéressantes ?
Un frisson de surprise parcourt son corps, et je sens son cœur s’accélérer contre moi. Il tourne la tête vers moi, son regard s’intensifiant.
— Intéressantes, comment ? réagit-il, un brin joueur.
Je lui offre un sourire mystérieux, sachant que je tiens son attention en éveil.
— Je crois qu’il est temps de reprendre contact.
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