CHAPITRE 34.1 * JAMES
PIQUE-NIQUE
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J.L.C
♪♫ THOSE EYES — NEW WEST ♪♫
— Quand est-ce que tu pars chez tes parents ? lui demandè-je, l’air détaché, en attrapant une tranche de saucisson.
Merde… Moi qui m’efforçais de paraitre détendu, voilà que l’intonation cassante de ma voix vient de pulvériser l’illusion de ma sérénité. Je me redresse, me racle la gorge dans une tentative désespérée de dissimuler ce qui gronde en moi. Peut-être que mon trouble passera pour un ajustement maladroit dû à une position inconfortable.
Elle lève les yeux vers moi. Un sourire radieux illumine son visage. Le soleil darde ses cheveux d’éclats dorés, et je reste figé un instant, suspendu à ce tableau parfait. Ses doigts tiennent une olive encore luisante, qu’elle fait rouler entre ses lèvres avant de la happer. Bordel… Ses lèvres… Foutue obsession. Est-ce que je suis à ce point prisonnier de leur courbe ? Comme si je n’avais pas d’autre occupation que d’imaginer leur contact sur les miennes.
— Demain après-midi.
Je mâche lentement. Un goût poivré se répand sur ma langue, mais le nœud dans ma gorge refuse de se délier. Une noix craque sous ma dent ; le bruit sec résonne trop fort dans le silence de mes pensées. J’avale une gorgée de bière, le regard rivé sur le métal de la capsule abandonnée sur le sac en toile. Froide, amère, la boisson n’éteint pas le feu de mes émotions.
Trois jours. Trop accaparée à la convaincre de partir en week-end avec moi ce matin, j’ai même pas calculé qu’elle serait absente le reste de la semaine. Une pulsation sourde monte dans ma poitrine. Comment pourrais-je prétendre que ça m’est égal ?
— Tu vas faire quoi de beau là-bas ?
— Eh bien…, commence-t-elle en jouant distraitement avec une miette de pain. Comme la météo est clémente, on a prévu une excursion en catamaran vendredi. Les occasions de réunir toute la famille sont si rares… alors on en profite dès qu’on peut.
Elle sourit de nouveau, les joues rosies par le soleil, et cette lueur devrait suffire à réchauffer mon cœur. Sauf qu’au lieu, je n’entends que : « Je ne vais pas la revoir avant samedi ». Trois jours d’absence. Trois jours où je serai exclu de son monde. C’est dérisoire comparé aux deux mois écoulés et pourtant... voilà que je transforme ça en apocalypse…
— On sera entre cousins. Les huit Saint Clair, Andrè aussi, plus les copains et copines de chacun.
Les phrases s’enchaînent, enjouées et innocentes. Une vie parallèle où je n’existe pas. Et moi ? Est-ce que je fais partie de cette catégorie ? « Copain »… Est-ce que ce titre pourrait m’être attribué à l’avenir ? Dès aujourd’hui ? En tout cas, j’ai postulé pour. À elle de me décerner le rôle.
J’acquiesce à ces répliques, fais mine de trouver ça normal. Cool. Un mot lancé sans conviction. Qui me coûte énormément. Je bois une autre gorgée de ma brune, un peu pour occuper mes mains, un peu pour m’empêcher de la supplier de m’embarquer dans ses bagages.
— Pas trop froid pour naviguer, en novembre ? questionnè-je encore après qu’elle ait énoncé ses compagnons d’aventure.
— Gabriel dit toujours que le vrai plaisir, c’est de braver le froid et le vent pour savourer un peu de calme, loin de tout.
Je l’imagine sans peine, ce frère intrépide que je n’ai jamais rencontré qu’en photo. Un gars solide, grand, et blond comme elle, joueur de rugby, si ma mémoire est bonne. L’attrait du défi, l’appel de l’aventure, le frisson des éléments : rien d’étonnant à ce qu’il conquière les flots. On parlerait le même langage.
— C’est lui qui pilote, j’imagine ?
Elle opine, une lueur de fierté dans le regard.
— Évidemment, c’est un passionné. Impossible de l’empêcher de prendre la barre.
— Le bateau est à lui ?
— Oui.
— Donc, la mer, vous avez tous ça dans le sang ?
— On peut dire ça. Gabi vit pour naviguer. Bastien ne jure que par la natation et les compétitions. Et moi…
Elle laisse planer un silence, un sourire au coin des lèvres.
— Un peu de tout. Tant que j’ai les pieds dans l’eau.
— Sauf le surf, glissé-je avec un clin d’œil.
Son rire jaillit, franc et léger, emportant avec lui un peu de mon trouble.
— J’ai pas dit mon dernier mot. Un charmant moniteur m’a proposé quelques leçons privées. Il a l’air de vouloir prendre ce défi à bras le corps, et je crois qu’il ne lâchera pas l’affaire de sitôt.
Je joue l’étonnement, haussant un sourcil.
— Ah, un professeur dévoué, hein ? J’espère qu’il a de bons moyens pédagogiques et des nerfs d'acier, parce qu’avec une élève comme toi, il devra faire preuve de persévérance… et d’une sacrée discipline pour te résister.
Parce qu’avec Victoria en surfeuse, cheveux mouillés, sourire éclatant, peau dorée par le soleil et sel sur la langue, il faudrait avoir la volonté d’un moine pour ne pas rêver d’être sa planche, son océan, et chaque foutue vague qu’elle chevauche.
— Oui, je pense qu’il a bien conscience que ça va être un travail de longue haleine. Reste à voir si sa méthode sera aussi efficace que son autorité.
— Un prof compétent et patient, ça peut faire des miracles.
Son regard croise le mien et un rire léger chatouille mes oreilles.
— Oh, je ne doute pas de son implication, mais plutôt de sa... concentration. Il a tendance à se laisser distraire facilement, ajoute-t-elle en penchant la tête, les yeux pétillants de malice.
— Ah oui, quel genre de distraction au juste ? m’amusè-je.
— Par exemple…
Sans prévenir, Victoria se redresse et glisse doucement ses lèvres contre les miennes, un baiser furtif, aussi rapide qu’une caresse.
— Dis-moi, est-ce que ça te déconcentre, toi aussi ?
Carrément ! Une bouffée de chaleur m’envahit. Mes doigts se resserrent sur l’herbe, cherchant un peu de stabilité alors que tout en moi veut céder à ce rapprochement.
— Tu as l’intention d’embrasser ton moniteur pendant les leçons ? Je te croyais plus rigoureuse.
Sa bouche s’étire, énigmatique, tandis que ces doigts remontent le long de mon avant-bras.
— Peut-être bien… mais seulement si ça devient nécessaire pour progresser. Un petit sacrifice pour la cause, tu vois ?
Je me penche vers elle, sentant la tension dans l’air.
— Tu n’as pas peur que ça dérape ? Parce que, si tu commences à t’égarer, je vais devoir intervenir.
Elle s’incline à nouveau vers moi, son sourire plus espiègle. Ma main glisse vers son genou.
— Si ses performances laissent à désirer et que je ne suis pas satisfaite, je saurais où te trouver.
— C’est bon à savoir… Je deviens ton « plan B ». Mais je t’avertis, ma technique à moi sera plus… frontale.
— Vraiment ? murmure-t-elle sensuellement.
D’un geste fluide, ma paume se fond contre sa joue, guide sa bouche vers la mienne, avide de transformer le silence en un baiser patient, où tendresse et désir tissent une même fièvre. Une vague voluptueuse disloque mes nerfs, réveillant des éclats de braise sous ma peau. Une plainte suave, fugace, éclot sur ses lèvres, une vibration que je bois comme une promesse. Chaque fibre en moi s’incline à cet appel, asservi à une pulsion plus forte que moi. Nos langues entrent dans la danse, leurs mouvements m’électrisent. Mes doigts plongent dans la soie de ses cheveux, puis se rabattent autour de sa nuque avec une douceur possessive, tandis que ses mains à elle survolent mon cou d’une caresse enivrante. Chaque bruit s’éteint, chaque lumière s’efface, jusqu’à ce que seul le vertige de sa présence m’appartienne encore.
Soudain, l’ombre d’une réalité oubliée ressurgit, et la tempérance referme ses griffes sur mes instincts. D’un souffle tremblant, je mets fin à notre élan, mes paumes se retirant à contrecœur, là où l’envie forgeait déjà son empire. Le murmure du monde réinvestit l’espace, éclate comme des bulles de clonscience et rappele l’évidence : on est en public. Le désir pulse dans mes veines, mais je me restreins — ce n’est ni le lieu ni l’heure pour succomber. Je raconte à mes sens qu’ils auront d’autres heures, d’autres nuits, pour se perdre dans la géographie de son corps et je me sermonne que j’aurai maintes occasions de me repaitre d’elle dans les jours à venir.
Une vérité brutale fend l’euphorie. Merde… non... Trois jours, loin de moi, sans ses rires, ses lèvres, ses doigts errants sur ma peau. Putain, si elle me laisse faire, adieu la Dolce Vita. Notre week-end à Milan se résumera en une bataille entre draps froissés et soupirs étouffés, cloitrés dans la chambre d’hôtel à rattraper ces foutues 72 heures où mes yeux et mes mains se se seron languis de ses courbes. Bonjour l’ivresse charnelle en huis clos, aux oubliettes tourisme et shopping. Une visite guidée ? Plutôt une retraite ardente entre ses bras. Par contre, ce serait vraiment dommage de manquer cette aventure... parce que le seul monde que je veux découvrir est celui qu'elle crée quand elle est près de moi...
J’effleure sa bouche une dernière fois avant de céder à la distance. Mon front vient trouver refuge contre le sien, et nos souffles haletants s’emmêlent dans un écho fragile. Des torrents d’émotions se heurtent en oi, écrasent ma poitrine, un mélange brûlant de passions contrariées, de frustration douloureuse, et d’un soupçon de mélancolie.
Tiré malgré moi hors de son étreinte, je me redresse et, évitant la tentation de son regard, adopte un détachement d’apparat pour suffoquer l’intensité de mes sentiments. Je me penche pour saisir la baguette et commence à nous préparer des tartines, espérant détourner son attention de mon état — enfin, non, la mienne de cette impression désagréable.
— Tu veux tester lequel ? je lui lance, en désignant du bout des doigts les tranches de saumon fumé.
— Ail des ours, répond-elle en chipant un morceau de saucisson d’un geste vif et amusé.
Elle a toujours ce petit sourire — paisible, radieux, intemporel — alors que moi, je décompose déjà les jour à venir : combien de temps je vais devoir attendre pour l’appeler ? Combien de battements de cœur avant que la séparation ne devienne insupportable ? Et combien de minutes avant que je craque et tente de la retenir ?
Je déploie le poisson sur le pain, une manœuvre rendue possible grâce au canif providentiellement tiré de ses affaires — une arme de plus dans son arsenal de précautions raisonnées.
Je ne devrais pas être surpris. Vi est une femme prévoyante, méthodique, virtuose de l’anticipation, impérieuse gardienne du contrôle — autant de traits que j’admire secrètement. Tout est pensé à l’avance, parfois dans les moindres détails, comme lorsqu’on est parti deux jours à Biarritz et qu’elle a insisté pour qu’on embarque des « trucs au cas où » et des « machins sait-on jamais ». Un coup d’avance sur tous les risques, voilà sa manière de défier l’imprévisible. Alors un canif ? Quoi de plus elle ?
Pourtant, une partie de moi n’est pas totalement rassurée. Le monde ne devrait pas être une arène où elle transporte une lame dans son sac pour se sentir en sécurité. Mais c’est la réalité, pas un idéal. Je revois le porte-clé rose de ma sœur, un poing américain déguisé en babiole, et la bombe au poivre enfouie dans son sac. Toutes les deux ont intériorisé leur vigilance, appris à être sur leurs gardes. Ça me fout en rogne. Elles ne sont pas des exceptions mais la norme. Non pas par paranoïa mais parce que notre société tordue les a forcées à adopter ces réflexes de survie. Non, en fait, ça me révolte.
Victoria attrape la tartine que je lui tends, puis se lèche le pouce, distraite. Sa voix, douce et veloutée, glisse sur moi lorsqu'elle me remercie, mais mes pensées s’échappent de nouveau, happées par l’inquiétude. Quand elle croque dedans, j’observe chacun de ses gestes, comme si je cherchais à capturer un moment de paix au milieu de mes réflexions. Elle est là, proche au point que je pourrais compter ses battements de cils. Pourtant, l’invisible frontière d’un monde incertain nous maintient séparés.
— T’a déjà pensé à prendre des cours de self-défense ?
Ma bouche a devancé ma raison, et l’angoisse que je contenais éclate au grand jour. Impossible de me taire.
En croisant son regard, je perçois un léger changement — une étincelle fugace de surprise ou d'effroi ? — qui la pousse à détourner les yeux. Une ombre passe sur son visage, aussi rapide qu’une pensée fugitive, mais je la vois. Sa main qui époussetait des miettes sur ses cuisses s’immobilise. Son sourire, trop parfait, vacille, l’espace d’un instant. Une infime nuance, mais elle est suffisante pour me mettre en alerte.
— Des cours de self-défense ? répète-t-elle d’une voix calme, mais il y a cette inflexion — une hésitation, peut-être — que je n’arrive pas à décoder.
Je ne comprends pas pourquoi cette simple question la trouble, mais cette petite tension m’affecte sans que je puisse l’identifier. Je l'observe en silence. Elle tente de se recomposer, une fausse légèreté dans un haussement d’épaules.
— Tu veux que je prenne des cours pour t’apprendre à te défendre contre moi ? James, tu sais bien que je peux te mettre à terre sans problème…
Son ton est moqueur, ses paroles, empreintes de séduction. Elle se drape d'un voile d’humour, pour cacher son jeu. Mais je vois au-delà : son sourire mutin n'atteint pas ses yeux.
Je prends à mon tour une bouchée de ma tartine. Les saveurs explosent sur ma langue — le fumé rosé, le pain croustillant, les épices subtilement piquantes. C’est un mariage parfait, et pourtant, peu à peu, mon appétit s'étiole. J’étais affamé, ravi de partager ce pique-nique avec elle. Je voulais profiter de chaque seconde. Mais des nuages sombres viennent d’obscurcir ce moment idyllique. L’imminence de notre séparation. Son malaise qui perle.
Je grignote mécaniquement, tout en continuant de l’examiner, en quête de sens dans ce qui a traversé ses traits. Un mauvais pressentiment m'envahit, comme ce jour où je l’ai questionnée sur le rouge à lèvres. Je pourrais laisser passer, respecter son besoin de garder certaines choses pour elle. Mais mon instinct me souffle qu’il y a plus à découvrir. Et si je n’ose pas demander, je le regretterai.
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