CHAPITRE 34.2 * JAMES
J.L.C
♪♫ ... ♪♫
Je décide de creuser dans ce sens. Mieux vaut ça plutôt que de tout ruiner avec mon humeur massacrante et mon obstination à vouloir la garder près de moi comme un gamin pourri gâté. D’ailleurs, je n’en ai pas le droit. L'amour ne rend pas qu'aveugle, mais aussi possessif, dépendant, insatiable et tourmenté. Être à ses côtés, là, tout de suite, devrait déjà suffire à mon bonheur.
La tartine à peine posée, je puise dans chaque fragment de douceur et de vérité en moi pour tenter une approche :
— Vi… si tu as quelque chose sur le cœur, quoi que ce soit, tu peux tout me dire. Je ne veux pas te pousser, mais... je suis là.
Je guette sa réaction. L’inquiétude se faufile, implacable, malgré mes efforts. Ce n’est peut-être qu’une impression, ou une fausse alerte. Mais je préfère m’en assurer.
Elle me regarde un moment, ses yeux dorés absorbant mes mots comme s’ils la transperçaient. Son sourire revient, lisse, impeccable. Maîtrisé. Ses prunelles, ancrées aux miennes, irradient un calme glacial. Sa respiration s’allonge, un souffle qui étire l’instant avant qu’elle réfute :
— Il n’y a rien, James. Tout va bien.
Elle accroche un rictus tranquille à ses lèvres, puis avec une fluidité déconcertante, détourne la conversation.
— Alors ton verdict, monsieur le connaisseur ?
Elle me parle du saumon. J’accepte sa transition, conscient que je n’irai pas plus loin pour l’instant. Mais si ses sourires dissimulent des larmes, je les sécherai. Si une ombre plane sur elle, je la traquerai. Si quelqu’un lui a fait du mal, je l’achèverai. Même si cette personne, c'est moi...
— On a pas été trompé sur la marchandise, affirmè-je sur un ton nonchalant déguisé. Belle fumaison, assaisonnement original. Je note l’adresse.
Mon jeu d’indifférence est mince mais j'espère suffisant pour cacher le chaos qu’elle instille au creux de mes pensées.
— Dans ce cas, je suis ravie qu’on ait ramené un petit bout d’Écosse dans notre panier. Vas-tu te laisser tenter par le Rocamadour ? me demande-t-elle en déballant les fromages de chèvre.
Je lui lance un regard curieux alors qu’elle manipule délicatement les petits lactés. Ses doigts effleurent la croûte tendre. Cette simplicité, cette manière d'habiter l'instant, sans artifice, me captive.
— Bien sûr, répliquè-je d’une voix calme et feutrée.
Le paquet atterrit doucement sur le sac entre nous. Elle manie baguette et canif avec une précision élégante, sectionne le fromage en deux d'un trait net et pose les morceaux sur les tranches de pain découpées. J’ai l’impression d’être soumis à une épreuve gustative, comme si ma capacité à apprécier ce mets allait déterminer mes compétences gastronomiques — ou, plus stressant encore, définir si je suis digne de faire partie de sa vie. Je souris intérieurement, mais accepte le challenge.
— Je ne t’en voudrais pas si tu n’aimes pas, souligne-t-elle en me dévisageant. Mais je préfère te prévenir : ce fromage aura toujours une place réservée dans notre frigo.
Ses mots déclenchent une secousse inattendue. Mon cœur s’emballe, se fige une seconde. A-t-elle vraiment insinué ce que je crois ? Ou mon esprit surchauffé forge-t-il des sous-entendus qui n’existent pas ? Je la fixe, décortiquant chaque nuance de son expression, mais je ne déchiffre qu’une étincelle tranquille dans ses yeux ambrés. Un instant, je cligne les miens, pris dans mes doutes. Ai-je bien compris, ou suis-je le jouet de mes illusions, qui donnent à ses paroles un poids qu’elle n’a peut-être jamais voulu ?
Je choisis de saisir cette occasion pour sonder le terrain, cachant mon intérêt derrière une question innocente, sous couvert d’en savoir plus sur ses goûts. Je déguste son précieux fromage avant de lui concéder que le Rocamadour, fort en caractère, ne me déplaît pas. Et j’enchaine :
— Alors, dis-moi, quels autres trésors occuperont cet espace vital dans notre frigo ?
La curiosité bourdonne en moi. J’insiste sur le « notre » telle une pierre jetée dans l’eau, guettant le moindre remous. Je veux comprendre où son esprit se pose, quel futur elle entrevoit.
— Des fruits et des légumes, forcément. Et en été, du melon, tous types de melons — j'en raffole. Des citrons, toujours. Du beurre, c’est indispensable. De la mousse au chocolat....
Victoria n’a pas relevé. Tant pis. Elle continue de dérouler sa liste, les yeux brillants, comme si chaque ingrédient représentait un petit bout de son quotidien. Elle bifurque sur les placards, le cellier, heureuse de partager ainsi ses préférences culinaires. Je l’écoute, un sourire en coin, admirant la façon dont elle se projette dans ce tableau si ordinaire, mais qui, pour moi, prend une résonance tout autre.
Je picore quelques raisins, sans quitter ses lèvres du regard. Chaque mot y prend racine. Elle savoure une olive, et moi, le soyeux de ses cheveux quand je replace une mèche blonde derrière son oreille, lui frôlant la joue au passage. Le contact, si simple, déclenche une décharge subtile, presque douloureuse de désir. La pensée m’étrangle : je ne veux pas qu’elle s’en aille. Ni quelques jours. Ni quelques heures.
Je dois lui parler, lui dire que je souhaite qu’elle reste. Mais les phrases se coincent dans ma gorge, bloquées par le mur invisible de ma raison qui s’élève pour me protéger de mes propres excès. Non, ce n’est pas tant que je veuille qu’elle demeure avec moi, c’est juste que je n’ai pas envie d’être éloigné d’elle.
Demande-moi de venir, hurle mon cœur. De toute manière, je finirais par les rencontrer tes parents. Qu’ils m’acceptent ou pas, je m'en fiche. Leur opinion m’importe peu. En fait, non, ça compte énormément. Trop, même. J’aime leur fille. Mieux, je vais rendre leur fille heureuse et leurs regards sceptiques disparaitront. Leurs attentes seront comblées et la promesse d’un avenir solide se scellera quand je... Bon sang, est-ce que je suis vraiment en train de m’imaginer passer la bague au doigt à Victoria ?
Je me le suis juré. Le mariage ? Plus jamais. L’éternité à ses côtés ? Sans hésitation. Lui offrir tout le confort et la sécurité du monde, évidemment. Mais pas de putain de cérémonie à la con ! Aucun foutu smoking lie de vin, aucun nœud pap à la noix. Pas de cascades florales à paillettes Swarovski tape-à-l'œil, de wedding cake cinq étages parfumé à la framboise et au sureau qui donne la gerbe. Oublié la chorégraphie millimetrée au souffle prêt avec des portées acrobatiques de mes deux. Le feu d’artifice à dix mille balles avec des cœurs rouges "trop romantiques". Et surtout pas de limousine blanche clinquante, étalant le mauvais goût sur quatorze places. Non, plus jamais !
Si elle réclame des bagues, elle en aura pour chaque phalange, chaque orteil, et même en pendentif s’il le faut. Je lui offrirai tous les châteaux en Espagne de ses rêves, mais un mariage, avec tout le cérémonial pompeux, bourré de fanfaronnades et d’extravagances toutes plus superficielles et dérisoires les unes que les autres… Hors de question. Ce n’est pas ainsi qu’on honore l’amour.
Je préfère imaginer une vie à deux, simple, loin des frasques inutiles et du luxe vide de sens. Une existence tissée de moments vrais et sincères, des souvenirs sans projecteurs ni scénarios. Un amour qui se nourrit de l’ordinaire, pas de grands effets ou de parades. Les discours enflammés, je les garde pour l'intimité.
Je ne me l’explique pas, mais je suis persuadé que Victoria partage ma vision. Tout ce que j’ai appris d’elle — ses rêves, ses aspirations, son caractère — me fait espérer que nos cœurs s'accordent et se comprennent. Dans ses gestes, la manière dont elle s’investit dans notre relation, ces instants qui ne se mesurent pas à l’aune des conventions, je perçois cette connexion, ce besoin d’authenticité, cette envie d’une vie sans fioritures.
Je vois à quel point sa famille compte pour elle, et je me réjouis qu’elle puisse se ressourcer parmi les siens pendant quelques jours. Après tout, moi aussi, je valorise cette proximité avec mes proches : ma jumelle, mes parents, mon grand-père Graham — dont les enseignements donnent un nouveau jour à ma vie — Séan. Si je pouvais, je retournerais en Écosse demain. Mais non, je suis là, à fuir un passé où la drogue gouvernait mon quotidien. La France m’offre une échappatoire, mais l’Écosse reste dans mon cœur.
Toulouse est devenue mon port d’attache désormais. J’apprécie la ville rose, avec son climat tempéré, son ambiance dynamique et festive, ses opportunités professionnelles. Avec ses ruelles en briques et ses places baignées de soleil, elle possède ce charme méditerranéen dont Édimbourg était exempt. Le contraste entre les deux villes est saisissant, bien que pas autant que le choc de mon expérience californienne. Seulement voilà, à l’idée d’être éloignée de mes terres ancestrales, mon cœur se serre.
Mon déménagement ici marque un tournant, une nouvelle page de ma vie. Je sais qu’un jour, dans quelques années, j’y retournerai. L’appel des landes brumeuses et des lochs scintillants m'y ramènera. Vieillir ailleurs ? Impossible. Je refuse encore d’y penser, mais je devrai reprendre et préserver le domaine familial, hérité du titre et des responsabilités. J’y fonderai ma famille et je la verrai évoluer parmi les paysages de l’Argyll, entre terre et mer, là où mes racines plongent, se nourrissent de l’histoire et de la culture.
Victoria sera de l’aventure, figurera dans ce tableau, j’en ai l’intime conviction. La main qui se glisse dans la mienne, le cœur qui bat contre ma poitrine, les yeux qui me fixent chaque matin, ce sera elle, et personne d’autre.
Je dois faire preuve de patience, arrêter de jouer les renfrognés, accepter qu’elle parte chez ses parents sans laisser paraître mon crève-cœur. Je prends une profonde inspiration et referme d’un coup de pied la porte de mes peurs, me promettant de rester fort pour elle, parce que Victoria reviendra.
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