CHAPITRE 34.1 * JAMES

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PIQUE-NIQUE

* *

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J.L.C

♪♫ THOSE EYES NEW WEST ♪♫


— “Quand est-ce que tu pars chez tes parents ?” je lui demande en attrapant une tranche de saucisson.

Elle lève les yeux vers moi, un sourire radieux illumine son visage tandis qu’elle porte l’olive qu’elle vient d’extirper du bocal à sa bouche.

— “Demain, probablement dans l’après-midi”.

Je mâche lentement, un goût poivré se répand sur ma langue avant qu’un bout de noix croque sous ma dent. Mais ce n’est pas suffisant pour calmer le nœud qui se forme dans gorge. J’attrape ma bière, avale une lampée, espérant que ça aide à dissiper mon trouble grandissant.

Trois jours ? Quatre ? Ou plutôt une semaine ? Je ne peux pas faire comme si ça m’était égal.

— “Et quand est-ce que tu reviens à Toulouse ?”

Merde… Moi qui essayais de paraitre détendu, l’intonation cassante de ma voix vient de faire voler en éclats mon masque de façade. Je me redresse et me racle la gorge pour tenter de faire croire que mon agitation vient d’une position inconfortable.

Elle hésite, me regarde un instant avant de répondre. Elle sait où je veux en venir, c'est sûr.

— “Et bien...”, commence-t-elle en jouant distraitement avec une miette de pain. “Je suis en vacances, donc je n’ai pas d’impératif. Lauriane ne remonte à Paris qu’en fin de semaine. Comme le climat est encore agréable, on a prévu une journée à la mer entre cousins jeudi. Mon frère Gabriel et sa copine Cassandra seront parmi nous, tout comme Andrè qui vient avec Joël. Je pense qu’en tout, on sera une dizaine. On voulait en profiter un peu, vu qu’on n'a pas eu l’occasion de se voir beaucoup cet été.”

Elle sourit à nouveau, mais tout ce que j’entends, c’est "je ne vais pas la voir". Trois jours durant. Minimum.

J'acquiesce, fais mine de trouver ça normal. Cool. Un mot lancé sans conviction. Qui me coûte énormément. Je prends une autre gorgée de ma brune, et, pour occuper mes mains, commence à nous préparer des tartines, espérant détourner son attention — mon attention — de cette impression désagréable.

— “Tu veux tester lequel ?”, je lui lance en désignant les différentes tranches de saumon fumé.

— “Ail des ours”, répond-elle en chipant du saucisson.

Elle a toujours ce petit sourire, paisible, alors que moi, je suis déjà en train de calculer combien de temps, je vais devoir me tenir à distance, combien de battements de cœur avant que la séparation ne devienne insupportable et combien de minutes avant que je craque et tente de la retenir.

Je pose délicatement le saumon sur une tranche de pain que j'ai coupé dans la longueur. Heureusement que Victoria avait un canif dans son sac.

Je ne devrais pas être surpris. C’est une femme prévoyante, méthodique, un poil manique du contrôle, mais ce sont des traits que j’admire chez elle. Tout est pensé à l’avance, parfois dans les moindres détails, comme lorsqu'on est parti deux jours à Biarritz et qu’elle a insisté pour qu'on embarque des trucs “au cas où” et des machins “sait-on jamais”. Elle a besoin d’avoir un plan B pour chaque éventualité.

Le canif ? Une arme de plus dans son arsenal de femme organisée. Mais une partie de moi n’est pas totalement rassurée. Le monde devrait être un endroit où elle n’a pas à transporter une lame pour se sentir en sécurité. Or, ce n'est pas le cas. Je pense au porte-clé rose en forme de poing américain que ma sœur conserve sur elle et la bombe au poivre qu’elle dissimule dans ses affaires. Toutes les deux ont appris à être sur leurs gardes. Ça me fout en rogne. Elles ne sont pas des exceptions ; c’est devenu la norme. Pas parce qu’elles sont paranoïaques, mais parce qu’elles vivent dans une société qui leur impose ces réflexes de survie. Non, en fait, ça me révolte.

Victoria attrape la tartine que je lui tends en se léchant le pouce droit. Elle me remercie avec sa voix douce et veloutée qui semble rendre tout plus léger, mais moi, je suis encore dans mes pensées. Quand elle croque dedans, j’observe chacun de ses gestes, comme si je cherchais à capturer un moment de paix au milieu de mes réflexions. Elle est là, juste devant moi, à quelques centimètres. Et pourtant, je ne peux pas m'empêcher de penser à ce monde qui nous sépare.

— “T’a déjà pensé à prendre des cours de self-défense ?”

Les mots sortent avant que je ne les contrôle, trahissant mon inquiétude. C’est plus fort que moi.

Mais lorsque je regarde Victoria, je suis étonné de voir un fin changement dans son regard, une étincelle de surprise — ou d’effroi ? — qui lui fait détourner les yeux. Elle cherche ailleurs. Une ombre passe rapidement sur son visage, presque imperceptible, mais je la vois. Sa main qui époussetait des miettes sur ses cuisses s’immobilise. Elle tente de garder son sourire, mais il vacille, juste l’espace d’un instant. C'est subtil, mais suffisant pour me mettre en alerte.

— “Des cours de self-défense ?” répète-t-elle d'une voix calme, mais cette fois-ci, il y a une nuance dans son ton que je n'arrive pas à saisir complètement.

Je ne comprends pas pourquoi cette simple question semble la troubler, mais je perçois cette fine tension, cette hésitation à peine dissimulée. Je reste silencieux, l’observant. Elle tente de se recomposer, de reprendre contenance en haussant les épaules.

— “Tu veux que je prenne des cours pour t’apprendre à te défendre contre moi ? James, tu sais bien que j'arrive à te mettre à terre sans problème...”

Son ton est moqueur, ses paroles empreintes de séduction. Elle se glisse derrière un masque de légèreté, un voile d'humour, pour cacher son jeu. Je le sens. Ce sourire, bien que mutin, n’atteint pas ses yeux.

Je prends à mon tour une bouchée. Les saveurs explosent sur ma langue — le fumé rosé, le pain croustillant, les épices légèrement piquantes. C’est un mélange parfait, mais, mon appétit s’évapore peu à peu. C’est dommage, parce que j’étais mort de faim et si heureux de partager ce pique-nique avec elle. Je voulais profiter de chaque seconde. Mais des nuages sombres viennent d’obscurcir ce moment idyllique. Notre séparation à venir. Sa gêne passagère.

Je grignote mécaniquement, tout en continuant de l’examiner, en espérant que mon expression ne trahisse rien et cherchant à comprendre ce que je viens de voir passer sur ses traits. J’ai un mauvais pressentiment, un peu comme la fois où je l’ai questionné sur le rouge à lèvre. Je pourrais laisser passer, respecter son besoin de garder certaines choses pour elle. Mais une petite voix me souffle qu’il y a peut-être quelque chose de plus. Et si je ne demande pas, je vais le regretter.

Je décide de creuser dans ce sens. Après tout, vaut mieux ça plutôt que tout gâcher le avec mon humeur massacrante et mon obstination à vouloir la retenir comme un gamin pourri gâté. D’ailleurs, je n’en ai pas le droit. Je devrais m'estimer heureux d’être à ses côtés.

Je repose délicatement ma tartine et, avec toute la douceur et la sincérité que je peux rassembler, je me lance :

— "Vi, si… s’il y a quelque chose dont tu veux me parler, je suis là. Je ne veux pas te pousser, mais sache que tu peux tout me dire."

Je guette sa réaction. J’espère ne pas être allé trop loin, mais mon inquiétude me rattrape, s’impose d’elle-même. Peut-être que ce n’est rien. Peut-être que je me fais des idées. Je préfère m’en assurer.

Elle me fixe un instant, comme si mes paroles la traversaient. Son sourire revient, mais cette fois, il est parfait. Maîtrisé. Ses yeux dorés, ancrés dans les miens, sont apaisants. Détachés. Elle inspire doucement, laissant planer un moment de silence avant de réfuter :

— “Il n'y a rien, James. Tout va bien.”

Elle ponctue sa réplique d’un rictus rassurant, puis change de sujet avec une fluidité déconcertante.

— “Alors ton verdict, monsieur le connaisseur ?”

Elle me parle du saumon. J’accepte sa transition, sentant que je ne peux pas creuser davantage. Pour le moment. Parce que si elle son sourire cache des larmes, je les effacerai. Si une ombre plane sur elle, je la traquerai. Si quelqu'un lui a fait du mal, je l'achèverai. Même si c'est moi...

— “On a pas été trompé sur la marchandise”, affirmè-je sur un ton nonchalant déguisé. “C’est un très bon fumage avec un assaisonnement intéressant. Je note l’adresse.”

J’espère vraiment que mes paroles dissimulent suffisamment le tumulte qu'elle suscite en moi.

— “Dans ce cas, je suis ravie qu'on ait ramené un petit bout d’Écosse dans notre panier. Va tu te laisser tenter par le Rocamadour ?”, me demande-t-elle en déballant les petits fromages de chèvres.

Je lui lance un regard curieux alors qu’elle manipule délicatement les petits lactés, son doigt glissant sur la croûte moelleuse. Cette simplicité, cette manière dont elle se plaît dans l’instant présent, me captive.

— “Bien sûr”, je réplique d’une voix calme et feutrée.

Elle dépose le petit paquet sur le sac en toile situé entre nous, puis attrape baguette et canif, découpant deux tranches nettes. Elle sectionne ensuite le fromage en deux, glisse les morceaux sur le pain et me tend son sésame. J’ai l'impression d’être soumis à une épreuve gustative, comme si ma capacité à apprécier ce mets allait déterminer mes compétences gastronomiques, ou, plus stressant encore, définir si je suis digne de faire partie de sa vie. Je souris intérieurement, mais accepte le challenge.

— “Je ne t’en voudrais pas si tu n’aimes pas,” précise-t-elle en me dévisageant, “Mais je te préviens, il y en aura toujours dans notre frigo.”

À sa remarque, une vague d’émotion me traverse, mon cœur rate un battement. Est-ce qu’elle vient d’insinuer ce que je crois ? Je la scrute attentivement, cherchant des indices sur son visage angélique, mais je ne déchiffre qu’une petite étincelle tranquille dans ses yeux ambrés. Un instant, je cligne les miens, me demandant si Moi, j’ai bien capté la portée de ses mots, ou si mon esprit fait trop de bruit, interprétant des sous-entendus qu’elle n’a jamais voulu formuler.

Je choisis de saisir cette occasion pour sonder le terrain, cachant ma curiosité derrière une question innocente, sous couvert d'en savoir plus sur ses goûts. Je déguste son précieux fromage avant de lui concéder, que le Rocamadour, fort en caractère, ne me déplaît pas. Et j’enchaine :

— “Qui aura-t-il d’autres dans notre frigo ?”

Je suis prudent, mais j’insiste subtilement sur le pronom. Je veux percer le mystère de ses pensées et découvrir ce qu’elle envisage vraiment.

— “Et bien, des fruits et des légumes, bien sûr. Et en été, du melon, tous types de melons, je les adore. Des citrons. Du beurre, c’est indispensable. De la confiture...”

Victoria n’a pas relevé. Tant pis. Elle continue de dérouler sa liste, les yeux brillants, comme si chaque élément représentait un petit bout de son quotidien. Elle bifurque sur les placards, le cellier, heureuse de partager ainsi ses préférences culinaires. Je l’écoute, un sourire en coin, admirant la façon dont elle se projette dans ce tableau si ordinaire, mais qui, pour moi, prend une résonance tout autre.

Je m’envoie quelques grains de raisin au passage. Elle, elle dévore les olives. Je replace doucement une mèche blonde derrière son oreille, lui frôlant la joue au passage, lorsqu’elle s’échine à me couper une nouvelle tranche de pain. La sensation de sa peau et le soyeux de ses cheveux sous mes doigts est électrisante. Je ne veux pas qu'elle s'en aille. Même pour quelques jours. Même pour quelques heures.

Il faut que je lui parle, que je lui dise que je souhaite qu’elle reste, mais les mots se coincent dans ma gorge, comme si un mur invisible s’élevait entre nous. Non, ce n'est pas tant que je veuille qu'elle demeure ici, c'est juste que je n'ai pas envie d'être éloigné d'elle. Prends-moi dans tes bagages, hurle mon cœur. De toute manière, je finirais par les rencontrer tes parents. Je me fiche de ce qu'ils penseront de moi. Non, je ne m'en fous pas. Si. J’aime leur fille donc ils… Non, je vais rendre leur fille heureuse alors leurs regards sceptiques disparaitront, leurs attentes seront comblées et la promesse d’engagement sera scéllee lorsque je… Mon Dieu, est-ce que je suis vraiment en train de m'imaginer lui passer la bague au doigt ?

Je ne me marierai jamais. Je me le suis juré. Je resterai près d'elle pour l’éternité, je lui proposerai un contrat pour la sécuriser, mais pas de putain de cérémonie à la con ! Pas de smoking noir et blanc, de nœud pap à la noix, de compositions florales en cascade avec des cristaux Swarovski clinquant, de wedding cake à la liqueur de framboise et fleur de sureau qui donne la gerbe, de chorégraphie millimétrée au souffle prêt avec des portées acrobatiques de mes deux, de feux d'artifice à dix mille balles parce qu’il y a des cœurs rouges trop romantiques, et surtout pas de Phamtom Limo tape à l’œil 14 passagers blanche dégueulasse… Non, plus jamais !

Si elle veut une bague, je lui achèterai des bagues pour l'annulaire, l’auriculaire et même les orteils si ça existe. Je lui offrirai tous les châteaux en Espagne de ses rêves, mais un mariage, avec tout le cérémonial pompeux, pleins de fanfaronnades et d’extravagances toutes plus superficielles et dérisoires les unes que les autres… Non, ce n'est pas la manière dont l'amour doit être célébré…

Je préfère imaginer une vie ensemble, loin de ces frivolités et de ce matérialisme à la mords-moi-le-nœud. Une existence remplie de moments simples et sincères, de souvenirs qui ne nécessitent aucune mise en scène. Un amour qui brille par sa simplicité, sans avoir besoin de grandes déclarations ni de feux d'artifice.

Je ne me l'explique pas, mais je sens que Victoria partage cette vision. Ce que je connais déjà sur elle, sur ses aspirations, ses rêves d'avenir, sa personnalité, j’espère de tout mon cœur que nous serons sur la même longueur d'ondes. Dans ses gestes, dans la façon dont elle s’investit dans nos moments ensemble, je perçois cette connexion, ce besoin d’authenticité, ces instants qui ne se mesurent pas à l’aune des conventions.

Par exemple, je comprends à quel point sa famille compte, et je me réjouis qu'elle puisse se ressourcer parmi les siens pendant quelques jours. Après tout, moi aussi, j’accorde une grande importance à passer du temps avec mes proches : ma jumelle, mes parents, mon grand-père Graham, qui m'a tant appris. Tout le monde dit que je suis son portrait craché. Les photos le prouvent. Si je pouvais prendre l’avion demain, pour le rejoindre, je le ferais.

L’Ecosse me manque déjà. C’est mon chez-moi. J'apprécie la ville rose, avec son climat tempéré, son ambiance jeune et festive, ses opportunités professionnelles. Toulouse, avec ses ruelles en briques et ses places ensoleillées, a ce charme méditerranéen que je ne connaissais pas à Édimbourg. Le contraste entre les deux villes est saisissant, mais pas plus que le choc de mon année californienne. Seulement voilà, à l’idée d’être loin de mes terres ancestrales, mon coeur se serre.

Ma vie est sur le point de prendre un tournant radical avec mon déménagement ici. Je sais qu’un jour, j’y retournerai, dans quelques années. L’appel des landes brumeuses et des lochs scintillants sera irrésistible. Je ne me vois pas vieillir ailleurs. Je ne veux pas y penser, mais il y aura le domaine à reprendre, à préserver. J’y fonderai ma famille et je la verrai évoluer parmi les paysages entre terre et mer de l’Argyll, mes racines, ma culture, tout ce qui fait partie de moi.

Victoria sera de l’aventure, figurera dans ce tableau, j'en ai l'intime conviction. La main qui glisse dans la mienne, le cœur qui bat contre ma poitrine, les yeux qui me fixent tous les matins, ce sera elle et personne d'autre.

Alors, je dois faire preuve de patience, arrêter de jouer les mufles, accepter qu'elle parte chez ses parents sans laisser paraître mon affliction. Je prends une profonde inspiration et referme d'un coup de pied la porte de mes peurs, me promettant de rester fort pour elle, m'accrochant à la certitude de son retour.

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